samedi 27 décembre 2014

Maurice Merleau-Ponty


La phénoménologie, c’est l’étude des essences, et tous les problèmes, selon elle, reviennent à définir les essences : l’essence de la perception, l’essence de la conscience, par exemple. Mais la phénoménologie, c’est aussi une philosophie qui replace les essences dans l’existence et ne pense pas qu’on puisse comprendre l’homme et le monde autrement qu’à partir de leur « facticité ». C’est une philosophie transcendantale qui met en suspens pour les comprendre les affirmations de l’attitude naturelle, mais c’est aussi une philosophie pour laquelle le monde est toujours « déjà là » avant la réflexion, comme une présence inaliénable, et dont tout l’effort est de retrouver ce contact naïf avec le monde pour lui donner enfin un statut philosophique. C’est l’ambition d’une philosophie qui soit une « science exacte », mais c’est aussi un compte-rendu de l’espace, du temps, du monde « vécus ».
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La phénoménologie se laisse pratiquer et reconnaître comme manière ou comme style, elle existe comme mouvement, avant d’être parvenue à une entière conscience philosophique.
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Je ne suis pas le résultat ou l’entrecroisement des multiples causalités qui déterminent mon corps ou mon « psychisme », je ne puis pas me penser comme une partie du monde, comme le simple objet de la biologie, de la psychologie et de la sociologie, ni fermer sur moi l’univers de la science.
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La perception n’est pas une science du monde, ce n’est pas même un acte, une prise de position délibérée, elle est le fond sur lequel tous les actes se détachent et elle est présupposée par eux.
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La Vérité n’« habite » pas seulement l’« homme intérieur », ou plutôt il n’y a pas d’homme intérieur, l’homme est au monde, c’est dans le monde qu’il se connaît.
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Quels que puissent être les glissements de sens qui finalement nous ont livré le mot et le concept de conscience comme acquisition du langage, nous avons un moyen direct d’accéder à ce qu’il désigne, nous avons l’expérience de nous-mêmes, de cette conscience que nous sommes, c’est sur cette expérience que se mesurent toutes les significations du langage et c’est elle qui fait que justement le langage veut dire quelque chose pour nous.
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Nous sommes dans la vérité et l’évidence est « l’expérience de la vérité ».
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« Toute conscience est conscience de quelque chose. »
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Il ne s’agit pas de doubler la conscience humaine d’une pensée absolue qui, du dehors, lui assignerait ses fins. Il s’agit de reconnaître la conscience elle-même comme projet du monde, destinée à un monde qu’elle n’embrasse ni ne possède, mais vers lequel elle ne cesse de se diriger, - et le monde comme cet individu pré-objectif dont l’unité impérieuse prescrit à la connaissance son but.
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Dans un événement considéré de près, au moment où il est vécu, tout paraît aller au hasard : l’ambition de celui-ci, telle rencontre favorable, telle circonstance locale semblent avoir été décisives. Mais les hasards se compensent et voilà que cette poussière de faits s’agglomèrent, dessinent une certaine manière de prendre position à l’égard de la situation humaine, un événement dont les contours sont définis et dont on peut parler.
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Il faut comprendre de toutes les façons à la fois, tout a un sens, nous retrouvons sous tous les rapports la même structure d’être.
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La rationalité est exactement mesurée aux expériences dans lesquelles elle se révèle. Il y a de la rationalité, c’est-à-dire : les perspectives se recoupent, les perceptions se confirment, un sens apparaît. Mais il ne doit pas être posé à part, transformé en Esprit absolu ou en monde au sens réaliste. Le monde phénoménologique, c’est, non pas l’être pur, mais le sens qui transparaît à l’intersection de mes expériences et de celles d’autrui, par l’engrenage des unes sur les autres, il est donc inséparable de la subjectivité et de l’intersubjectivité qui font leur unité par le reprise de mes expériences passées dans mes expériences présentes, de l’expérience d’autrui dans la mienne.
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Nous prenons en main notre sort, nous devenons responsables de notre histoire par la réflexion, mais aussi bien par une décision où nous engageons notre vie, et dans les deux cas il s’agit d’un acte violent qui se vérifie en s’exerçant.
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Nous faisons de la perception avec du perçu. Et comme le perçu lui-même n’est évidemment accessible qu’à travers la perception, nous ne comprenons finalement ni l’un ni l’autre. Nous sommes pris dans le monde et nous n’arrivons pas à nous en détacher pour passer à la conscience du monde. Si nous le faisions, nous verrions que la qualité n’est jamais éprouvée immédiatement et que toute conscience est conscience de quelque chose. Ce « quelque chose » n’est d’ailleurs pas nécessairement un objet identifiable.
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Il nous faut reconnaître l’indéterminé comme un phénomène positif.
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Il n’y a pas de définition physiologique de la sensation et plus généralement il n’y a pas de psychologie physiologique autonome parce que l’événement physiologique lui-même obéit à des lois biologiques et psychologiques.
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Percevoir n’est pas éprouver une multitude d’impressions qui amèneraient avec elles des souvenirs capables de les compléter, c’est voir jaillir d’une constellation de données un sens immanent sans lequel aucun appel aux souvenirs n’est possible. Se souvenir n’est pas ramener sous le regard de la conscience un tableau du passé subsistant en soi, c’est s’enfoncer dans l’horizon du passé et en développer de proche en proche les perspectives emboitées jusqu’à ce que les expériences qu’il résume soient comme vécues à nouveau à leur place temporelle. Percevoir n’est pas se souvenir.
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La joie et la tristesse, la vivacité et l’hébétude sont des données de l’introspection, et si nous en revêtons les paysages ou les autres hommes, c’est parce que nous avons constaté en nous-mêmes la coïncidence de ces perceptions intérieures avec des signes extérieurs qui leur sont associés par les hasards de notre organisation. La perception ainsi appauvrie devient une pure opération de connaissance, un enregistrement progressif des qualités et de leur déroulement le plus coutumier, et le sujet percevant est en face du monde comme le savant en face de ses expériences.
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L’empirisme ne voit pas que nous avons besoin de savoir ce que nous cherchons, sans quoi nous ne le chercherions pas, et l’intellectualisme ne voit pas que nous avons besoin d’ignorer ce que nous cherchons, sans quoi de nouveau nous ne le chercherions pas. Ils s’accordent en ce que ni l’un ni l’autre ne saisit la conscience en train d’apprendre, ne fait état de cette ignorance circonscrite, de cette intention « vide » encore, mais déjà déterminée, qui est l’attention même.
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L’attention suppose d’abord une transformation du champ mental, une nouvelle manière pour la conscience d’être présente à ses objets.
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Ce passage de l’indéterminé au déterminé, cette reprise à chaque instant de sa propre histoire dans l’unité d’un sens nouveau, c’est la pensée même.
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Il faut mettre la conscience en présence de sa vie irréfléchie dans les choses et l’éveiller à sa propre histoire qu’elle oubliait, c’est là le vrai rôle de la réflexion philosophique et c’est ainsi qu’on arrive à une vraie théorie de l’attention.
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Entre moi qui analyse la perception et le moi percevant, il y a toujours une distance.
