dimanche 10 novembre 2013

Bernard Stiegler

Le contexte est celui d’une guerre économique mondiale d’une destructivité inouïe. Le problème de la dette publique a été engendré par cette guerre extrêmement destructrice, qui a fait depuis trois décennies – depuis la révolution conservatrice mise en œuvre par Thatcher et Reagan, puis poursuivie par Blair, Berlusconi et Sarkozy – d’innombrables victimes. Un milliard d’êtres humains souffrent actuellement de faim ; en France la précarité, le risque de perdre son travail ou de ne jamais trouver une position stable quand on est jeune sont devenus l’ordinaire de presque tous. Cette situation a été systématiquement cultivée par la financiarisation de l’économie qui a mené une guerre sans merci contre toutes les formes de collectivités humaines – et contre leurs puissances publiques qu’elle a acculées à l’impuissance publique. Certes, les villes ne sont pas rasées, les usines ne sont pas bombardées, les terres agricoles ne sont pas minées ou défoncées par des tirs d’obus. Mais ce qui fut appelé la « destruction créatrice » par l’économiste Joseph Schumpeter (1883 – 1950), dès lors qu’elle est devenue, avec la financiarisation, exclusivement spéculative, et a conduit au désinvestissement généralisé, a imposé une logique de jetablité et de destruction qui fait que la « mondialisation » est devenue une lutte contre toutes les formes de valeurs.
Cette guerre est aveugle : ceux qui la mènent s’aveuglent eux-mêmes devant le fait qu’ils sont en train de détruire les objets de leur spéculation : il n’y aura bientôt plus de combattants économiques. Et c’est alors qu’apparaîtront les combattants militaires. Un bon Président ou une bonne Présidente pour 2012 n’a pas le droit d’ignorer ce contexte – ce que feront comme toujours les démagogues – et devra d’abord être capable de proposer une alternative à la guerre économique.
C’est un impératif absolu, essentiellement pour deux raisons : 1. Si elle devait se poursuivre, cette guerre économique mondiale conduirait à brève échéance à une guerre militaire mondiale ; 2. Au stade où elle en est déjà, il est devenu tout simplement impossible d’éviter la ruine économique et politique totale de la France, aussi bien d’ailleurs que de l’Europe et des pays industriels historiques – y  compris l’Allemagne, qui, dans un tel contexte, finira par connaître le même sort que les Etats-Unis, et la soudaine chute de sa croissance cette année est un indice de ce fait.
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Si la dette publique est devenue insupportable, c’est parce que les Etats ne croient plus en eux-mêmes. Mais s’il y a un tel discrédit, une telle perte de croyance dans l’avenir, et donc une perte de confiance entre banques, acteurs économiques, acteurs publics, instances politiques, générations, et finalement entre les citoyens eux-mêmes, et en chacun par rapport à soi-même, c’est surtout parce que le modèle consumériste qui s’était développé au début du XXème siècle est devenu toxique et destructif pour la planète et que cette destruction s’est emballée avec la financiarisation imposant sa logique à la mondialisation : alors le consumérisme est devenu porteur d’addictions, de maladies, de mal-être, d’épuisement des ressources naturelles, de déséquilibre environnemental, de contournement systématique des lois et des règles fiscales, d’attention deficit disorder (troubles du déficit de l’attention, NDLR), de destruction des modèles éducatifs, de liquidation des systèmes de production par les leveraged buy-out (financement d’acquisition par l’emprunt, NDLR), etc.

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Pour obtenir la confiance des gens, il faut leur faire confiance : c’est une règle élémentaire qui prend à rebours l’idée dominante selon laquelle les politiciens doivent communiquer, « faire de la pédagogie », donner des explications bêtasses à des gens dont on suppose qu’ils ne comprennent rien. Ceux-ci sont beaucoup plus lucides qu’on le dit : ils ne demandent qu’à réfléchir et à agir en fonction de ces réflexions. Il faut cesser de les prendre pour des enfants, c’est-à-dire pour des imbéciles (s’il est vrai qu’un adulte infantile est un imbécile). Les Français, comme la plupart des habitants de la Terre, attendent que l’on s’adresse à leur intelligence.

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[…] L’infantilisation des adultes, à quoi les industries culturelles procèdent de nos jours systématiquement – ce qui conduit à la majoration prématurée des enfants et des adolescents dont l’appareil psychique tend à être purement et simplement détruit par les appareils psychotechnologiques des mêmes industries culturelles – constitue une régression historique sans précédent.

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[…] Il faut que l’intelligence se batte pour elle-même, et peut-être bien contre ce qui, en elle-même, est bête.

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Il faut réfléchir, pour avoir une véritable intelligence de ce qu’il en est de l’intelligence, sur ce que l’on est en train de faire au moment même où l’on réfléchit ainsi, en tant que l’on est soi-même une intelligence individuelle prise dans un processus qui la dépasse, et qui forme une intelligence collective.

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La bataille économique, […], ne devrait être en principe qu’un « moyen » pour atteindre cette fin qu’est l’intelligence. Or, dans cette bataille, un retournement tend à s’opérer, tel que ce qui devrait être le « moyen » devient la fin, et la fin, le « moyen ». Et il se trouve précisément qu’alors, ce qui était une bataille économique de l’intelligence, et par l’intelligence, engendre précisément la bêtise – la destruction de l’attention, l’irresponsabilité, l’incivilité, « le degré zéro de la pensée ».

