lundi 7 novembre 2011

Roberto Juarroz

Le non-savoir nous sauve toujours,
ce qui déjoue nos filets,
la rose qui s'échappe d'elle-même du rosier,
la figure qui s'évada de la photographie,
le baiser que nous ne pûmes donner à personne. 

Le non-savoir n'est pas une ignorance.
Le non-savoir est un refuge, 
l'asile de la connaissance dépourvue de repère,
une connaissance qui n'est pas la nouvelle d'une chose
mais seulement la nouvelle de l'être.
*
Lorsqu'une année compte déjà
ou un mois, une semaine, un jour,
ou un éclair, les ailes ne sont plus nécessaires
pour que le vol soit,
ni l'arbre pour que les feuilles tombent,
ni plus un mot pour fonder tous les langages.

Presque rien n'est nécessaire.
*
Dans tous les mondes
il y a des images flottantes,
icônes vagabondes
dont le destin est d’aller à la dérive,
figures qui inquiètent les êtres fixes
et les choses attachées.

Mais il est aussi des mondes
faits seulement d’images,
sans ancrages ni ports,
entièrement nomades,
éclats sans racine,
fulguration en fuite.
.
Les paradis perdus n’existent pas.
Le paradis est une chose qui se perd tous les jours,
comme se perdent tous les jours la vie,
l’éternité et l’amour.

Ainsi perdons-nous également l’âge
qui semblait croître
et pourtant diminue chaque jour,
car le compte est à l’envers.
Ou ainsi se perd la couleur de ce qui existe,
en descendant comme un animal bien dressé
marche par marche,
jusqu’à ce que nous soyons sans couleur.

Et comme nous savons au surplus
que les paradis futurs non plus n’existent pas,
il ne reste alors d’autre issue
que d’être le paradis.
.
Il ne suffit pas de lever les deux mains.
Ni non plus de les baisser
ou de dissimuler ces deux attitudes
par tous les mouvements intermédiaires.

Aucun geste ne suffit,
même immobilisé comme un défi.

Ne reste qu’une posture disponible :
ouvrir les mains
comme si elles étaient des feuilles.
.
Ceux qui oublient de pleurer
devront un jour,
en dépit de leur astreinte
revenir à la source.

Ils sentiront un jour
que le manque de larmes
finit par effacer tout visage,
fût-il celui de dieu.
.
Une curieuse passion nous réconforte :
croire que nous disons quelque chose,
quoique nous ne sachions pas bien quoi,
ni pour qui non plus.

Croire que nous disons quelque chose,
contre toute évidence,
c’est chercher le mot de passe
pour ne rien dire
et entrer nous ne savons où.

Et croire ne rien dire
est une autre étrange passion,
aussi réconfortante peut-être
que de croire que nous disons quelque chose.
.
Il ne s’agit pas de parler,
ni non plus de se taire :
il s’agit d’ouvrir quelque chose
entre la parole et le silence.

Peut-être que lorsque tout passera,
y compris parole et silence,
restera cette zone ouverte
comme une présence à rebours.

Et peut-être que ce signe inversé
constituera une mise en garde
pour ce mutisme illimité
où manifestement nous sombrons.
*
Le cœur façonne des cimes,
potier des hauteurs,
mais parfois ces mêmes hauteurs
l’empêchent de descendre.

Prisonnier alors de son propre travail
il se resserre à la limite du retour impossible
et pleut goutte à goutte
sur le temps perdu.

Il y a des vies qui sont comme la pluie.
la pluie est aussi le témoignage
de cœurs captifs dans les hauteurs.
*
Trinquer avec le dernier verre,
non avec le premier.
Trinquer lorsque la coupe est presque vide,
puis attendre un moment,
au cas où quelqu’un partagerait ce toast.

Et si personne ne répond,
trinquer avec la coupe vide
pour pouvoir encore penser
à une coupe postérieure à la dernière.

Et boire ce qui reste.
.
On ne peut pas obturer le passé.

Tout robinet condamné
continue à goutter
l’ombre de ses gouttes.

Le passé goutte.
.
Dieu a perdu son nom.
Peu importe :
le rêve majeur n’a pas besoin de nom.

Pourtant, notre rêve
continuera à chercher ce nom.
Et s’il ne le trouve pas,
il perdra aussi les autres noms.

Pour nommer dieu,
le creux des noms suffit.

Seulement avec le vide,
on peut appeler le vide.
Et recevoir une réponse.
.
On frappe d’un côté de la porte
du dehors vers dedans.
Puis on frappe de l’autre côté,
du dedans vers dehors.
On attend alors les réponses
et aucune n’arrive.

Il se peut que chaque réponse
attende l’autre.
.
Pas de salut : simplement plus de chemin.
Ou rien : l’abolition du chemin.

Et le chemin est douleur.
La guérison serait non-souffrir.
La guérison serait non-chemin.

Seul le non-guérir garde ouvert le chemin.
.
Vivre c’est être en infraction.
A une règle ou à une autre règle.
Il n’y a pas d’alternatives :
ne rien enfreindre, c’est être mort.

La réalité est une infraction.
L’irréalité l’est aussi.
Et entre les deux flue le fleuve de miroirs
qui ne figure sur aucune carte.

Dans ce fleuve toutes les règles se diluent,
toute infraction devient un autre miroir.
.
N’importe quel temps et espace
sert pour que nos mains se rencontrent

Mais l’espace et le temps de la nuit
semblent prédisposés à cela.

L’obscurité n’est pas obscurité
pour mes mains.

L’obscurité est lumière
pour les tiennes.
*
Entre le chemin du oui
et le chemin du non
placer un miroir
qui ne reflète aucun des deux côtés.

Le miroir deviendra chemin
en se couvrant d’autres images
ou en disposant d’autres reflets
pour créer des images.
.
Pensées blessées,
nuages, temps blessés.
Même l’impossible à blesser est meurtri
par des lames ébréchées en liberté.

Ou tout est-il une blessure
en liberté ?

Le vide aussi est une blessure.
.
Le cœur de la nuit cherche
un asile dans la lumière.

Chaque chose
se réfugie dans son contraire.

C’est ainsi qu’existe ce qui existe.

Si s’annulaient les oppositions,
tout cesserait d’exister.

*

Bibliographie



Poésie verticale, éditions Unes, 1990



Quinze poèmes, éditions Unes, 1986


Quatorzième poésie verticale, éditions José Corti, 1997


Quinzième poésie verticale, éditions José Corti, 2002
L'année où Roberto Juarroz nous a quittés..., par Pierre Dubrunquez, Revue Poésie, n°60, 1995


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