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La nature n’est pas de soi géométrique, elle ne le paraît qu’à un observateur prudent qui s’en tient aux données macroscopiques. La société humaine n’est pas une communauté d’esprits raisonnables, on n’a pu la comprendre ainsi que dans les pays favorisés où l’équilibre vital et économique avait été obtenu localement et pour un temps. L’expérience du chaos, sur le plan spéculatif comme sur l’autre, nous invite à apercevoir le rationalisme dans une perspective historique à laquelle il prétendait par principe échapper, à chercher une philosophie qui nous fasse comprendre le jaillissement de la raison dans un monde qu’elle n’a pas fait et préparer l’infrastructure vitale sans laquelle raison et liberté se vident et se décomposent. Nous ne dirons plus que la perception est une science commençante, mais inversement que la science classique est une perception qui oublie ses origines et se croit achevée. Le premier acte philosophique serait donc de revenir au monde vécu en deçà du monde objectif, puisque c’est en lui que nous pourrons comprendre le droit comme les limites du monde objectif, de rendre à la chose sa physionomie concrète, aux organismes leur manière propre de traiter le monde, à la subjectivité son inhérence historique, de retrouver les phénomènes, la couche d’expérience vivante à travers laquelle autrui et les choses nous sont d’abord donnés, le système « Moi-Autrui-les-choses » à l’état naissant, de réveiller la perception et de déjouer la ruse par laquelle elle se laisse oublier comme fait et comme perception au profit de l’objet qu’elle nous livre et de la tradition rationnelle qu’elle fonde.
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La réflexion n’est vraiment réflexion que si elle ne s’emporte pas hors d’elle-même, se connaît comme réflexion-sur-un-irréfléchi, et par conséquent comme un changement de structure de notre existence.
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Je ne puis comprendre la fonction du corps vivant qu’en l’accomplissant moi-même et dans la mesure où je suis un corps qui se lève vers le monde.
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Le corps est le véhicule de l’être au monde, et avoir un corps c’est pour un vivant se joindre à un milieu défini, se confondre avec certains projets et s’y engager continuellement.
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La fusion de l’âme et du corps dans l’acte, la sublimation de l’existence biologique en existence personnelle, du monde naturel en monde culturel est rendue à la fois possible et précaire par la structure temporelle de notre expérience.
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L’homme concrètement pris n’est pas un psychisme joint à un organisme, mais ce va-et-vient de l’existence qui tantôt se laisse être corporelle et tantôt se porte aux actes personnels. Les motifs psychologiques et les occasions corporelles peuvent s’entrelacer parce qu’il n’est pas un seul mouvement dans un corps vivant qui soit un hasard absolu à l’égard des intentions psychiques, pas un seul acte psychique qui n’ait trouvé au moins son germe ou son dessin général dans les dispositions physiologiques.
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L’union de l’âme et du corps n’est pas scellée par un décret arbitraire entre deux termes extérieurs, l’un objet, l’autre sujet. Elle s’accomplit à chaque instant dans le mouvement de l’existence.
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L’espace corporel peut se distinguer de l’espace extérieur et envelopper ses parties au lieu de les déployer parce qu’il est l’obscurité de la salle nécessaire à la clarté du spectacle, le fond de sommeil ou la réserve de puissance vague sur lesquels se détachent le geste et son but, la zone du non-être devant laquelle peuvent apparaître des êtres précis, des figures et des points.
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On voit mieux, en considérant le corps en mouvement, comment il habite l’espace (et d’ailleurs le temps) parce que le mouvement ne se contente pas de subir l’espace et le temps, il les assume activement, il les reprend dans leur signification originelle qui s’efface dans la banalité des situations acquises.
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Le mouvement abstrait creuse à l’intérieur du monde plein dans lequel se déroulait le mouvement concret une zone de réflexion et de subjectivité, il superpose à l’espace physique un espace virtuel ou humain. Le mouvement concret est donc centripète, tandis que le mouvement abstrait est centrifuge, le premier a lieu dans l’être ou dans l’actuel, le second dans le possible ou dans le non-être, le premier adhère à un fond donné, le second déploie lui-même son fond. La fonction normale qui rend possible le mouvement abstrait est une fonction de « projection » par laquelle le sujet du mouvement ménage devant lui un espace libre où ce qui n’existe pas naturellement puisse prendre un semblant d’existence.
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Nous sommes ramenés par l’usage même de la méthode inductive à ces questions « métaphysiques » que le positivisme voudrait éluder. L’induction ne parvient à ses fins que si elle ne se borne pas à noter des présences, des absences et des variations concomitantes, et si elle conçoit et comprend les faits sous les idées qui n’y sont pas contenues. On n’a pas le choix entre une description de la maladie qui nous en donnerait le sens et une explication qui nous en donnerait la cause et il n’y a pas d’explications sans compréhension.
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Si un être est conscience, il faut qu’il ne soit rien qu’un tissu d’intentions. S’il cesse de se définir par l’acte de signifier, il retombe à la condition de chose, la chose étant justement ce qui ne connaît pas, ce qui repose dans une ignorance absolue de soi et du monde, ce qui par suite n’est pas un « soi » véritable, c’est-à-dire un « pour soi », et n’a que l’individuation spatio-temporelle, l’existence en soi. La conscience ne comportera donc pas le plus et le moins. Si le malade n’existe plus comme conscience, il faut qu’il existe comme chose. Ou bien le mouvement est mouvement pour soi, alors le « stimulus » n’en est pas la cause mais l’objet intentionnel, - ou bien il se fragmente et se disperse dans l’existence en soi, il devient un processus objectif dans le corps, dont les phases se succèdent mais ne se connaissent pas. Le privilège des mouvements concrets dans la maladie s’expliquerait parce qu’ils sont des réflexes au sens classique.
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La distinction du mouvement concret et du mouvement abstrait, du Greifen et du Zeigen serait celle du physiologique et du psychique, de l’existence en soi et de l’existence pour soi.
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Comme la causalité physiologique la prise de conscience ne peut commencer nulle part. Il faut ou renoncer à l’explication physiologique, ou admettre qu’elle est totale, - ou nier le conscience ou admettre qu’elle est totale, on ne peut pas rapporter certains mouvements à la mécanique corporelle et d’autres à la conscience, le corps et la conscience ne se limitent pas l’un l’autre, ils ne peuvent être que parallèles.
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L’essence de la conscience est de se donner un ou des mondes, c’est-à-dire de faire être devant elle-même ses propres pensées comme des choses, et elle prouve sa vigueur indivisiblement en se dessinant ces paysages et en les quittant.
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Si la conscience était une somme de faits psychiques, chaque trouble devrait être électif. Si elle était une « fonction de représentation », une pure puissance de signifier, elle pourrait être ou ne pas être (et avec elle toutes choses), mais non pas cesser d’être après avoir été, ou devenir malade, c’est-à-dire s’altérer. Si enfin elle est une activité de projection, qui dépose autour d’elle les objets comme des traces de ses propres actes, mais qui s’appuie sur eux pour passer à d’autres actes de spontanéité, on comprend à la fois que toute déficience des « contenus » retentisse sur l’ensemble de l’expérience et en commence la désintégration, que tout fléchissement pathologique intéresse la conscience entière, - et que cependant la maladie atteigne chaque fois la conscience par un certain « côté », que dans chaque cas certains symptômes soient prédominants au tableau clinique de la maladie, et enfin que la conscience soit vulnérable et qu’elle puisse recevoir en elle-même la maladie.
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La conscience est originairement non pas un « je pense que », mais un « je peux ».
