jeudi 30 mai 2013

Daniel Sibony


Quand les experts sont perdus, ils font des questionnaires pour les malades ; avec l’espoir qu’un trait statistique apparaisse et jette sa lueur sur les causes du mystère.
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Epidémie, vient de demos, peuple ; c’est ce qui pèse sur le peuple ; même racine que démocratie. C’est elle qu’il faut approfondir, repenser.
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La démocratie ce n’est pas le pouvoir du peuple, c’est le pouvoir de faire des choses, qu’on soit individu ou groupe, sans que cela mette le lien social en danger ou en alerte.
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Le grand trou déborde, celui où le travail c’est d’être chômeur. L’entreprise Chômage est celle qui emploie le plus de monde ; assez bien autogérée autour du vide qu’elle produit.
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Quand on est lové sur soi mentalement, plein de son vide ou de sa détresse, on n’est capable que d’un seul lien, le lien à soi, enroulé sur soi jusqu’à l’étouffement. Quand d’autres vous voient dans cet état, ils peuvent vous trouver gonflé, inaccessible…, ils ne voient pas que vous êtes surtout tranquillement désespéré.
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Trop d’œuvres qui attendent, c’est trop de souffrance pour le monde.
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Chacun sait que ce qu’on paie c’est moins le travail que le fait d’en répondre. Eh bien les chômeurs sont ceux qu’on ne questionne même plus.
Du coup, entre ceux qu’on ne questionne plus, ceux qui travaillent et ceux chez qui ça ne répond plus, il y a peut-être… place pour penser ou repenser l’essentiel, notamment ce qu’il en est de « trouver sa place » dans la vie, et de certains déplacements que cela exige.
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Celui qui ne se trompe pas est à lui seul une grosse tromperie.
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Le drame, pour beaucoup, aujourd’hui est qu’il n’y a même pas de quoi faire un « oedipe » : le père est déjà « mort », ou alors il fait le mort.
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Créer c’est rendre son dernier souffle en forme de premier souffle renouvelé. Ce don du souffle défie le biologique et l’effet de corps à l’état brut.
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Ce qu’un pervers sait faire de mieux, c’est s’infiltrer dans un montage et le détourner à ses fins. Et c’est encore plus facile si le montage en question (entre masses et média) est déjà pervers ou ne combat pas assez la perversion qu’il sécrète.
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Ceux dont on disait qu’ils n’ont rien à perdre que leurs chaînes y tiennent pour ça, parce que sans elles ils n’auraient rien ; rien qui les tienne.
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De nos jours un souverain ne devrait avoir rien d’achevé à protéger mais des fonctions vives à maintenir, rattachées à leur possible.
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Un souverain n’a qu’à protéger le possible, c’est à dire l’usage du verbe pouvoir. Ceux qui se croient tenus de protéger l’impossible, au point de devenir eux-mêmes « impossibles », ce sont les impuissants, les impotents du cœur.
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Ils arrivent, font l’événement comme qui dirait font les idiots, et quand ils s’en vont, l’événement s’en va avec, il s’efface au moyen de ce qui leur servait à l’inscrire…
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Des porte-parole croient que la foule boit leurs paroles quand elle sirote seulement sa présence, sa jubilation d’être, et sa détresse d’en être là, à chercher dans le noir des liens minimaux.
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Les hommes politiques usent de mots qu’ils usent jusqu’à la corde ; ils prennent leur souffle, profondément, et leur buée dépasse rarement la gestion de ce qui est. Or un peuple aspire à autre chose.
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L’absence d’événement est un traumatisme silencieux.
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C’est curieux mais on l’oublie : une révolution c’est d’abord fait pour rompre avec un ordre usé, révolu ; pour en finir avec, et non pour combler l’avenir avec un nouvel idéal, qui se révèle souvent morbide puisqu’il fige l’avenir qu’on voulait libérer.
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On jouit mal de nos richesses mais il est vital qu’elles existent. Nos libertés sont modestes, mais qu’elles s’éclipsent et on étouffe.
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Une des folies de la raison est de se croire fondatrice ; elle a déjà assez à faire d’être auxiliaire des volontés.
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Que le refus d’entendre et de dire devienne un symptôme planétaire, voilà qui n’est pas banal.
