mardi 28 août 2018

Pour Jacques Izoard, poète liégeois ayant quitté les rives mosanes en l’été 2008.


Mes pieds traînaient, lourds, sur les quais de la Meuse.
J'errais, solitaire, sous la pluie et le vent...
Rien n'arrêtait la foule qui se pressait sur la Batte...
Liège vibrait de cette joyeuse cacophonie où se mêlent les langues du monde...

On m'avait dit que tu tenais le drapeau du poème ouvert.
On m'avait dit qu'au Carlo Levi...

Mes rêves te voyaient comme on voit les poètes d'ici : forts de leur fausse gloire et se donnant des airs...

J'entrais en un café misérable.
Les regards un instant me suivirent.

Une bière ou un café plus loin, je ne sais plus...
Tu es entré, une pile de livre sous le bras, un cartable terriblement lourd au bout de l'autre...
Tu as posé ce fatras sur la table.
Tu es venu vers moi : "C'est toi qui vient de si loin pour me rencontrer ?"

De poème en poème, nous avons défié les brumes...
Un soleil intérieur nous faisait oublier les murs gris frappés par la crise...
Entre les glaces du Carlo Levi, Karl Marx et Engels nous faisaient quelques clins d'yeux...
La lumière des poèmes resplendissait de miroir en miroir...
Le monde n'avait plus d'autre vie que la nôtre, si fragile, posée sur ces rimes inaccessibles...
Parenthèse de verbe posée sur un monde qui se meurt...

L'esprit en alerte et le cœur gros d'amour, j'ai repris mon errance sur ces rives incertaines...
Est-ce la grâce de tes mots ?
Je n'ai jamais été étranger sous la bruine liégeoise, alors qu'ici...

Nos chemins se sont ainsi croisé, ici et là, dans la ville...

La dernière fois que je t'ai aperçu, tu marchais, rue Saint Gilles, les bras toujours chargés de toute ta poésie...

J'ai appris ton départ, toi qui incarnais la poésie, enracinée dans la cité...

Tu n'avais rien à voir avec ceux-là qui se donnent des airs dès qu'ils écrivent trois vers.
Tu vivais de cette humilité: aucune fierté à tirer de ces phrases que nos doigts alignent. Seule demeure la sincérité du propos, et la vibration à l'unisson du monde...

Ce monde ne saura sans doute rien de ton œuvre sensible...
Il se fout éperdument d'un poète qui meurt...
Je jetterai mes mots aux hasards du courant.
La Meuse gardera la trace de ta plume, sur les quais de la Batte, ou dans les ruelles d'Outre-Meuse...
Nous irons boire une bière rue Saint Gilles, en agitant nos doigts sur des pages obscures...
Le poème marche, il ne se distingue en rien de la foule qui vaque, l'âme en berne, sous la pluie glacée...

Manosque, 11 août 2008

Extraits

Entre l'air et la peau
que de pays perdus,
que de souffles épars!
Que contient ce monde:
organes, veines, viscères.
Et la paume et l'herbe,
néanmoins s'aiment.

*

Ne viens chez moi
qu'avec des monceaux de roses
et n'oublie pas que tendresse
est une sœur suave.
Pose la tête sur l'oreiller.  
Qui balbutie sous la lune
est un sourd de sac et de corde.
*

Marche sans savoir
quand ton souffle
deviendra l’opaque
serviteur Silencieux.
A genoux, tu siffleras.
Tu rêveras des cris
que les échos étouffent.

*

Bibliographie


- Pièges d'air, éditions Le Fram, 2000


jeudi 23 août 2018

Hommage à Mahmoud Darwich (1941- août 2008)


Tu n'as jamais pu revenir sur tes pas.
Tu n'as jamais pu revoir ton village.
Tu as pris les chemins de l'exil. 
Ils ont dressé un mur entre toi et tes racines.

Ce que tu fus, si peu le savent...
Si peu savent ce qu'endure un poète en terre dérobée à ses pas...
Chants d'oliviers coupés sous le scalpel de guerres fratricides...
Et toujours le mur...

Tu cognais ton poème aux cloisons trop étroites de ce monde...
Tu clamais le droit à vivre par de là les frontière...
Et tu vivais...
Parfois, tu trébuchais, pour mieux te relever de tes blessures...