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Le mouvement n’est pas la pensée d’un mouvement et l’espace corporel n’est pas un espace pensé ou représenté.
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La conscience est l’être à la chose par l’intermédiaire du corps. Un mouvement est appris lorsque le corps l’a compris, c’est-à-dire lorsqu’il l’a incorporé à son « monde », et mouvoir son corps c’est viser à travers lui les choses, c’est le laisser répondre à leur sollicitation qui s’exerce sur lui sans aucune représentation.
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A chaque instant d’un mouvement, l’instant précédent n’est pas ignoré, mais il est comme emboîté dans le présent et la perception présente consiste en somme à ressaisir, en s’appuyant sur la position actuelle, la série des positions antérieures, qui s’enveloppent l’une l’autre. Mais la position imminente est elle aussi enveloppée dans le présent, et par elle toutes celles qui viendront jusqu’au terme du mouvement. Chaque moment du mouvement en embrasse toute l’étendue et, en particulier, le premier moment, l’initiation cinétique inaugure la liaison d’un ici et d’un là-bas, d’un maintenant et d’un avenir que les autres moments se borneront à développer.
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L’acquisition de l’habitude comme remaniement et renouvellement du schéma corporel offre de grandes difficultés aux philosophies classiques, toujours portées à concevoir la synthèse comme une synthèse intellectuelle. Il est bien vrai que ce n’est pas une association extérieure qui réunit dans l’habitude les mouvements élémentaires, les réactions et les « stimuli ». Toute théorie mécaniste se heurte au fait que l’apprentissage est systématique : le sujet ne soude pas des mouvements individuels à des stimuli individuels, mais acquiert le pouvoir de répondre par un certain type de solutions à une certaine forme de situations, les situations pouvant différer largement d’un cas à l’autre, les mouvements de réponse pouvant être confiés tantôt à un organe effecteur, tantôt à l’autre, situations et réponses se ressemblant dans les différents cas beaucoup moins par l’identité partielle des éléments que par la communauté de leur sens.
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L’habitude exprime le pouvoir que nous avons de dilater notre être au monde, ou de changer d’existence en nous annexant de nouveaux instruments.
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Comprendre, c’est éprouver l’accord entre ce que nous visons et ce qui est donné, entre l’intention et l’effectuation – et le corps est notre ancrage dans un monde.
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Si notre corps ne nous impose pas, comme il le fait à l’animal, des instincts définis dès la naissance, c’est lui du moins qui donne à notre vie la forme de la généralité et qui prolonge en dispositions stables nos actes personnels. Notre nature en ce sens n’est pas une vieille coutume, puisque la coutume présuppose la forme de passivité de la nature. Le corps est notre moyen général d’avoir un monde.
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Il y a une « compréhension » érotique qui n’est pas de l’ordre de l’entendement puisque l’entendement comprend en apercevant une expérience sous une idée, tandis que le désir comprend aveuglément en reliant un corps à un corps.
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Si l’histoire sexuelle d’un homme donne la clef de sa vie, c’est parce que dans la sexualité de l’homme se projette sa manière d’être à l’égard du monde, c’est-à-dire à l’égard du temps et à l’égard des autres hommes.
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La vie se particularise en courants séparés. Ou bien les mots n’ont aucun sens, ou bien la vie sexuelle désigne un secteur de notre vie qui soit en rapports particuliers avec l’existence du sexe. Il ne peut être question de noyer la sexualité dans l’existence, comme si elle n’était qu’un épiphénomène.
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Le symptôme comme la guérison ne s’élaborent pas au niveau de la conscience objective ou thétique, mais au-dessous.
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Nous restons libres à l’égard du sommeil et de la maladie dans l’exacte mesure où nous restons toujours engagés dans l’état de veille et de santé, notre liberté s’appuie sur notre être en situation, et elle est elle-même une situation. Sommeil, réveil, maladie, santé ne sont pas des modalités de la conscience ou de la volonté, ils supposent un « pas existentiel ».
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Si le corps peut symboliser l’existence, c’est qu’il l’a réalise et qu’il en est l’actualité. Il seconde son double mouvement de systole et de diastole.
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A l’instant même où je vis dans le monde, où je suis à mes projets, à mes occupations, à mes amis, à mes souvenirs, je peux fermer les yeux, m’étendre, écouter mon sang qui bat à mes oreilles, me fondre dans un plaisir ou une douleur, me renfermer dans cette vie anonyme qui sous-tend ma vie personnelle.
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L’existence corporelle qui fuse à travers moi sans ma complicité n’est que l’esquisse d’une véritable présence au monde. Elle en fonde du moins la possibilité, elle établit notre premier pacte avec lui.
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Ni le corps ni l’existence ne peuvent passer pour l’original de l’être humain, puisque chacun présuppose l’autre et que le corps est l’existence figée ou généralisée et l’existence une incarnation perpétuelle.
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La parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien.
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La parole est un geste et sa signification un monde.
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C'est par mon corps que je comprends autrui, comme c'est par mon corps que je perçois des « choses ».
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Le sens du geste n'est pas contenu dans le geste comme phénomène physique ou physiologique. Le sens du mot n'est pas contenu dans le mot comme son.
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Qu'il s'agisse du corps d'autrui ou de mon propre corps, je n'ai pas d'autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre, c'est-à-dire de reprendre à mon compte le drame qui le traverse et de me confondre avec lui. Je suis donc mon corps, au moins dans toute la mesure où j'ai un acquis et réciproquement mon corps est comme un sujet naturel, comme une esquisse provisoire de mon être total.
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Le corps propre est dans le monde comme le cœur dans l'organisme : il maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l'anime et le nourrit intérieurement, il forme avec lui un système.
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La perception extérieure et la perception du corps propre varient ensemble parce qu'elles sont les deux faces d'un même acte.
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Nous avons l'expérience d'un monde, non pas au sens d'un système de relations qui déterminent entièrement chaque événement, mais au sens d'une totalité ouverte dont la synthèse ne peut pas être achevée.
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La musique n'est pas dans l'espace visible, mais elle le mine, elle l'investit, elle le déplace, et bientôt ces auditeurs trop bien parés, qui prennent l'air de juges et échangent des mots ou des sourires, sans s'apercevoir que le sol s'ébranle sous eux, sont comme un équipage secoué à la surface d'une tempête.
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Les sens se traduisent l'un l'autre sans avoir besoin d'un interprète, se comprennent l'un l'autre sans avoir à passer par l'idée.
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Dans cette couche originaire du sentir que l'on retrouve à condition de coïncider vraiment avec l'acte de perception et de quitter l'attitude critique, je vis l'unité du sujet et l'unité intersectorielle de la chose, je ne les pense pas comme le feront l'analyse réflexive et la science.
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La réflexion ne saisit donc elle-même son sens plein que si elle mentionne le fonds irréfléchi qu'elle présuppose, dont elle profite, et qui constitue pour elle comme un passé originel, un passé qui n'a jamais été présent.
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Mon corps est là où il y a quelque chose à faire.