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La beauté est ce par quoi l’amour prend corps, et marque un corps de son passage…
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La liberté, tout le monde en pince pour, même ceux qui la retirent aux autres. Elle n’est pas affaire d’opinion, elle est vécue ou pas.
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Jamais le décalage entre ce qui se passe et ce qui se dit n’a paru aussi énorme ; presque indécent.
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Ces confusions, ces lourdeurs font partie du grand malaise, où ce qui se passe révèle des abîmes de non-dit, et où ce qui se dit est sourd à ce qui se passe.
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Quand le non-dit pèse sur un évènement crucial, ce non-dit se transmet et devient un bloc figé pour un homme ou un collectif. D'où des passages à l'acte aveugles, exprimant d'autres malaises inexpliqués, un mal à vivre opaque, des désirs de retour à une origine pure; du cynisme aussi, du Rien où tout semble aller "bien" alors que rien ne va. Sur ce bloc durci, les messages de bonnes intentions ne "prennent" pas, ne s'inscrivent pas. Il s'agit plutôt d'irriguer la mémoire desséchée, pour redonner vie à une trame subjective, affective, à une texture de pensée et de modes d'être; pour aider à se repérer symboliquement, à trouver place. Un tel travail de mémoire aurait pour effet, non de culpabiliser des jeunes (après tout, ce n'est pas eux qui ont fait ça), mais de les soulager d'un poids qu'ils portent confusément, sans le savoir, dans le rien et le malaise. Et ce trou de mémoire que j'évoque n'est qu'un exemple d'une impasse plus générale dans la transmission symbolique, qui produit des gens "sans histoire", donc sans avenir.
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On ne peut pas se flatter de réduire un peuple au silence ; et d’oublier ses cris. Tout symptôme est une détresse de la mémoire.
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Faire coïncider le légal et le légitime permet que la loi symbolique se referme comme le clapet d’un règlement ; c’est le rêve de tous les intégristes, débonnaires ou crispés, qui exploitent pour s’affirmer tout dérapage de la liberté. En tout cas un Ordre, s’il veut remédier au danger principal (où « n’importe qui s’installe ») est un remède pire que le mal ; et s’il veut combattre d’autres abus, c’est qu’il veut doubler les flics, le fisc, les juges, l’Etat ; et c’est inutile.
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La peur de perdre son identité, ou de n’en avoir pas une assez forte déclenche, on le sait, de grosses soifs de pouvoir, comme si seul le pouvoir identifiait.
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C’est un symptôme très « actuel » que de vouloir réglementer justement ça : l’impossible à réglementer.
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Avoir réponse à tout c’est ne répondre à rien ; c’est se retrouver avec rien, avec sa question abyssale sous forme de rien, la même question en forme de vide, d’angoisse, de béance, que l’on cherche à combler avec ce qu’on trouve, avec ce qui tombe sous la main ou qu’on fabrique exprès pour ça : lien fétiche, appartenance, idéologie, croyance, symptôme…
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L’identité est une mutation, un processus. Ceux qui supportent d’en manquer la voient parfois leur revenir et se donner à eux en plus : comme une grâce. Les autres, les toxicos de l’identité, s’abîment dans celle qu’ils acquièrent, et sur laquelle ils se cramponnent.
Le danger c’est l’absence d’esprit de recherche et de vraie confrontation.
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En fait, tout le monde est en psychanalyse, chez un analyste innommable, d’une ironie aigre-douce, qui s’appelle la vie, et qui vous renvoie de temps à autre en pleine figure des interprétations d’une telle vacherie que l’on préfère rester sourd, fermer les yeux… Et c’est ainsi que l’on devient « bête », c’est-à-dire simplement très en deçà de ce que l’on est ; un étonnant rétrécissement, très progressif, mais très sensible, car la pensée est là, juste à côté ; elle devine, elle est toute prête à questionner, à secouer les choses, n’était cette peur de tout renverser comme un château de cartes.
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Simple constat : il y a dans notre société des gens qui souffrent de ne pas trouver à qui parler, qui sont comme des radeaux en détresse que nul sauvetage « technique » ne rattrape car ils retournent au même naufrage, et qui ont donc un besoin vital d’être entendus par des oreilles averties, des analystes en somme, qui puissent les aider à trouver place dans leur vie.
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Il paraît que des « neuro-physio » cherchent de quoi couper les circuits de l’angoisse. Répétons-le, quand ils y seront arrivés, ce sera vraiment très angoissant.