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Devant la bêtise, j’ai honte, et cette honte me fait penser : elle me force à penser – me fait faire attention selon un mode spécifique qui s’appelle la pensée, qui est le déclenchement d’une force. […] Mais cette bêtise ne peut me faire honte, et me faire ainsi faire attention à ce qu’il en est de la bêtise, et m’amener à conquérir une intelligence de la bêtise, que parce que je sais que c’est d’abord la mienne : elle ne peut m’affecter, cette bêtise, que parce qu’elle me rappelle que moi aussi je suis (organologiquement) bête, et que, comme disent les enfants, dans une langue mineure qui n’est pourtant pas bête (langue qui est aussi celle de la littérature, à commencer par la littérature dite mineure), « c’est celui qui le dit qui y est ».

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Si la majorité consiste à penser par soi-même, cette pensée ne tient comme pensée qu’en se tenant devant le public qui lit (seule base possible d’une majorité démocratique), c’est-à-dire : comme circulation de la pensée qui est toujours dépassée par elle-même, qui est une pensée pour l’autre et par l’autre (par l’autre en tant qu’il pense).

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L’intelligence donne du savoir, et la bataille de l’intelligence est aujourd’hui celle de ce que l’on appelle la bataille des industries de la connaissance et des sociétés de savoir. Mais une telle société suppose une intelligence sociale au sein de laquelle il est possible de vivre en bonne intelligence.

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Vivre intelligemment en société, c’est prendre soin du social en sorte que le social soit aussi un soin pris à l’individu en tant qu’individu.

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Il n’est pas fatal que le temps des jeunes cerveaux soit capturé et monopolisé par le marketing et par là systématiquement privé de conscience, au point qu’il devient parfois impossible d’éduquer ceux dont les cerveaux sont les organes organologiquement conditionnés, ce qui engendre incivilité et délinquance. Il n’est pas fatal que les cerveaux les plus vieux, soumis à la même condition, s’en trouvent privés eux-mêmes de leur responsabilité, c’est-à-dire de leur capacité à s’opposer à cet état de fait.

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(…) Le devenir-prématurément-majeurs des enfants est l’effet en miroir de la prolongation de plus en plus tardive de la minorité de leurs aînés et parents, qui est aussi la perte de leur exemplarité. Et tout cela constitue une tendance asymptotique à cristalliser une stricte incapacité psychique aussi bien que sociale à atteindre la responsabilité, c’est-à-dire la majorité.

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L’irresponsabilité des consommateurs, juvéniles aussi bien qu’adultes – les premiers prescrivant de plus en plus souvent les comportements des seconds -, dégrade les environnements familiaux et sociaux en détruisant les liens intergénérationnels et en affaiblissant la loi. Mais elle dégrade aussi et en conséquence les environnements naturels en généralisant le gaspillage et la jetabilité : le non-attachement aux choses qui font un monde.

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L’irresponsable se moque des conséquences de ses actes, dont il devient du même coup inconscient. Il n’est pas seulement dénué de conscience critique : il est privé de conscience tout court : il n’est plus qu’un cerveau.

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Du côté de la consommation, le mode de vie capitaliste est devenu un processus addictif de moins en moins porteur de satisfactions durables – ce qui a engendré un grand malaise dans la consommation, qui a remplacé la culture, c’est-à-dire le soin, s’il est vrai que la culture procède de cultes en tous genres, c’est-à-dire d’attachements à des objets dont l’ensemble constitue un système de soin, tandis que du côté de la production est apparue une « souffrance au travail » protéiforme, et qui se traduit désormais par des suicides chez les cadres comme chez les exécutants.

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(…) En aucun cas le nouveau capitalisme mondial ne peut se développer en reproduisant les modes de production et de consommation qui auront caractérisé ceux des démocraties industrielles occidentales, japonaise et coréenne. Car l’exportation de ce mode de vie est aussi celle d’une croissance des taux de production de toxines en tous genres à la plus grande partie de la population planétaire, et qui ne peut que conduire à la disparition de l’espèce humaine – outre que les phénomènes de destruction des appareils psychiques y produisent également leurs effets, et tout aussi rapidement que s’y répand la « croissance ».

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L’investissement, qui s’attache à son objet, et vise donc la durée, est précisément le contraire de la consommation. La consommation, lorsqu’elle fonctionne pour et par elle-même, comme c’est aujourd’hui le cas, est conduite par la pulsion, qui, à la différence du désir, recherche sa satisfaction immédiate. La consommation fonctionnant pour et par elle-même est ce qui détruit le désir qui s’attache au contraire à des objets, et qui est toujours, en cela, un investissement.

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(…) La régression des adultes et la généralisation de l’irresponsabilité reposent sur la destruction du ça – par la confusion des générations, le court-circuit des processus d’identification primaire, et la liquidation consécutive des systèmes de soin, c’est-à-dire des espaces transitionnels que forme la culture.

