mardi 20 janvier 2015

Gérard Noiriel



La crise du capitalisme illustre, sur le plan économique, l’impasse d’un système fondé sur la concurrence, l’exacerbation des intérêts et des égoïsmes individuels.
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A la différence des esclaves, les prolétaires sont libres de ne pas aller travailler dans les usines que possèdent les capitalistes. Mais ils n’ont pas d’autre solution s’ils veulent survivre.
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Tous ceux qui détiennent le privilège de parler à la place des autres contribuent à faire exister les groupes en les nommant sur la place publique, en définissant les « problèmes » dont tout le monde doit parler, en fournissant le stock d’arguments légitimes dans lequel les dominés devront puiser pour exprimer leurs protestations.
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Moyen de fixer et de stocker la pensée, l’écriture est devenue une ressource formidable pour accumuler du savoir à des fins stratégiques grâce à l’invention de l’imprimerie. A ce titre, elle va très vite devenir un élément clé des relations de pouvoir. La cartographie, les recensements de population serviront aux Européens pour soumettre les peuples colonisés. Au sein des sociétés européennes elles-mêmes, la diffusion de la culture écrite dans les campagnes a conforté le pouvoir des élites, dévalorisant les cultures populaires, le plus souvent orales.
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Le rapport salarial qui a triomphé à partir du XIXème siècle, a placé la plus grande partie des individus dans la dépendance des entreprises capitalistes. Le salaire au rendement et les systèmes de primes, pour récompenser notamment l’assiduité ou la ponctualité, ont été autant de moyens grâce auxquels les dirigeants ont pu orienter la conduite des ouvriers pour augmenter leur productivité.
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Tous les discours actuels sur les fluctuations de la conjoncture, la population active, le pouvoir d’achat, etc. s’appuient sur des données quantitatives centralisées qui nous font perdre de vue les individus réels et leur infinie diversité.
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L’égalité juridique des citoyens masque (…) l’existence d’un « cens caché » qui découle des inégalités sociales et culturelles. En approfondissant les analyses de Pierre Bourdieu, les politistes ont montré que les classes populaires étaient, le plus souvent, exclues de fait des compétitions électorales, généralement accaparées par des professionnels issus des classes moyennes et supérieures. La démocratisation du suffrage universel a simplement donné aux ouvriers et aux paysans le droit de choisir ceux qui vont parler et agir à leur place.
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L’un des effets les plus visibles de la domination politique est illustré par le fait que les politiciens de métier ont réussi à inculquer la croyance qu’ils pouvaient résoudre les problèmes des citoyens.
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Grâce aux cartes électorales, il est devenu possible de vérifier qui était citoyen et qui ne l’était pas.
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Pour atteindre des dizaines de millions d’électeurs dispersés sur l’ensemble du territoire national, il a fallu créer des organisations utilisant les techniques bureaucratiques d’action à distance.
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Lorsque les ouvriers n’ont plus fait peur aux bourgeois, les communistes n’ont plus pesé lourd sur l’échiquier politique.
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La somme des cultures personnelles forme la culture nationale, même si celle-ci est fragmentée en cultures de groupes : la culture savante s’oppose ainsi à la culture populaire, la culture communiste à la culture gaulliste, la culture des intellectuels à celle des manuels.
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Les moyens de communication à distance qui ont permis d’asservir les groupes les plus faibles ont aussi été utilisés par ces derniers pour se défendre.
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Plus les chaînes d’interdépendance s’étendent, plus les milieux culturels se différencient et plus les individus diversifient leurs affiliations.
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Pour les nobles vivant à Versailles au XVIIème siècle, les paysans ne faisaient pas partie de l’humanité.
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Ayant conquis le pouvoir de parler à distance à un grand nombre de personnes, les philosophes vont inculquer à ces dernières leurs manières de voir, leurs thèmes de prédilection, leurs goûts et leurs dégoûts, mais en s’appuyant sur les aspirations de leur public.
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Celui qui tient la plume « fabrique » le public dont il dépend en jouant sur les aspirations diffuses et disséminées des individus qui en font partie. L’invention des techniques audiovisuelles a seulement permis d’exploiter toutes les potentialités de cette relation de pouvoir.