Il n'en fut qu'une qui ne pouvait cicatriser: celle qui ensanglantait ta terre, vibrante d'être le berceau d'un occident devenu fou...
Tu revenais alors au Majnûn, tu clamais l'amour et tu courais, sous les bombes et la mitraille, et ta plume écrivait, écrivait des mots d'espoir, des mots de tolérance...

Mais toujours ce mur que les hommes dressent entre eux et eux...

Tu as construit ton œuvre comme un olivier millénaire...
Tu n’as jamais perdu une occasion de lire et de dire...

Jamais tu n’acceptas de demeurer silencieux, même sous les chenilles des chars envahissant Naplouse...
Mais toujours, devant tes yeux, le mur, rutilant béton orné de chevaux de frise, plaie béante, dard fiché en plein cœur de qui est poète, et pleure...

Ton poème montait droit vers les étoiles...

Ton poème nous parvenait parfois, en différé, par des chemins de traverse...
Je t'ai suivi, ami, j'ai gravi le Golgotha du vocabulaire, portant la lourde croix des mots...

Nous avons rêvé, sans nous connaître vraiment.
Nous avons vu un premier mur se défaire.
Nous avons espéré qu'il ne serait jamais que le premier...
Nous avons espéré...

C'est par le cœur qu'on tue plus sûrement un poète...
C'est par le cœur que tu es parti.

Ton œuvre ne nous dira jamais si des murs existent aussi, au paradis des poètes...
Pour un matin, alors que Leyla se débat entre des bras imposés, Majnûn crie, dans l'aube délicate, et rêve de te rejoindre, de l'autre côté du mur...
Le monde n'en saura rien: il a les yeux rivés sur les stades du déshonneur, loin, si loin de la vraie misère du monde, qui est aussi sa vraie richesse...

"Pas de bannière dans le vent, qui flotte.
Pas de cheval nageant dans le vent.
Pas de tambour qui annonce l'ascension
ou le brisant des vagues.
Rien n'advient dans les tragédies en ce jour.
Le rideau est tombé.
Les poètes et les spectateurs sont partis." 

Mahmoud Darwich


Manosque, 10 août 2008


Extraits

Le cyprès s'est brisé comme un minaret
et il s'est endormi
en chemin sur l'ascèse de son ombre,
vert, sombre,
pareil à lui-même.
Tout le monde est sauf.
Les voitures sont passées, rapides, sur ses branches.
La poussière a recouvert les vitres...
Le cyprès s'est brisé mais
la colombe n'a pas quitté son nid déclaré dans la maison voisine.

*

Pas de bannière dans le vent, qui flotte.
Pas de cheval nageant dans le vent.
Pas de tambour qui annonce l'ascension
ou le brisant des vagues.
Rien n'advient dans les tragédies en ce jour.
Le rideau est tombé.
Les poètes et les spectateurs sont partis.

*

C'est le sable.
Étendues d'idées et de femme.
Marchons en cadence vers notre trépas.
Au commencement les arbres élevés étaient femmes,
Une eau montante, une langue.
La terre meurt-elle comme l'homme ?
Et l'oiseau la porte-t-il en guise de vide ?

*

LA FILLETTE/LE CRI

Sur la plage, une fillette. La fillette a des parents, ses parents ont une maison,
la maison a une porte et deux fenêtres.
En mer, un bâtiment de guerre joue
à la chasse aux piétons sur la plage :
quatre, cinq, sept personnes
tombent sur le sable mais la fillette en réchappe de justesse.
Une main de brume,
une main providentielle, l’a secourue. Elle crie : Papa !
Papa ! Lève-toi et rentrons. La mer n’est pas pour nos semblables ! Gisant sur son ombre dans le tourbillon de l’absence,
le père ne répond pas.

Sang dans les palmiers, sang dans les nuages.

Sa voix l’emporte plus haut et plus loin que la plage.

Elle crie dans la nuit des landes, mais nul écho à l’écho.
Elle devient alors le cri éternel dans une dépêche urgente
qui perd de son urgence lorsque les avions
reviennent bombarder une maison qui a une porte et deux fenêtres !