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(…) La télécratie a remplacé la démocratie – et il apparaît de plus en plus évidemment que la télécratie, qui est la concrétisation économico-politique du psychopouvoir, ruine tout sentiment de responsabilité, ce qui a des effets de plus en plus désastreux, en particulier sur la jeunesse et l’enfance, et sur les rapports entre les générations, c’est-à-dire sur la base de l’autorité.

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Face à l’incurie en quoi consiste l’irresponsabilité généralisée, une nouvelle responsabilité des pouvoirs publics apparaît, tout d’abord en termes de formation et de protection de l’attention des enfants et des adolescents, mais qui s’inscrit dans la question plus générale d’une reconstitution des systèmes de soin en quoi consiste une société civile et civilisée, dont les systèmes politiques sont des cas, et qui consiste en fin de compte à sauver la démocratie en la réinventant selon les nécessités induites par les évolutions organologiques et psychotechnologiques. Un tel chantier constitue à n’en pas douter le programme prioritaire d’une bataille de l’intelligence.

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(…) L’industrie télévisuelle détruit l’éducation et engendre « le degré zéro de la pensée ».

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(…) L’identification est interminable parce que l’individu (psychique aussi bien que collectif) ne cesse de changer – il est ce processus que l’on appelle l’existence.

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Ce sont tout d’abord les organes du corps, notamment l’œil, la main et le cerveau, qui se coordonnent pour lire et pour écrire, mais c’est aussi le corps entier, qui, pour commencer, prend l’habitude de la station assise prolongée.

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Les circuits de la transindividuation s’inscrivent et en quelque sorte s’écrivent dans la matière grise du cerveau sous forme de circuits de connexions synaptiques.

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Les circuits de cette organologie sociale, technique et physiologique sont ce que le système éducatif et plus généralement tous les systèmes de soin sont en charge de frayer, de transmettre et d’individuer, c’est-à-dire aussi de trans-former – comme constitution intergénérationnelle du ça. Et ce sont ces circuits que les psycho-technologies détruisent en les court-circuitant – et en court-circuitant par la même occasion le système éducatif tout autant que la démocratie en tant que système politique de soin.

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(…) La noblesse de l’esprit est ce qui lui donne la liberté de se projeter au-delà de ce qui existe, et, à fortiori, au-delà de ce qui, comme subsistance, est la condition de ce qui existe. La noblesse de l’esprit est la raison comme faculté de projection des objets du désir de savoir qui sont infinis.

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Ce que les parents et les éducateurs (quand ils sont encore majeurs eux-mêmes) forment patiemment, lentement, dès le plus jeune âge, et en se passant le relais d’année en année sur la base de ce que la civilisation a accumulé de plus précieux, les industries audiovisuelles le défont systématiquement, quotidiennement, avec les techniques les plus brutales et les plus vulgaires – tout en accusant les familles et le système éducatif de cet effondrement. C’est cette incurie qui constitue la cause première de l’extrême affaiblissement des établissements d’enseignement aussi bien que de la structure familiale.
Pour être rendu disponible aux impératifs du marketing, le cerveau est ainsi précocement et littéralement privé de conscience en ce sens que la création des circuits synaptiques en quoi consiste la formation de cette capacité attentionnelle qu’est la conscience est bloquée par la canalisation de l’attention vers les objets des industries de programmes. Le cerveau juvénile, ainsi affecté, ou plutôt désaffecté – et qui court d’autant plus de risques de souffrir d’un déficit attentionnel et d’un échec scolaire qu’il aura été exposé précocement aux programmes télévisuels, par exemple ceux de canal J -, est d’autant moins disponible pour reconstituer les circuits longs de la transindividuation qui ont frayé le savoir au cours de l’histoire humaine.

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(…) On ne devient jamais pleinement majeur, qui que l’on soit.

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Pour des raisons très diverses, tous ceux-là (nous tous qui sommes réputés majeurs) rejettent d’une manière ou d’une autre l’idée même d’opérer une révolution organologique de la vie de l’esprit – car elle est très complexe et douloureuse. Tous ceux-là, c’est-à-dire nous tous, préférons nous leurrer en croyant soit 1/ que tout n’est pas si grave, soit 2/ que l’on pourra revenir à des temps meilleurs, c’est-à-dire conformes aux temps antérieurs, soit 3/ qu’il n’est pas possible d’améliorer la situation (que nous ne sommes pas – du moins pas tous – perfectibles) et qu’il faut essayer de s’en sortir et de protéger les siens, en s’efforçant d’oublier tout les reste ; toutes attitudes qui (outre celle du mélancolique qui se morfond en haïssant toutes choses et lui-même) manquent d’attention au monde, attitudes mineures, et qui, dans un langage mineur, s’appellent faire l’autruche – face à ce qui constitue finalement un colossal conflit à venir entre les générations.
L’état de fait est pourtant catastrophique, et au fond, aucune de ces autruches ne l’ignore. Mais tous (toutes) ont intériorisé la logique TINA : there is no alternative, parce que tous (toutes) nous sommes de près ou de loin sous l’influence des psychotechnologies qui détruisent nos majorités.

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(…) Si nous devons modifier nos comportements en vue de réduire la production de dioxyde de carbone, ce ne sera possible qu’à la condition de revaloriser très spectaculairement la formation de l’attention, et notamment en tirant les conséquences des effets de l’environnement médiatique sur la synaptogénèse.