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L'expérience n'est rien ou il faut qu'elle soit totale.
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Les « phénomènes dynamiques » tiennent leur unité de moi qui les vis, qui les parcours, et qui en fais la synthèse. Ainsi nous passons d'une pensée du mouvement qui le détruit à une expérience du mouvement qui cherche à le fonder, mais aussi de cette expérience à une pensée sans laquelle, à la rigueur, elle ne signifie rien.
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Tout mouvement suppose un certain ancrage qui peut varier.
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Dans la conscience, l'apparaître n'est pas être, mais phénomène.
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Percevoir, c'est engager d'un seul coup tout un avenir d'expériences dans un présent qui ne le garantit jamais à la rigueur, c'est croire à un monde.
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La conscience du monde n'est pas fondée sur la conscience de soi, mais elles sont rigoureusement contemporaines : il y a pour moi un monde parce que je ne m'ignore pas ; je suis non dissimulé à moi-même parce que j'ai un monde.
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La conscience perceptive ne nous donne pas la perception comme science, la grandeur et la forme de l'objet comme des lois, et les déterminations numériques de la science repassent sur le pointillé d'une constitution du monde déjà faite avant elles.
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Le mouvement et le temps ne sont pas seulement une condition objective du toucher connaissant, mais une composante phénoménale des données tactiles. Ils effectuent la mise en forme des phénomènes tactiles, comme la lumière dessine la configuration d'une surface visible.
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Un comportement dessine une certaine manière de traiter le monde.
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Le corps par lui-même, le corps en repos n'est qu'une masse obscure, nous le percevons comme un être précis et identifiable lorsqu'il se meut vers une chose, en tant qu'il se projette intentionnellement vers le dehors, et ce n'est d'ailleurs jamais que du coin de l'oeil et en marge de la conscience, dont le centre est occupé par les choses et par le monde.
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Pour que nous percevions les choses il faut que nous les vivions.
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Vivre une chose, ce n'est ni coïncider avec elle, ni la penser de part en part.
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Si je suis ici et maintenant, je ne suis pas ici ni maintenant.
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Si je suis toujours et partout, je ne suis jamais et nulle part.
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Ce qu'il faut comprendre, c'est que la même raison me rend présent ici et maintenant et absent en tout lieu et de tout temps. Cette ambiguïté n'est pas une imperfection de la conscience ou de l'existence, elle en est la définition.
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L'être objectif n'est pas l'existence pleine.
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Un présent sans avenir ou un éternel présent est exactement la définition de la mort, le présent vivant est déchiré entre un passé qu'il reprend et un avenir qu'il projette.
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En ce qui concerne le corps, et même le corps d'autrui, il nous faut apprendre à le distinguer du corps objectif tel que le décrivent les livres de physiologie. Ce n'est pas ce corps-là qui peut être habité par une conscience.
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Le refus de communiquer est encore un mode de communication.
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Même la méditation universelle qui retranche le philosophe de sa nation, de ses amitiés, de ses partis pris, de son être empirique, en un mot du monde, et qui semble le laisser absolument seul, est en réalité acte, parole, et par conséquent dialogue.
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Toute pensée de quelque chose est en même temps conscience de soi, faute de quoi elle ne pourrait pas avoir d'objet.
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La parole est aussi muette que la musique, la musique aussi parlante que la parole. L'expression est partout créatrice et l'exprimé en est toujours inséparable.
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Ce que nous avons vécu est et demeure perpétuellement pour nous, le vieillard touche à son enfance.
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Ce qui est passé ou futur pour moi est présent dans le monde.
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C'est en communiquant avec le monde que nous communiquons indubitablement avec nous-mêmes. Nous tenons le temps tout entier et nous sommes présents à nous-mêmes parce que nous sommes présents au monde.
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Ce n'est pas seulement la notion du corps qui, à travers celle du présent, est nécessairement liée à celle du pour soi, mais l'existence effective de mon corps est indispensable à celle de ma « conscience ».
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C'est la science qui nous habitue à considérer le corps comme un assemblage de parties et aussi l'expérience de sa désagrégation dans la mort. Or, précisément, le corps décomposé n'est plus un corps.
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Rien ne me fera jamais comprendre ce que pourrait être une nébuleuse qui ne serait vue par personne.
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Au nom de la liberté, on refuse l'idée d'un acquis, mais c'est alors la liberté qui devient un acquis primordial et comme notre état de nature.
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Il y a eu des exploités bien avant qu'il y eût des révolutionnaires. Ce n'est pas toujours en période de crise économique que le mouvement ouvrier progresse. La révolte n'est donc pas le produit des conditions objectives, c'est inversement la décision que prend l'ouvrier de vouloir la révolution qui fait de lui un prolétaire. La valorisation du présent se fait par le livre projet de l'avenir. D'où l'on pourrait conclure que l'histoire n'a pas par elle-même de sens, elle a celui que nous lui donnons par notre volonté.
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Ce n'est pas l'économie ou la société considérées comme système de forces impersonnelles qui me qualifient comme prolétaire, c'est la société ou l'économie telles que je les porte en moi, telles que je les vis, - et ce n'est pas davantage une opération intellectuelle sans motif, c'est ma manière d'être au monde dans ce cadre institutionnel.
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Le mouvement révolutionnaire, comme le travail de l'artiste, est une intention qui crée elle-même ses instruments et ses moyens d'expression. Le projet révolutionnaire n'est pas le résultat d'un jugement délibéré, la position explicite une fin. Il l'est chez le propagandiste, parce que le propagandiste a été formé par l'intellectuel, ou chez l'intellectuel, parce qu'il règle sa vie sur des pensées. Mais il ne cesse d'être la décision abstraite d'un penseur, et ne devient une réalité historique que s'il s'élabore dans les relations interhumaines et dans les rapports de l'homme avec son métier.
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Faire de la conscience de classe le résultat d'une décision et d'un choix, c'est dire que les problèmes sont résolus le jour où ils se posent, que toute question contient déjà la réponse qu'elle attend, c'est revenir en somme à l'immanence et renoncer à comprendre l'histoire.
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Naître, c'est à la fois naître du monde et naître au monde.
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Nous choisissons notre monde et le monde nous choisit.
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Le traitement psychanalytique ne guérit pas en provoquant une prise de conscience du passé, mais d'abord en liant le sujet à son médecin par de nouveaux rapports d'existence. Il ne s'agit pas de donner à l'interprétation psychanalytique un assentiment scientifique et de découvrir le sens notionnel du passé, il s'agit de le re-vivre comme signifiant ceci ou cela, et le malade n'y parvient qu'en voyant son passé dans la perspective de sa coexistence avec le médecin.