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Dans les pays où le développement économique a atteint un degré important, la différenciation des fonctions a permis l’émergence de ce qu’on appelle la « société des loisirs ». un nombre croissant d’individus a eu ainsi la possibilité de participer à des activités culturelles de plus en plus variées. La musique, les arts plastiques, le cinéma, la télévision, le sport sont devenues des activités autonomes, ayant leurs propres règles, leur propre langage, leurs propres systèmes d’interdépendance.
La démocratisation de la culture illustre les contradictions inhérentes à l’extension des moyens de communication à distance.
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Le perfectionnement et l’extension incessante des moyens de communication ont permis aux individus occupant une position dominante dans ce type d’activités de toucher un nombre toujours plus grand de consommateurs. Mais on constate que plus les liaisons à distance s’étendent, plus le fossé entre les producteurs et les consommateurs se creuse.
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Les normes qui dominent le milieu culturel valorisent la création, l’originalité, l’innovation. L’artiste de génie est celui qui a renouvelé de fond en comble la vision de son époque. Le grand savant est celui qui a trouvé la formule qui révolutionne la connaissance. La culture repose donc sur une définition individuelle de l’acte créateur. Mais pour que le génie soit reconnu, il faut qu’il soit validé par un groupe de « connaisseurs ». Pour que la découverte du savant passe à la postérité, elle doit nécessairement être confirmée par ses pairs. Autrement dit, artistes et savants sont toujours dépendants d’un public particulier.
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Si l’écrivain « conditionne » ses lecteurs, réciproquement, la réception des œuvres influe sur leur écriture et de nouveaux publics créent de nouveaux textes.
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Les œuvres n’existent que lorsqu’elles deviennent des réalités physiques et ces dispositifs formels (la façon dont sont alignés les caractères, la mise en page, etc.) commandent, en partie, la lecture.
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A une époque où les partis, au sens actuel du terme, n’existent pas, l’écrivain est perçu comme celui qui parle au nom des malheureux. Puisqu’il décrit leurs souffrances, c’est qu’il est capable de se mettre à leur place.
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Lorsque les ouvriers ont été intégrés dans des organisations de classe (syndicats) et lorsque l’activité économique a permis à la plupart d’entre eux d’avoir un emploi, les comportements violents ont eu tendance à reculer.
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Toute forme de savoir résulte d’un rapport de pouvoir, ce qui abolit la frontière entre la science et la politique.
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Le meilleur critère pour apprécier le degré d’objectivité atteint par une discipline scientifique, c’est donc de mesurer l’intensité des pratiques collectives qui lient les membres du groupe.
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Le polémiste se contente d’isoler un fait ou un argument dans le discours de son adversaire, sans respecter ni son point de vue ni la cohérence de sa démarche. Il s’attribue ainsi un pouvoir souverain sur son interlocuteur en condamnant son texte a priori, sans appel, et en se contentant d’instruire son procès. Il suffit alors de maîtriser l’art de découper les citations pour faire dire à peu près n’importe quoi à n’importe qui.
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Il faut restituer l’argumentation globale d’un texte avant de le discuter, énumérer les points d’accord avant d’exprimer les divergences. Menée dans cette direction, la discussion prendra la forme d’une controverse et non d’une polémique.
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La politique repose sur des jugements de valeur et des préoccupations normatives. Ses acteurs s'interrogent constamment sur ce qu'il faudrait faire pour que les choses aillent mieux, tout en dénonçant ceux qu'ils jugent responsables de leurs malheurs. Les chercheurs, quant à eux, s'efforcent de mieux comprendre la réalité telle qu'elle est. Il leur faut beaucoup de temps pour réaliser leurs enquêtes. Ils sont donc toujours en décalage par rapport à l'actualité qui, par définition, change chaque jour.
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L'histoire du communisme a montré que même là où la bureaucratie et le capitalisme avaient été attaqués de front, ils avaient fini par se rétablir plus puissants que jamais.
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Dès que le chercheur quitte son laboratoire pour s'exprimer dans l'espace public, il entre en concurrence avec les deux personnages qui occupent une position hégémonique dans cette sphère : l'homme politique et le journaliste. Ceux-ci sont toujours en position de force, car leur métier leur donne la possibilité de toucher un public beaucoup plus large que les universitaires. Ces derniers peuvent s'exprimer dans la presse, à la radio, parfois même à la télévision, mais à condition qu'ils acceptent de répondre aux questions qui intéressent les médias. D'où les tensions très vives qui opposent souvent les deux milieux.