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(…) La consommation politique est incompatible avec la démocratie, elle n’est qu’une télécratie.

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Questions environnementales, politique industrielle, politique éducative, règles encadrant les médias de masse, politique des nouveaux médias : tout cela constitue une seule et même question, et on peut l’appeler la bataille contemporaine de l’intelligence – une bataille d’une importance incomparable au regard de toute l’histoire de l’humanité.

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(…) La plasticité cérébrale humaine supporte, en tant qu’elle est structurellement inachevée et ouverte, le processus d’individuation lui-même structurellement inachevé du psychisme aussi bien que de l’appareil social, et c’est cet inachèvement commun qui converge dans l’objet de l’attention en tant qu’elle est à la fois psychique et sociale.

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C’est (…) l’existence qui est réduite à la subsistance, le psychopouvoir soumettant l’appareil psychique aux objectifs du biopouvoir.

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(…) Les sociétés disciplinaires sont devenues des sociétés de contrôle dont la psychotechnologie est le principal organe au service du marketing.

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La rétention est la base de tout système de soin, qui est toujours un système d’apprentissage par où se forme une attention. Apprendre, c’est retenir.

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L’enseignement n’est pas simplement la transmission du savoir, mais de la connaissance. Et celle-ci n’accède à ce statut qu’à la condition d’être publiquement et explicitement transmissible : enseignement et connaissance sont indissociables. Une connaissance doit pouvoir être enseignée, faute de quoi ce n’est pas une connaissance. Et un enseignement ne peut transmettre que des connaissances – même si un enseignement est souvent accompagné d’une éducation, et suppose en cela la transmission d’un savoir-vivre. C’est ainsi que la connaissance rompt avec la mystagogie : le savoir rationnel n’est plus le fruit d’une initiation, mais d’une instruction.
Cela ne signifie pas que la connaissance n’a plus rien à voir avec les mystères.

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Le philosophe aime la sagesse dans la mesure même où il pose qu’elle lui échappe et le dépasse : la sagesse est l’objet du désir de la philosophie dans la mesure – et dans la démesure – où elle lui fait défaut, demeurant pour elle une interrogation sans cesse renouvelée.

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La difficulté de l’enseignement philosophique est de faire la part entre l’enseignement en quoi consiste la philosophie, et cet objet qui ne peut jamais faire l’objet d’un simple enseignement ( d’une simple intériorisation d’opérations de rétention), mais qui doit devenir une expérience et quasiment un mode de vie : une ascèse, un soin, une épimélia d’un type particulier – dont toutes les techniques de soi étudiées par Foucault sont des cas.

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A partir de l’écriture, la connaissance apparaît et construit son objet connaissable, c’est-à-dire sans mystère. Mais l’objet de la connaissance ne se réduit jamais à cette construction. Il y a une inadéquation irréductible entre la connaissance et son objet, et elle inscrit l’inachèvement au cœur même de ce processus d’individuation en quoi consiste la connaissance telle qu’elle désire son objet. C’est pourquoi l’objet de la connaissance est in-fini : parce que c’est l’objet du désir.

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La connaissance n’est pas réductible à une technique, c’est-à-dire à un simple mode de production de son objet. Elle est un affect. Le vrai, le juste et le beau m’affectent et en cela dépassent ma seule connaissance : ils me trans-forment.

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L’école et le collège instituent simplement une technique disciplinaire comme celles instaurées par l’armée puis par l’usine et dans la prison.

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La question est seulement de savoir s’il faut penser les choses depuis leur ordinaire, ou depuis ce qui peut se produire, dans cet ordinaire, et grâce à lui, d’extra-ordinaire, comme excès au service de quoi serait un tel ordinaire et auquel il s’agirait d’accéder – par exemple comme conquête d’une majorité, contre la paresse, et contre la lâcheté.

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Cet état d’esprit révélateur de déceptions, en s’imposant à travers tant de grandes figures tout droit sorties, en France, de l’Ecole normale supérieure, tire sa puissance performative, après l’énorme déception de cette espèce d’avortement historico-politique qu’aura été 1968, d’un discours de déniaisement basé sur la rhétorique du ne… que… au futur antérieur – par exemple : L’école n’aura été qu’un dispositif disciplinaire, ou encore : la pensée politique n’aura été qu’un grand récit (ce qui veut dire en fait : nous sommes condamnés à gérer l’économie, il n’y a plus d’économie politique). De tels énoncés sont des tentatives d’universaliser et de rationaliser les échecs historiques d’une génération de penseurs, de militants et d’acteurs publics. Nous en faisons aujourd’hui les frais : nous vivons dans ce qui se présente comme n’étant plus qu’un désert – celui du nihilisme dont ces discours sont les versions les plus subtiles, et en cela les plus révélatrices, en effet. Et pourtant…

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La question du XXe siècle est celle de la révolution des modes d’existence humains, qui doivent devenir des modes de consommations en liquidant les savoir-vivre dans ce qui devient une économie industrielle de services dont les industries de programmes sont la base. C’est ce qui conduit à la destruction des milieux associés , c’est-à-dire des milieux symboliques, qui sont remplacés par des milieux dissociés, c’est-à-dire des milieux cybernétiques.