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Bibliographie




Phénoménologie de la perception, éditions Tel Gallimard, 1945


dimanche 28 septembre 2014

Lettre sans correspondance 5




Vu d'ici il ne se passait rien. Rien qu'un dimanche ordinaire avec ses rues vides, ses rares promeneurs. On aurait pu croire la ville déjà rendormie.
Pour une fois, dès le matin, j'ai regardé le programme. N'y trouvant aucune pépite alléchante, je suis retourné au traitement de mes boiseries avant que l'automne ne vienne me les corrompre. Tout à cette tâche j'avais affiché sur ma porte que l'exposition, en bas, en « L'autre lieu », était ouverte.
Il est vrai que très peu de gens se sont aventurés devant. Mais des rares qui le firent, il n'y eut aucune curiosité. Il est les vrai que celle-là ne fait que rarement la fête, et lorsque trop lui est offert, elle se referme comme une huitre qu'aucun couteau ne saurait ouvrir.

Car c'est une des difficultés : non que pendant quatre jours il y ait trop, c'est la nature même d'un festival que de proposer sur un plateau une pléthore. Mais lorsque ce trop vient dans la foulée d'un rien, même la plus saine curiosité ne sait plus où donner de la tête.
Je me rappelle de ces années fastes où j'achetais compulsivement tous les ouvrages des auteurs invités. Je n'en lisais pas la moitié et certains sont encore là où je les ai posés, sur la pile des ouvrages à lire. D'autres furent entamés sans pouvoir avancer dans leur lecture, faute de m'y retrouver.
Et leur crise passant par là, même le plus lecteur des lecteurs se voit contraint à la parcimonie. Peu à peu, devant l'accumulation des nouveautés, j'ai appris à rester de marbre. Voilà où mène la gigantesque confusion entre démocratisation de la culture et son cantonnement au toujours plus marchand. Trop de livre tue le livre, d'autant que ceux qui les produisent (la filière), n'ont point l'oeil rivé sur le contenu mais sur la quantité suffisante pour alimenter leurs gourmands dividendes.
Ils ont oublié que dans l'achat d'un livre, il ne suffit pas d'un petit cœur qui te fasse clin d'oeil, ni de l'image plus ou moins alléchante que l'auteur saura donner de son œuvre.
Puis-je m'aventurer à émettre cette idée que la véritable œuvre se passe volontiers de son auteur. La véritable œuvre suit sa propre route, une fois émise, non par le nom de son auteur sur une couverture rutilante, mais dans ce subtil agencement des mots qui fait qu'on reconnaît bien un cheminement de pensée, une recherche qui nous pousse, une fois lu, à regarder si celui qui écrit est bien celui auquel on pense.