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Sans label de reconnaissance, qui suppose de votre part un renoncement réel, sincère, à l’originalité (celle de ne pas jouer leur jeu), vous êtes simplement écarté, banni, couvert de silence ; non pas envoyé en tôle, ce n’est pas utile, mais neutralisé, du côté des « mas media », de la presse, de l’image… Côté édition ça passe encore, tout juste, vu qu’il reste quelques « fous » dans ce milieu qui s’offrent des caprices… et encore il faut qu’ils se battent, avec l’ « officiel » (ce mot désigne ce qui se « fait », le service d’office, le fonctionnement).
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Un créateur qui fait semblant de se châtrer ne peut qu’énerver les « Officiels » qui se sont châtrés réellement. Le « culturel » c’est ce qui peut les faire valoir, sinon il ne vaut rien. Pour écarter l’original, ils invoquent non pas leur haine de l’originalité mais la bêtise ambiante, le bas niveau des autres : « la mercière » ne comprendra pas. Et voilà cette pauvre femme devenue gourdin « raciste » pour mater ce qui dépasse.
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L’homme-Officiel ne se fie qu’à ce qu’il fait lui-même. Il coupe des liens vivants pour rétablir ceux qu’il maîtrise.
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Les prothèses culturelles pourront-elles entamer tout ce Rien ? avec leurs techniciens de la culture, thérapeutes de la création, ingénieurs de l’animation, mécaniciens de l’initiative, plombiers de l’impulsion ? traitements durs pour grandes mollesses ? bureaucratie culturelle ne diffusant qu’elle-même ?
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L’œuvre est un sillage d’amour de l’être, elle veut bien traverser le vide et se passer de reconnaissance, elle est elle-même un signe de reconnaissance envers l’événement d’être qui l’a rendue nécessaire. Elle est l’ingérable d’une passion avec l’être.
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C’est souvent en combattant pour ses valeurs que l’homme se dévalorise le plus.
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La vérité vaut mieux qu’un titre, et elle est sans domicile fixe, comme l’amour.
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Il est fort possible que « Dieu » - au sens minimal de l’être, l’être de ce qui est – soit une affaire trop sérieuse pour être laissée aux religieux ; et que la connaissance du réel soit un enjeu trop multiforme pour être laissée aux seules sciences.
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Les vrais écrivains le savent : en marge des étirements et des écoulements scripturaux, le vif de l’écriture se fait à l’instant, aux crépitements survoltés du temps.
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On ne peut pas penser loin lorsqu’on s’identifie à sa pensée, et qu’on veut la voir s’incarner : en soi.
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Contrairement au credo nihiliste (y a plus de mémoire, plus d’histoire, plus de penseurs…), il y aura donc toujours des penseurs, même s’ils n’ont à penser que la difficulté de penser.
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Les problèmes avec l’origine sont permanents, ils vous relancent comme une douleur, et comme une promesse d’avenir.
Revivre un temps de son origine pour à la fois s’en libérer tout en prenant appui sur lui, c’est le geste humain par excellence.
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L’origine n’est ni un fantasme ni un pur réel ; on en passe sans cesse par elle chaque fois qu’il s’agit d’être original, c’est-à-dire soi-même. L’originalité est une mise en acte créatrice de l’origine.
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L’Occident ne connaît pas l’islam ; grosse lacune. Il se peut que l’Islam aussi ait à se connaître à travers le temps écoulé. Mais l’Occident doit reprendre la mesure de ses « valeurs », notamment  du droit de l’homme, qui est d’abord droit d’avoir tort, droit d’être en tort sans que le Ciel nous tombe dessus ; sans que le lien social n’explose.
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Le partage est essentiel à toute expérience du désir, car l’objet de désir non seulement dit notre partage avec l’Autre, mais notre partage avec nous-mêmes, au point que l’enjeu du désir est moins de posséder tel objet que d’en supporter le partage… sans craquer.
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Tout le monde a des  fantasmes, et « assez fous » de préférence pour justement n’être pas fou. La violence est quand le fantasme passe à l’acte et entraîne dans le vide ceux qu’il a exaltés.
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La Loi est faite pour libérer les hommes – de l’esclavage, du chaos, du n’importe quoi. Si elle les avilit ou si elle les rend esclaves, c’est que le rapport même à la Loi s’est perverti, et qu’il faut le repenser.