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La technique de soi commence par l’intériorisation hypomnésique des discours, qu’ils soient légués et reçus, ou qu’ils soient conçus et produits, la condition étant qu’ils soient mis sous forme de rétentions tertiaires – ce qui constitue aussi, sous la conduite d’un maître, le principe de tout enseignement scolaire.

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Le passage du sien au soi signifie que ce qui était mien devient moi.

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Il faut prendre en compte le caractère tecno-logique de la constitution du soi, le soi se distinguant du moi non pas tant par sa réflexivité, comme moi se considérant lui-même, que par le fait que le soi est indissociable du soin tel qu’il a d’emblée une double dimension psychique et sociale, en sorte que prendre soin de soi est toujours déjà prendre soin de l’autre et des autres.
Les techniques de soi se transforment ainsi inéluctablement en techniques de l’autre et des autres : en technique de gouvernement de soi et des autres.

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Dans « la phase actuelle du capitalisme », les dispositifs épuisent les « sujets » parce qu’ils ne peuvent plus engendrer autre chose que de la désubjectivation, c’est-à-dire d’immenses risques d’explosion.

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Penser, c’est agir, et agir dignement, c’est exister dans cet entre-deux.

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L’ « Etat bourgeois » est caractérisé essentiellement comme biopouvoir mettant en place une politique de gestion administrative du devenir et de la croissance de la population, par exemple comme politique de soutien à la natalité ou d’hygiène publique : telle est la biopolitique.

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Au cours du XIXe siècle, en France, et dans le même mouvement qui fait de l’hygiène l’une des principales préoccupations publiques, l’Etat institue l’instruction obligatoire dans le cadre de la laïcisation systématique de la vie publique. Or, tout comme la biopolitique des soins pris aux conditions vitales du développement de la population démographiquement appréhendée par une politique économique globale devient au XXe siècle la politique de santé publique et d’assurance sociale qui accompagne et qu’accompagne la croissance de l’industrie pharmaceutique – ainsi soutenue par la commande d’Etat déléguée à la demande de la population elle-même –, l’Etat-providence, qui anticipe alors le développement industriel par des politiques planifiées (par exemple comme science du vivant mise au service de la biochimie industrielle), fait de l’instruction publique une politique à la fois d’éducation nationale, d’enseignement supérieur et de recherche scientifique et technologique par la formation, l’acculturation et la transformation des esprits de tous, et parmi eux, des meilleurs qu’il s’agit de mobiliser au service d’un nouvel âge de l’intelligence. (C’est l’âge de ce que Valéry décrit comme une économie politique de l’esprit tout en observant que sa valeur baisse).

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Tout être humain se trouve chargé de son existence sauf à devenir inhumain : sauf à inspirer à tout autre homme digne d’un tel nom la honte d’être un homme.

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Prendre soin, c’est prendre soin d’un équilibre qui est toujours à la limite du déséquilibre, voire « loin de l’équilibre », et c’est tout aussi bien prendre soin d’un déséquilibre toujours à la limite de l’équilibre : c’est prendre soin du mouvement.

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A la fin du XXe siècle, ce ne sont pas les Etats-nations et les pouvoirs publics « bourgeois » qui visent à contrôler psychiquement les populations, mais les entreprises visant les marchés planétaires (la bourgeoisie ayant d’ailleurs disparu, laissant place de plus en plus souvent à la mafia).

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C’est désormais le capitalisme financiarisé qui entend concevoir, faire adopter et faire disparaître à volonté selon ses besoins immédiats, le plus vite possible, à très court terme, et en fonction des cycles de rotations extrêmement rapides imposés par la guerre économique mondiale et par les hedge funds, les produits médiatiques d’un psychopouvoir qui a pour but exclusif la maîtrise planétaire des comportements.

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C’est ce capitalisme déterritorialisé, et tout à fait « émancipé » de tous ses liens avec les Etats-nations, qui entend orchestrer les changements de comportements dans toutes les aires culturelles, quelles que soient leurs singularités qu’il s’agit donc d’éliminer par une industrie mondiale des psychotechnologies audiovisuelles auxquelles les télécommunications et les industries du numérique viennent s’ajouter tout à la fin du XXe siècle.

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Parce que les objets temporels industriels ont des capacités de captation, de monopolisation et de pénétration de l’attention sans équivalent dans l’histoire, ils deviennent au cours du XXe siècle les principaux produits de l’industrie dans la mesure où c’est par leur intermédiaire que sont façonnés les modes de vie, en sorte que le biopouvoir et la biopolitique deviennent ici une question relativement secondaire : elle n’est plus qu’un aspect du psychopouvoir (son aspect somatique). Car à travers les objets temporels industriels, le pouvoir économique court-circuite le pouvoir politique des Etats, prenant massivement le contrôle des comportements.