C'est au fond comme en musique, Mozart n'est Mozart que dans la mesure où son œuvre le dépasse et lui ressemble. Et je n'ai pas besoin de savoir que c'est lui : je peux écouter ses symphonies, me laisser gagner par son Requiem, je sais qu'il est là derrière.
C'est l'oeuvre qui rend l'auteur immortel, non sa façon de parler en public de celle-ci.
Je lisais ici ou là, sans savoir retrouver où, l'attitude insupportable d'agressivité d'une auteur contre une autre qui briguent toutes deux quelque inénarrable prix de littérature.
Ceci contient cela. Depuis fort longtemps je n'achète aucun livre estampillé d'un prix. Et le combat des petits coqs d'écriture, chacun persuadé de mieux écrire que son voisin m'est insupportable.
Voilà à quoi mène une littérature sans âme, un divertissement sans esprit. On fait la guerre pour obtenir la notoriété sans même penser que celle-ci, dans l'histoire a toujours suivi les chemins creux, les sentes abandonnées du grand public pour comme les Sorgues, rejaillir ici ou là sans prévenir tandis que l'auteur depuis longtemps mange les pissenlits par la racine.
Et c'est fascination pour moi que tant de gens au demeurant intelligent se précipitent à regarder le doigt quand il faudrait observer la lune.

La fête est donc une fois de plus finie. La ville n'aura été qu'à peine secouée par sa présence. Leur crise marque plus son empreinte qu'un rassemblement d'intelligence. Je n'ai pas de solution à proposer. Je cherche, et désormais j'ai mon « Autre lieu » pour y travailler. Et l'an prochain sera ce qu'il sera, ni meilleur ni pire, mais si la passion d'écrire vient à la rencontre d'un quartier, peut-être verrons-nous un début d'aurore se profiler à l'horizon de nos rêves.

© Xavier Lainé

29 septembre 2014

Lettre sans correspondance 4




Faut que je vous dise : je n'étais absolument pas allé en ville pour ça. Comme chaque samedi je fais mon tour « social », sinon, déjà que je m'ensauvage en diable, je ne serais sans doute déjà plus de ce monde.
Alors je fais mon tour. Ce n'est pas toujours le même, un peu comme une errance au fil de mes rencontres et qui dure toute la matinée quelle que soit l'heure de mon départ.
La tribu m'attend à la maison, ayant une sainte horreur de ce tour hebdomadaire, avec arrêts obligés à chaque station de vivant dialogue.

C'était plutôt joli d'acheter pain et fromage avec décor livresque. C'était plutôt joli de s'arrêter et de flâner, puis de voir ma libraire tant occupée quand si souvent, le reste de l'année, on se retrouve si solitaires à repeindre le monde de la couleur de nos mots.
N'ayant toujours pas regardé le programme, j'ignore s'il se passait quelque chose. Et l'objet de ma lettre ne faisait guère débat, dans les conversations de passage. Non, j'ai même cru ressentir un certain accablement dont vous ne portez aucune responsabilité : c'est le monde qui se fait lourd, et sans doute est-ce lui l'invité surprise de vos réjouissances. Car, à son stade de déliquescence, bien difficile d'arborer mine joyeuse. Alors il est là, le monde, qui pose son couvercle sur toutes choses et idées. Comme les mouches inopportunes, on tente en vain de le chasser, il revient aussitôt dans un vrombissement d'avions et vous ronge les pensées comme un cancer qu'il est devenu.
Et la seule chimiothérapie, sur ce point, vous avez raison, c'est d'offrir un maximum de mots aux cerveaux qui en manquent.

Je sortais de la librairie, comme chaque samedi, donc, et descendais, un peu pressé la rue Grande. Deux hommes dans la foule clairsemée remontait sans que nous puissions nous rencontrer vraiment. Et pourtant nos regards se sont croisés et nous nous sommes salués sans nous connaître. Enfin, sans que vous me connaissiez, parce que, voyez, moi, je vous ai reconnu tout de suite, Monsieur Pascal Quignard. Et j'ai trouvé une bonne dose d'humanité dans votre regard, au point que pour le reste de la journée, qui fut fort occupée à ouvrir mon exposition à deux yeux de passage et échafauder des projets d'avenir, je ne rêvais que de reprendre ma déambulation pour vous rencontrer de nouveau avec secret désir de boire un coup quelque part et de nous parler.

Et je suis reparti, secret espoir au ventre. Place de l'Hôtel de ville, Emmanuel Carrère parlait de sa bible. Je ne me suis arrêté qu'un instant, ai dirigé mes pas vers la place D'herbes où il ne se passait déjà plus rien, pour finir Place Marcel Pagnol. Trois jeunes femmes devisaient devant des gradins clairsemés. C'est fou comme je vous envie de savoir autant soigner votre image, d'être capable de dire comment l'écriture vous vient, de savoir canaliser à ce point le fil de vos livres. Je vous envie et ça m'attriste : je ne suis pas si sûr qu'une démarche intellectuelle aussi redoutablement cohérente ait quelque chose à voir avec ces mots qui viennent, qui cheminent entre les deux oreilles en cherchant la sortie et qui éclatent au grand jour de la page, sans chercher à savoir quelle image de nous ils peuvent offrir. Ils se dressent là comme une évidence et ne peuvent que s'articuler sous nos doigts, au risque de finir comme beaucoup de mots, en un autodafé salutaire, juste avant de tirer notre révérence.

Etrange, mais justement, à l'heure de ma petite sieste je lisais Milan Kundera, et m'étais noté ceci qui me semble heurter de front notre prétention littéraire : « Le souci de sa propre image, voilà l'incorrigible immaturité de l'homme. Il est si difficile de rester indifférent à son image ! Une telle indifférence dépasse les forces humaines. L'homme ne la conquiert qu'après sa mort. Et encore, pas tout de suite. Longtemps après sa mort. Vous n'en êtes pas encore là. Vous n'êtes toujours pas adulte. Et pourtant, vous êtes mort...
Etre mortel est l'expérience humaine la plus élémentaire, et pourtant l'homme n'a jamais été en mesure de l'accepter, de la comprendre, de se comporter en conséquence. L'homme ne sait pas être mortel. Et quand il est mort, il ne sait même pas être mort. »1
Je vous écoutais d'une oreille un peu distraite, parce que, juste devant moi, comme dans « L'immortalité », Goethe et Hemingway poursuivaient leur dialogue post mortem. Ils n'étaient pas invités, ni Kundera d'ailleurs, mais, lui, refuse désormais de soigner son image et ne répond plus à personne. Il n'existe plus que par ses livres, tirant les leçons de ce dialogue inaudible en ce monde médiatique.