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Bibliographie





Introduction à la socio-histoire, éditions La découverte, 2006

samedi 17 janvier 2015

Il est temps de rompre

A propos de « Matin brun », de Franck Pavloff

Il est temps de rompre, oui. Rompre avec les indifférences, avec les petits accommodements.

Il est temps de rompre.

1997 fut un temps de montée brune. Des mairies passées à l'affront faisaient figure de proue des petits arrangements politiciens avec la peste. L'art et la manière de réactiver les schémas les plus odieux tout en se réclamant parfois de gauche.
Spectre si dangereux à manipuler qu'il se retourne toujours contre ceux qui l'emploient.



En 1998, parraissait « Matin brun » de Franck Pavloff.
Nous avons tout fait pour qu'il soit lu. Il a été lu, mais bien vite oublié.

En 2002, il devint évident que la manipulation des apprentis sorciers de la politique nationale imprimait aux cervelles désorientées d'un peuple sans cesse trahi (par ceux qu'il prenait pour les siens) une monochromie rance dont les ramifications ne pouvaient que croître au terreau fertile de médias offerts aux puissances financières.
On manifesta, bien sûr, et « Matin brun », de Franck Pavloff ressurgit comme un miracle prémonitoire.
Le danger ne fut écarté que de justesse et par la défaite de toutes les espérances.
Pas un mot pour celles et ceux qui avaient fait barrage, mais toujours les mêmes mirages dressés d'une crise qui détruit tout le monde, qui détruit le monde, mais profite toujours aux mêmes.
Mêmes vieilles ficelles tirées en haut lieu, sur terreau de destruction de tout ce que ce pays pouvait encore porter d'éducation et de culture.

Voilà que le mufle brun, féminisé pour mieux se fondre au lisier ambiant, se trouve dépassé par ceux mêmes qu'il ne cessa de stigmatiser.
Le cocktail de la misère, de l'ignorance et du fanatisme fondé sur des amalgames confus ont désormais généré ce qu'il convient de nommer un nazisme fondamentaliste religieux.
On le trouve dans toutes les religions, mais bien sûr, on vous dira que les pires sont islamistes.
On ne vous dira jamais qu'en haut lieu, ceux qui enfoncent le pays dans une crise sans fondement, supercherie suprême jetée aux esprits effondrés par une inculture généralisée, au nom des dogmes de l'école du chaos et du choc, en tirent les ficelles.



Et « Matin brun », de Franck Pavloff ressurgit, illustré cette fois.
Mais sera-t-il lu autant que Voltaire en ces temps de trouble évident, et par qui ?

Il serait temps de rompre avec les feux de paille de nos petites révoltes émotionnelles.
Il serait temps de démasquer celles et ceux qui depuis plus de quarante ans jouent avec les allumettes pour mieux crier au feu et s'autoproclamer démocrate quand ils ne cessent, au nom des risques terroristes, de prendre mesures contraignantes pour nos libertés.
Il serait temps de lire « Matin brun » de Franck Pavloff, non pour s'en faire un viatique, mais pour nous détourner des sentiers boueux où nous conduisent les basses manœuvres politiciennes et l'absence de vraie politique d'éducation et de culture à la hauteur des nécessités, en invitant celles et ceux qui depuis trente ans plongent la main au portefeuille des plus pauvres pour engraisser le leur, sans aucune considération pour la désolation qu'ils sèment.
Et si ce sont des journalistes, écrivains, poètes, dessinateurs qui ont trouvé la mort sur ce chemin d'abjection, considérons enfin le message symptomatique qui nous est envoyé : lisons, relisons et faisons lire « Matin brun » de Franck Pavloff, puisqu'il nous invite à quitter les routes toutes tracées des pensées d'experts assermentés au CAC 40.

Il est temps de rompre.
"Ni couleur imposée ni pensée unique, nos matins seront libres", nous dit Franck Pavloff.


© Xavier Lainé, 18 janvier 2014

Bibliographie

Matin brun, éditions Cheyne, 1998

Matin brun, éditions Albin Michel, 2014