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Nous savons que le mode de vie propre aux sociétés industrielles – fondées sur l’augmentation constante de la consommation, dont les bases s’établirent en Europe et migrèrent en Amérique du Nord pour y devenir the american way of life – ne pourra pas durer. Nous savons que l’urgence est même de mettre un terme au plus tôt à ce mode de vie que nous-mêmes, les Européens, avons en large part adopté en retour : il est déjà devenu par lui-même, dans les conditions actuelles, « insoutenable », et il deviendrait massivement et irréversiblement mortifère s’il devait être adopté par les trois milliards d’êtres non inhumains qui entrent depuis peu dans une « modernisation » qui paraît être conduite par une logique ultra-spéculative, et en cela tout à fait sauvage – ne prenant plus soin de rien, souvent mafieuse, et répandant partout l’incurie.

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Aujourd’hui, les conséquences du conflit entre institutions de programmes et industries de programmes apparaissent pour ce qu’elles sont : les établissements d’enseignement s’effondrent, et la misère symbolique règne en lieu et place de la culture – tandis que ces établissements et cette culture sont là pour former les nouvelles générations d’êtres non inhumains. Il en résulte un désastre psychologique et social dont une conséquence massive est la liquidation de la faculté cognitive, qui est remplacée par l’habileté informationnelle.
La faculté cognitive est le seul lien solide entre le psychisme et le social – ce que l’on appelle la raison -, tel qu’il passe par la succession des générations transformée et sublimée par les disciplines – ce qui constitue le savoir. La saturation informationnelle est au contraire ce qui désocialise le consommateur d’information. Les connaissances et les savoirs doivent être psychiquement assimilés et faits sien, c’est-à-dire soi, là où l’information est une marchandise faite pour être consommée, c’est-à-dire « jetable ».
Le savoir individue celui qui apprend et se transforme en intériorisant l’histoire des transformations individuelles et collectives en quoi un savoir consiste. L’information diffusée par les industries de programmes désindividue celui qui la consomme. L’information ne peut devenir matière à penser et objet de savoirs qu’à la condition de faire l’objet de transformations, opérées selon les règles des disciplines qui constituent précisément en cela des savoirs, ce qui ne peut se produire que comme transformation de celui qui transforme cette information.
L’éducation, conçue comme instruction des savoirs ainsi constitués, c’est-à-dire comme leur transmission par des institutions de programmes, est ce qui apprend à l’éduqué à opérer de telles transformations – par où il s’individue comme être non inhumain. Les industries de programmes sont au contraire ce qui désapprend ce qui est appris par les institutions de programmes : l’apprentissage des disciplines par les institutions de programmes est la formation d’une attention à chaque fois spécifique aux objets de ces disciplines, et les industries de programmes capturent cette attention en la détournant de ces objets institués que sont les objets de savoirs : elles la détruisent en tant que faculté de connaître et expérience du savoir – en tant que raison. Et elles conduisent vers l’êtrinhumain – en liquidant ce que Jacques Lacan appelait le parlêtre.
Cette destruction de l’attention est une désindividualisation, et c’est à la lettre une dé-formation : c’est une destruction de cette formation de l’individu en quoi consiste l’éducation. Le travail de formation de l’attention assuré par la famille, par l’école, et par l’ensemble des établissements d’enseignement, des institutions culturelles et de tous les appareils de la « valeur esprit », à commencer par l’appareil académique, y est systématiquement défait en vue de produire un consommateur dénué de cette capacité d’autonomie aussi bien morale que cognitive qu’est la conscience comme libre arbitre – sans laquelle il n’y a pas de science autre que ruineuse.