En fait, je n'aurais jamais du chercher à nouveau la rencontre. J'aurais du en rester à ce croisement de regard et à cette petite reconnaissance mutuelle dans un « bonjour » hésitant.
D'abord, parce que, voyez-vous, Monsieur, je ne me suis mis que récemment à vous lire. J'ai commencé bien sûr par « Tous les matins du monde » que je n'ai même jamais vu au cinéma. Et puis, je me suis lancé dans « Dernier royaume » mais en commençant par le début. Alors votre nouvel opus attendra encore un peu.
Je disais que le monde était le grand invité qui s'impose en ces festivités très littéraires. J'ai entendu des propos très enthousiaste de votre prestation, et j'ai regretté d'avoir été ainsi prisonnier de mon travail. Mais peut-être reviendrez-vous une autre fois, et j'aurai alors pu m'imprégner un peu plus de vos mots.
Mais je ne peux que remercier les organisateurs de m'avoir accordé le croisement de votre regard et ce mot échappé, sans retour possible.
« Il n’y a plus moyen de discerner entre guerre mondiale et guerre civile dès l’instant où il n’y a plus qu’un seul monde. »2 Etait-ce prémonitoire de cet état dans lequel nous nous trouvons ?
Ce qui m'attire en vos ouvrages est sans doute cet aspect chaotique de la pensée qui ne trouve cohérence qu'en le regard de l'autre, du lecteur.

Je n'en aurai pas terminé sans dire qu'il y a ici gens de bonne volonté qui contre vents et marées, tentent encore, de diffuser les œuvres. De « Rencontres du cinéma » en « Eclats de lire », ils sont la cheville ouvrière d'une ville hélas bien morte. Il leur en faut de la constance, à demander subventions parcimonieuses, drainer public qui ne vient à eux qu'à condition d'inscrire l'action dans une durée.
Je m'y suis éreinté si longtemps que j'en fus vacciné. La poésie ici n'est bonne que chez les poètes morts. Sans doute un de ces pieds de nez de l'immortalité...
Et je vous assure que les plumes d'ici sont nombreuses qui sommeillent dans l'ombre tandis que vous agitez votre image.

Je ne sais si aujourd'hui me laissera du temps encore pour circuler. Nous verrons bien. Mais comme vous l'avez remarqué, je n'ai même pas besoin de lire vos quatrièmes de couverture pour savoir me faire aiguillon, caillou dans la chaussure, empêcheur de penser en rond.
Parce que, comme Pascal Quignard, je pense que « La vie d’un homme peut toujours être autre, et meilleure, et plus intense, et pire, et plus brève. » 3

© Xavier Lainé
28 septembre 2014


1 Milan Kundera, L'immortalité, édition Folio
2 Pascal Quignard, Les ombres errantes, édition Folio

3 Pascal Quignard, Sur le jadis, édition Folio

vendredi 26 septembre 2014

Lettre sans correspondance 3




Pas eu une minute à consacrer à votre présence. Et ne suis pas le seul, voyez-vous, sinon que pour accéder à mon univers de travail, ce fut un peu dur de trouver une place.
Alors, j'aimerais savoir comment vous faites. Sans doute n'avez-vous pas besoin de travailler, ou êtes-vous gratifiés d'un travail qui vous rapporte assez pour vous offrir du temps et des spectacles.
Vous me direz que ceux-là ne sont pas si cher, mais quand même. Et puis voyez-vous, le coup du père François étant passé par là, il faut quand même toujours travailler plus pour gagner moins, et avec quatre enfants dans la maison, et qui mangent, en plus, il ne reste pas grand chose pour les réjouissances.

Et ne suis pas le seul, savez-vous ?
Non, je ne suis pas sûr que vous sachiez, ou même que vous soyez en mesure de savoir.

C'est beau cette jeunesse de la filière universitaire du livre, qui s'esbaudit d'être là, petit carton autour du cou pour bien signifier qu'ils sont du sérail.
Vous les chargez de twitter leur enthousiasme et ils le font. Et ils ont raison : à leur âge j'étais pareil, et me serais enflammé pour moins que ça !
C'est toujours agréable d'être le gentil organisateur d'un bel événement.

Parce que, voyez-vous, je ne serai pas bégueule : c'est pas mal, ces scènes ouvertes sur la vieille ville, ces écritoires un peu fantastiques créés pour l'occasion, et repris d'année en année, avec petits changements de place pour éviter la monotonie.

Non, je vous jure, je n'ironise pas : j'aime assez que ma ville se pare ainsi de livres, que ma libraire fasse son chiffre d'affaire de l'année en quatre jours, que les hôtels et restaurants soient pleins, au moins pendant que vous êtes là. Parce que, avant et après, ce n'est pas la même chanson, et le tourisme par ici est assez parcimonieux.
On passe, mais on ne s'arrête que fort peu. Et encore heureux qu'il y ait les curistes de Gréoux-les-Bains pour rehausser un peu les statistiques !
Bref, je ne sais trop s'il s'agit de littérature, avec petite rentrée médiatique et provinciale pour les acteurs, ou s'il s'agit de tourisme culturel.

J'ignore si cette sociologie du public serait enfin accessible, et je regrette de n'avoir pu en prendre connaissance. Mes rares incursions dans la ville me laissent pourtant un drôle de goût.
Des couples de jeunes ou moins jeunes retraités se promènent, plan en main, à la recherche de nos curiosités locales, et suivent avec une grande attention les ébats littéraires sur la place de l'Hôtel de Ville, fringués très propres sur eux, et arborant petit regard condescendant pour le péquin qui passe sans s'arrêter faute de temps.
Car c'est crime à leurs yeux, sans doute, que de ne pouvoir assister à cette salade culturelle déversée « gratuitement » sur les places.

Je souligne le « gratuitement » car, à y réfléchir un peu, ce qui semble gratuit est payé par ailleurs en subventions elles-mêmes alimentées par nos impôts. Autrement dit, même celles et ceux qui ne se sentent pas concernés ont payé leur place, mais on se soucie bien peu de savoir comment ils pourraient s'intégrer dans la chose.

Là n'est pas le sujet. En temps de leur crise, il convient de se réjouir que l'évènement ait encore lieu. Et l'écrivain en posture de demi-dieu aurait bien tort de cracher dans la soupe, de se griller les ailes, puisqu'enfin on parle de lui et devant un public venu de loin pour sa pomme.
Dans une région réputée d'abord pour sa circulation difficile, pour son manque d'attractivité culturelle (hormis donc ceux-là et les musiques à Manosque du mois de juillet), il s'agit d'être heureux que tant de gens bien mis viennent, dans une ville de droite répandre leur parfum de gauche cultivée.