*

Nous sommes tous étrangers sur cette terre
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Une patrie ne peut se réduire à ce qu’elle est objectivement. Car la poésie ouvre la patrie sur l’infini humain, à condition que le poète parvienne à la porter là. Pour cela, le poète doit créer ses propres mythes. Je n’entends pas par là le mythe issu d’un autre déjà connu, mais celui qui naît de la construction du poème, de sa forme et de son univers propres. Celui qui transforme le langage concret en langage poétique.
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Je ne connais pas de grande poésie qui soit fille d’une victoire.
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Je suis résolument du camp des perdants. Les perdants qui ont été privés du droit de laisser quelque trace que ce soit de leur défaite ; mais il n’est pas question de reddition.
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Il est de mon droit de poète d’annoncer la défaite, de reconnaître et de dire la perte.
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Le captif chante parce qu’il est seul avec lui-même, alors que le geôlier n’existe qu’avec l’autre qu’il garde. Il veille tant à l’isolement du captif qu’il en oublie sa propre solitude.
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Le poète se doit de cacher ses sources de connaissance pour s’avancer comme si tout lui venait de l’instinct.
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Connaître la poésie ne fait pas un poète. Elle permet de rédiger une thèse universitaire exemplaire sur la poésie. Pas plus.
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La politique est un mode de perception de la réalité. Qui peut affirmer que nous n’avons pas de lien avec elle ?
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Le poète n’est pas tenu de fournir un programme politique à son lecteur.
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Dans un poème, la relation entre l’image, la cadence et les autres composantes doit être parfaitement maîtrisée. Il n’y a pas de recette qui détermine d’avance ce qu’il faut de sel, de lune ou de ciel pour écrire un poème.
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Ce qui légitime le vers libre, c’est qu’il propose de casser les cadences normalisées, pour en créer d’autres. Par là il véhicule une nouvelle sensibilité, un goût nouveau. Il nous fait ressentir à quel point les mètres classiques peuvent être standardisés, sans originalité.
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La poésie peut être d’une efficacité peu commune, mais sa force provient de la reconnaissance de la fragilité humaine.
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La poésie est et demeurera rebelle à la critique littéraire, et à toute connaissance rationnelle.
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Le niveau de conscience poétique générale est l’œuvre des seuls poètes.
Ce sont les poètes qui donnent vie à la poésie, eux également qui la tuent.
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La confusion entre l’instinct poétique et le poème lui-même, nous a menés à de graves malentendus. L’instinct poétique existe aussi dans le roman, dans les textes religieux anciens, dans les légendes des cavernes. Il se dégage d’une toile, d’une musique, d’un film, de la nature, de l’élégance du comportement humain, ce qui n’en fait pas un poème pour autant. Transformer l’instinct poétique en poème est une opération totalement différente, car toute création a ses propres canons. Et il ne faut pas en avoir peur. Les canons poétiques ne sont pas un glaive suspendu au-dessus de la tête des poètes.
La virtuosité de l’artiste réside dans sa capacité à donner libre court à sa créativité sans enfreindre les principes fondateurs de son art, à dompter et à vaincre leurs pesanteurs grâce à leur parfaite maîtrise. Tel est le seuil salutaire à atteindre pour pouvoir transgresser l’ordre établi incompatible avec la vie et ranimer l’expérience créatrice.
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La poésie ne peut se concilier avec la force, car elle est habitée par le devoir de créer sa propre force, en fondant un espace vital pour la défense du droit, de la justice et de la victime. La poésie est l’alliée indéfectible de la victime, et elle ne peut trouver de terrain d’entente avec l’Histoire que sur la base de ce principe fondamental.
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La consécration du concept d’Occident a nécessité la disparition de soixante-dix millions d’êtres humains, ainsi qu’une guerre culturelle rageuse contre une philosophie intrinsèquement mêlée à la terre et à sa nature, aux arbres, aux cailloux, à la tourbe, et à l’eau.
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De tout temps, des premiers bégaiements de la poésie jusqu’à nos jours, l’expression par les sens fut l’une des conditions principales de la vie. Et lorsque le texte poétique s’éloigne de l’obsession sensorielle, il se transforme en un autre genre littéraire, une autre forme d’expression.
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L’écriture est un processus d’accumulation, qui ne vient jamais du néant. Il n’y a pas de degré zéro en littérature, et toute écriture en recouvre une autre.
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Le poète ne représente ni une cause, ni un peuple, ni un groupe ; il ne représente que lui-même.
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Le concept du "plus grand poète" est éculé. Il n'y a pas de premier poète ni de second. Il n'y a que des voix qui vont de concert et cohabitent. La vie recèle suffisamment de poésie pour qu'une multitude de poètes disent leur récit et leur humanité.
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L’exil ne finit jamais, qu’on soit loin de la patrie ou qu’on y vive.
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Les niveaux, les aspects, les états du statut d’étranger sont multiples. On peut être exilé dans la langue, dans l’amour, dans l’attitude vis-à-vis de la justice, la vision différente de la vie. Tout comme on peut l’être du fait de l’occupation ou de l’enfermement. L’exil véritable est celui que l’on ressent dans sa patrie, l’exil intérieur.
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L’homme qui est en harmonie parfaite avec sa société, sa culture, avec lui-même, ne peut être un créateur.
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La fonction du poème ne doit apparaître qu’une fois le poème achevé, car le besoin de l’écriture doit être innocent, libre de toute surcharge idéologique ou symbolique.
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Le poète et l’intellectuel sont parfois placés devant des responsabilités auxquelles ils ne peuvent tourner le dos.
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Chaque poème doit apparaître comme le premier texte que vous ayez écrit. Spontané, capable de transformer l’inorganique en organique, telle la vague qui sort de la mer, s’installe sur la rive, et demeure pourtant une vague. L’émerveillement est indispensable. Et une prédisposition à s’émerveiller. Sinon tout le monde aurait été poète. Les universitaires et les professeurs en savent plus long sur la poésie que tous les poètes réunis, et pourtant ils ne peuvent en écrire. Car il leur manque cette prédisposition, qui est peut-être une grâce divine !
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La « prophétie » est la capacité à lire la circulation des signes au sein de la réalité. Elle nécessite naturellement de l’intuition, sans laquelle le poème demeurera privé d’imaginaire.
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Le politique, dénué d’approche culturelle ou d’imaginaire poétique, demeure de l’ordre du conjoncturel.
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Sur cette planète, nous sommes tous voisins, tous exilés, la même destinée humaine nous attend, et ce qui nous unit est le besoin de raconter l’histoire de cet exil.
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Il n’y a pas de limites. Il n’y a pas de dernier poème. L’horizon est ouvert. Le chemin vers la poésie est la poésie.
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La poésie est une tentative de trouver la poésie. Si nous savions quel est ce poème, nous l’écririons et ce serait fini.
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Si la poésie n’a pas d’espace humaniste – si elle ne touche pas à l’humain -, le texte est mort.
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Si vous voulez être révolutionnaire en poésie, vous ne pouvez pas être réactionnaire dans la vie.
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On a pensé que la poésie participait aux grèves, aux manifestations, réglait les problèmes. Aujourd’hui elle est déjà une spécialité et il se pourrait bien qu’un jour elle se transforme en une institution aussi fermée qu’une centrale nucléaire. Mais pour le moment, tant que nous n’avons pas atteint ce stade dangereux, il vaut mieux que la poésie s’occupe d’elle-même et redevienne autonome par rapport à la réalité. Il y a aujourd’hui beaucoup de poètes et peu de poésie.
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Un peuple sans poésie est un peuple vaincu.
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Point de poésie sans genèse, car si elle s’écartait du premier instant du verbe, la poésie se transformerait en pensée.