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Toutes les civilisations sont des manières de capter ce que Freud appelait l’énergie libidinale pour la détourner des objets sexuels afin qu’elle se fixe sur des objets sociaux par lesquels elle s’élève : une civilisation est un processus de sublimation par où la puissance pulsionnelle se transforme en énergie sociale – sublimer veut dire tout d’abord transformer.
Si, aujourd’hui, il peut paraître vieux jeu, voire réactionnaire, de parler d’ « élévation », je pense que cette apparence est une idée reçue, elle-même très « réactionnaire », et que l’affirmation de la nécessité de l’élévation est au contraire très révolutionnaire.
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Toute société suppose un pouvoir de sublimer, d’organiser, de cultiver. Par définition, ce qui doit être cultivé, c’est ce qui ne se produit pas de soi : cela nécessite des institutions, que celles-ci soient le chaman, la papauté, l’Assemblée nationale ou l’ONU. Or, pour que ces institutions fonctionnent, il faut qu’elles fassent droit d’une manière ou d’une autre au singulier comme source de tout avenir et que, précisément, elles l’élèvent : qu’elles en prennent soin, le couvent, le nourrissent, le taillent et, finalement, le célèbrent comme exemple et jalon.
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Une existence humaine se construit en se projetant vers des objets de consistance, c’est-à-dire de sublimation (les objets de l’amour sous toutes ses formes : l’amour de mon épouse, l’amour de la géométrie, l’amour de l’art, l’amour de la patrie, de Jésus, de la sagesse, etc.), faute de quoi ce n’est plus une existence mais une pure subsistance. Vivre uniquement en fonction des subsistances, ce qui s’appelle le consumérisme, c’est tendre à vivre et penser comme des porcs…
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Ni la mémoire sociale ni la mémoire individuelle ne sont simplement dans les cerveaux des gens : elles sont dans les artefacts, et dans les relations que les corps et les esprits nouent entre ces artefacts, et à travers ceux-ci, entre eux-mêmes. Il est évident qu’il se passe beaucoup de choses dans la mémoire cérébrale. Mais la plasticité du cerveau est telle que ses couplages avec l’environnement technique sont aussi importants que les processus proprement cérébraux, en particulier pour ce qui concerne les hypomnémata, qui sont les mnémotechniques à proprement parler et qui constituent la condition de transmission des savoirs par lesquels l’individu singulier s’élève – par exemple comme élève.
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Ce qui fait que le savoir est du savoir, c’est qu’il est transmissible de génération en génération.
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Tous les êtres vivants sexués sont constitués par deux mémoires : la mémoire de l’espèce, génétique, et la mémoire nerveuse, individuelle. Or, les êtres humains, en tant qu’êtres vivants qui ex-sistent, ont une troisième mémoire, et c’est elle qui constitue la possibilité de ce qu’on appelle la culture et l’esprit.
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Car cette troisième mémoire est ce qui ouvre la possibilité même de l’inconscient : c’est elle qui permet les processus aussi bien de transmission de traumatismes entre les générations que de refoulement de ces traumatismes.
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L’objet du désir est un objet de l’existence, et celui du besoin est un objet de la subsistance.
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Si les objets de savoir sont finis et calculables, le savoir lui-même est infini – et il n’est pas totalisable.
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Nous vivons dans une société qui repose sur l’irresponsabilisation tendancielle du consommateur : le consommateur doit être aussi complètement irresponsable qu’il est possible, surtout s’il doit être un consommateur de services, mais déjà s’il s’agit d’un consommateur d’objets.
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L’attention est quelque chose qui se forme, lentement, à travers un système de soin complexe, qui va des premiers gestes que la mère consacre au nourrisson jusqu’aux formes les plus élaborées de la sublimation, en passant par tout ce qui constitue le surmoi.
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Nous, les êtres non inhumains, ne sommes pas constitués seulement par des réflexes conditionnés : nous sommes structurés par des rétentions et des protentions, c’est-à-dire par des souvenirs et des désirs, des imaginations, des rêves, la capacité de transformer le monde et de s’élever. Entre les rétentions et les protentions, il y a la vie de l’attention – qui est une attente. Or, l’attente n’est pas un réflexe, et l’attention est quelque chose qui se forme : produire de l’attention chez un être psychique, c’est forcément participer à l’individuation psychique et collective, et donc produire avec l’attention psychologique de l’attention sociale, c’est-à-dire du lien social. Les rétentions et les protentions sont agencées dans l’être non inhumain en tant qu’il lutte contre l’être inhumain qui est en lui. Cela relève du désir, et de ce que Freud appelle la sublimation. Les rétentions sont les souvenirs gardés en moi qui constituent mon histoire personnelle.
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Il y a des rétentions dans le présent, et la perception en est précisément une : la perception qui peut être en cela attentive est déjà une rétention sans pourtant être de la mémoire.
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Les enfants ne se construisent plus, en premier lieu, en relation avec leurs parents et les autres êtres humains qu’ils côtoient, mais face à la télévision.
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Un cerveau sans conscience produit un homme inhumain. L’inhumanisation des enfants n’est pas seulement une grande et funeste tentation de notre temps : c’est devenu l’ordinaire de notre misère.
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Perdre le sentiment que la vie vaut le coup d’être vécue peut rendre fou furieux.
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Le pharmakon, c’est à la fois ce qui permet de prendre soin, et ce dont il faut prendre soin – au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice.
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Chacun sait désormais qu’il est impossible de poursuivre cette mécroissance qu’est la guerre économique mondiale déguisée en paix consumériste par le psychopouvoir du marketing. Mais personne ne voit comment il est possible de retrouver le chemin d’une croissance et d’un développement pacifiques. C’est la combinaison de ce savoir et de ce non savoir qui répand le sentiment apocalyptique ordinaire où l’on sent et l’on sait que quelque chose est arrivé à sa fin.
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Le pathos est l’affection en général : à la fois comme lien et comme maladie.
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La vie est un processus, et au cours de celui-ci, des formes de vie se stabilisent.
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Le normal et le pathologique ne sont pas en opposition.