Aigri ? Point du tout, juste un peu irrité que le mot culture ici ne rime qu'avec spectacle, divertissement et patrimoine. Et désolé de n'avoir pas su vous faire savoir, pour ma lecture de l'autre soir : je me serais senti moins seul ! A être « hors », on finit à la porte !

© Xavier Lainé

27 septembre 2014

jeudi 25 septembre 2014

Lettre sans correspondance 2




Aussi étrange que cela puisse paraître, c'est en marchant que je réfléchis. Mille excuses donc à celles et ceux qui me croisent, ici ou là, et que mes yeux ne voient pas. Mais ce sont mes pas les fautifs et qu'il vous faut sermonner.
Je marche, et mes yeux, ou, du moins, le cerveau qui est derrière, regardent ce qu'ils veulent, et surtout voient.
Parfois, je suis contraint de me méfier de ce que mes neurones (qui sont plus que deux, contrairement à d'autres) interprètent de ce que mes yeux voient.
Et puis tout en marchant, je soupèse mes pensées. C'est du lourd une pensée qui marche : il me faut sans cesse la contempler, l'interroger, la rouler dans un sens puis dans l'autre pour qu'elle ne m'en fasse pas de même dans la farine de mes états d'âme.

Je marchais donc, je traversais la place, vaquant à mes préoccupations quotidiennes. Mes yeux erraient comme moi (bien que, parfois, il semblerait qu'ils s'accrochent à certaines images tandis que je vais).
Peut-être suis-je dans l'erreur d'un certain ressentiment, mais il m'a semblé voir foules plus dispersées que l'an dernier à la même heure, c'est à dire au rendez-vous des prestations littéraires de la fin d'après-midi, place de l'Hôtel de ville et D'Herbes.
Non que je sois à me réjouir d'une telle baisse de fréquentation si elle s'avérait vraie. Non, je ne me réjouirait pas d'un tel fait. Il ne ferait que traduire physiquement un autre sentiment : celui qu'il ne peut y avoir d'extension du domaine de la culture en territoire de misère pandémique.
Le virus de la curiosité d'apprendre ne pique pas facilement le cuir de la survie. Quand il faut déjà manger, payer son toit et ce qui va avec, revenus à la baisse, retraites pitoyables quand encore ces deux là affirment leur présence, c'est déjà bien beau d'être en vie. Mais, bien sûr, cette question là sera hors sujet des réjouissances.
Tu lis quoi quand tu as faim, ou que tu dors sous le porche miteux d'un Palais de Justice sans moyens ? Tu lis quoi, quand ton ultime horizon se borne aux mauvaises nouvelles du monde qui se posent dans ton salon, ta cuisine, au pied de ton lit (puisque si tu n'as pas de livre, tu as plusieurs télévisions, histoire de ne pas paraître ringard) ? Tu lis quoi ?
Tu ne lis pas. Et à l'heure où commençaient les réjouissances manosquines, un reportage sur France-Info expliquait que 30% des enfants des milieux défavorisés ne comprenaient pas ce qu'on leur demandait à l'école et qu'un enfant sur deux dans les quartiers défavorisés n'ont aucun livre chez eux (mais des portables en tous genres oui : on s'endette comme on peut, puisque l'appât est si fort!).
Mais de tout ceci on ne parlera pas ici. Manosque est une île au ban du monde. Les problèmes d'ailleurs n'y jaillissent jamais. Et comme certains me l'ont déjà asséné, ici, on aime vivre sans histoire.
Et la minorité très de gauche embourgeoisée peut se cultiver en paix : l'honneur est sauf, le décor est joli, les questions posées sentent l'hypocrisie à plein nez, mais nul n'y prête attention, car...

Car, en ces circonstances on vient admirer l'écrivain en posture de demi-dieu. Je dis demi car les dieux, comme chacun sait, ne se montrent jamais. L'écrivain est donc l'émissaire d'un éditeur, lui-même ange messager d'un financier qui n'apparaît surtout pas au devant de la scène mais tiennent les ficelles en coulisse.
C'est d'ailleurs leur clandestine présence qui permet au grand chef d'orchestre de l'évènement, qui sait très bien où laisser traîner ses semelles pour obtenir ce qu'il veut, de revendiquer des moyens sans commune mesure avec la politique culturelle de la ville, et caresser de ce fait les Néron du pouvoir local dans le sens de leur mégalomanie.
A ce sujet hors, comme tous les sujets exposés à mes réflexions randonneuses, nul ne s'offusquera de la disparition pure et simple de tout adjoint à la culture depuis les dernières élections municipales au grand profit d'une communauté de commune sans visage qui maintient avec brio ce qui se fait (presque) depuis toujours : l'extension du divertissement aux dépends d'un véritable travail culturel.

Mais je m'égare, me diront les contempteurs de la chose, et si je suis tant critique c'est que je suis jaloux de ces gens qui tiennent le devant de la scène tandis que je marche dans l'ombre !
Tout faux : je préfère être à ma place qu'à la leur, car si un jour j'éprouve le besoin d'une psychanalyse, je préfère encore qu'elle se fasse à l'abri du cabinet d'une personne compétente et non sous les regards avides de mes contemporains et sous le flot roulant de questions formatées façon université de lettre et qui ne laissent que peu de place au jaillissement créateur.

Autrement ? Autrement je préfère voir ma ville envahie par des décors livresques que son désert coutumier. Voyez que je ne fais pas que critiquer !
Et si je suis critique, c'est que j'aimerais que ce même événement soit le résultat d'un travail permanent, d'une rencontre entre des productions culturelles locales et celles importées pour l'occasion. J'aimerais que ça nous nourrisse, histoire de repartir avec les piles bien rechargées à la rencontre de cette foule de déshérités de la culture...
Mais je rêve, je sais. Vous n'êtes pas là pour ça...

Et pour ne pas m'étendre et vous lasser, je reviendrai demain sur la drôle de vision d'un tourisme culturel qui m'est venue en marchant, hier. Elle aura eu le temps de mijoter dans ma cervelle toute une journée au travail. Tenu ainsi à distance des réjouissances, elle n'en aura peut-être que plus de poids.

Réjouissez-vous donc bien !

© Xavier Lainé
26 septembre 2014