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Bibliographie

- Evènements I Psychopathologie du quotidien, éditions du Seuil, Points Essais, 1995

vendredi 24 mai 2013

Cantique des cantiques de Salomon




 Dessin de Henri Matisse pour le Cantique des cantiques de Salomon, Club Français du Livre 1962, tous droits de reproduction réservés

L'AMANTE

Qu'il se pose, je veux
sur moi le baiser de sa bouche.
Plus que le vin

J'aime tes outres
et ton odeur que les sucs précieux.
Je dis ton nom,
c'est le nom de la liqueur épandue
O toi,
et tu attires les jeunes vierges. Emporte-moi,
nous courrons la trace de tes senteurs laissées.

Le roi m'a conduite à sa provende, nous bondirons ;
à ton gré
nous nous accorderons
au delà de l'ivresse, abîmés
pensifs dans ta profusion,
O toi
digne d'amour.

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Bibliographie

- Cantique des cantiques de Salomon, selon la Vulgate, Club Français du Livre, 1962, avec quinze dessins de Henri Matisse.

samedi 11 mai 2013

Pascal Quignard



A l’instant où le chant des deux violes monte, ils se regardèrent. Ils pleuraient. La lumière qui pénétrait dans la cabane par la lucarne qui y était percée était devenue jaune. Tandis que leurs larmes lentement coulaient sur leur nez, sur leurs joues, sur leurs lèvres, ils s’adressèrent en même temps un sourire.

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La scène où toute scène prend origine dans l’invisible sans langage est une actualité sans cesse active.
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Qui n’aime ce qu’il a aimé ? Il faut aimer le perdu et aimer jusqu’au jadis dans le perdu.
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Il n’y a plus moyen de discerner entre guerre mondiale et guerre civile dès l’instant où il n’y a plus qu’un seul monde.

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Il est des bonheurs dont on se dit qu’il faut les préserver de l’oubli non pas parce qu’ils sont grands ou extraordinaires, mais parce qu’ils sont contagieux.
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Le passé est un nouvel organe qui résulte de la langue enseignée aux naissants.
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Le passé est un immense corps dont le présent est l’œil.
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La vie d’un homme peut toujours être autre, et meilleure, et plus intense, et pire, et plus brève.

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Bibliographie


- Tous les matins du monde, éditions Gallimard, Folio, 1991
- Les Ombres errantes, éditions Gallimard Folio, 2004
Sur le jadis, éditions Gallimard Folio, 2004