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La régression des savoir-vivre et des savoir-faire locaux n’a jamais conduit à la progression des savoirs universels : c’est tout à fait le contraire qui s’est produit.
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Une économie qui ne sait plus produire en quoi que ce soit le sentiment que la vie vaut le coup d’être vécue, et qui provoque intrinsèquement la perte du sentiment d’exister, est condamnée à l’effondrement.
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La jetabilité généralisée qui s’est de nos jours imposée partout dans le monde, qui affecte tout aussi bien les hommes et les entreprises que les objets qu’ils produisent, ainsi que les idées et les concepts que ces objets incarnent et désincarnent, a installé une infidélité systémique qui est orchestrée par le marketing, et où les rapports intergénérationnels se sont inversés : les enfants y prescrivent aux parents leurs comportements – c’est à dire leurs actes d’achats.
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Le désenchantement comme calcul de la finance et fiduciarité conduit à la liquidation de la fidélité, de l’amitié, de l’amour, de la philia, des savoirs, des arts et des lettres, bref, de ce qui fait que la vie vaut le coup d’être vécue.
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Il faut penser l’avenir planétaire depuis la question du psychopouvoir qui caractérise les sociétés de contrôle, et dont les effets sont devenus massifs et destructeurs. Le psychopouvoir à présent mondialisé est une organisation systématique de la captation de l’attention rendue possible par les psychotechnologies qui se sont développées avec la radio (1920), avec la télévision (1950) et avec les technologies numériques (1990), se disséminant sur toute la surface de la planète à travers diverses formes de réseaux, et aboutissant à une canalisation industrielle et constante de l’attention qui engendre depuis peu un phénomène massif de destruction de cette attention que la nosologie américaine décrit notamment comme attention deficit disorder.
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La véritable question, pour l’Europe comme pour le reste du monde, est d’inventer a new way of life, où économiser signifie prendre soin.
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On appelle spéculateur (et, en période de guerre, « profiteur ») celui qui se moque des conséquences économiques aussi bien que sociales de ses décisions « profitables ». Il appartient à la catégorie de ceux que l’on appelait autrefois les incurieux : ceux « qui n’en ont cure », c’est-à-dire qui n’en ont « rien à faire » - ceux qui disent : I don’t care. Ceux qui se moquent du monde.
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La tendance à l’incurie est irréductible : il n’y a pas, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de paradis sur terre. C’est pourquoi il faut toujours organiser une économie de l’incurie en cultivant des systèmes de soin qui supposent une intelligence pharmacologique, concrétisant par là un art de vivre, tramant de multiples thérapeutiques. Notre époque est cependant très singulière : comme aucune autre avant elle, elle a fait de l’incurie le principe même de son organisation. C’est ce qui ne peut plus durer.
Tels sont l’urgence et le défi – mondial et sans précédent – du grand renversement de tendances face au vide pulsionnel généralisé.
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Si nous pouvons nous reconnaître comme formant un nous, c’est-à-dire une unité, au sein de laquelle nous sommes capables de nous entendre, c’est bien le fait que nous ne « sommes » qu’en étant sans cesse et depuis toujours mis en question par l’intermédiaire de ce qui, traversant ceux auxquels on donne le nom d’hommes, en constitue aussi bien le défaut que l’excès.
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Celui qui questionne, c’est celui qui pense par lui-même, c’est-à-dire celui qui accède à la dimension anamnésique de l’individuation. Là est « la possibilité de poser des questions ».
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Qu’il y ait toujours un bouc émissariat à l’horizon de toute situation pharmacologique, et donc dans toute possibilité de questionner et d’être mis en question, c’est ce dont le fanatisme religieux et toutes sortes d’autres formes moins visibles d’intégrismes sont les effets. Et  sur ce registre, l’intégrisme laïc n’est pas moins vulgaire que ce qu’il croit combattre : faire du religieux le bouc émissaire de tous nos maux est ce qui dispense de penser la dure réalité du pharmakon contemporain que dénient de concert intégrismes et fanatismes de tous poils, religieux aussi bien que laïcistes.
(Si la troisième République eut à combattre le contrôle toxique que l’Eglise exerçait sur les âmes depuis une politique que l’on ne peut comprendre qu’en la rapportant aux luttes de la Réforme et de la Contre-Réforme, les empoisonneurs ne sont plus de nos jours de ce côté-là)
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Ce que l’on a appelé la postmodernité est cette misère à la fois symbolique, politique, spirituelle et désormais économique – car ce que découvre l’Europe avec stupeur et en son sein, c’est que la misère symbolique qui avait détruit les sociétés industrielles dites avancées y répand désormais la misère économique.
L’ennemi de l’individuation, c’est-à-dire de la question, c’est l’adaptation – la question constituant la modalité de l’existence spécifique par où se produit un « saut quantique dans l’individuation ».
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L’adoption est la condition de l’individuation de l’être pharmacologique – telle que le poison peut y devenir remède. L’adaptation, qui détruit les savoirs pharmacologiques, généralise au contraire la toxicité. Adapter, c’est prolétariser, c’est-à-dire priver de savoir celui qui doit se soumettre à ce à quoi il s’adapte.
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Il n’est possible d’exister, pour un individu psychique, qu’en contribuant à l’individuation de son milieu, et en se co-individuant avec d’autres individus psychiques.
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La bêtise est ce qui résulte de la destruction des circuits de transindividuation. Cette ruine à laquelle personne n’échappe fait honte, et c’est depuis cette honte qu’engendre la bêtise à laquelle il s’agit de nuire que l’on se met à penser.
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Qui est ou qu’est-ce que l’êtrinhumain ? C’est celui qui n’est pas capable de promettre – non pas celui qui n’est pas capable de tenir sa promesse, mais celui qui est incapable de promettre cette humanité qui n’existe pas encore. Ou à peine : qui n’existe qu’à la peine, c’est-à-dire à la condition du travail de se faire advenir elle-même. L’êtrinhumain, c’est ce qui n’est pas capable de répondre de ce qui n’existe pas encore.



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Bibliographie

- J’attends celui qui mettra fin à la guerre économique, Philosophie Magazine n°53 – octobre 2011


- Prendre soin de la jeunesse et des générations, éditions Flammarion, 2008




- Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir, éditions Mille et une nuits, 2008




- Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, De la pharmacologie, éditions Flammarion, 2010