*

Ma patrie, une valise,
Ma valise, ma patrie.
Mais… il n’y a ni trottoir,
Ni mur,
Ni sol sous mes pieds
Pour mourir comme je le désire,
Ni ciel autour de moi
Pour que je le troue
Et pénètre dans les tentes des prophètes.

*
Bibliographie

- Etat de siège, Revue Poésie, n°93, 2002

- La terre nous est étroite, NRF Poésie/Gallimard, 2000



- Ne t'excuse pas, éditions Actes Sud, 2006



- La Palestine comme métaphore, éditions Babel, 1997



- Nous choisirons Sophocle, éditions Actes Sud, 2011


- Anthologie (1992-2005), éditions Babel, 2009




samedi 18 août 2018

Entre Vibrio et Yersin, constance de l’engagement (Hommage à Albert Camus)






1


Je préférais, au choléra, la peste, à la bactérie du genre Vibrio, le bacille de Yersin…
C’est donc en compagnie de Camus que je passais la soirée…
La journée s’était faite étonnamment calme. 
Dès l’aube, la ville s’emmitouflait sous une écharpe de silence, rendu encore plus pesant par les nuées grises qui s’insinuaient entre les murs, dévalaient des collines en occultant leurs cimes…
Etrange ambiance que celle-ci. L’absence de toute circulation intempestive donnait aux avenues un aspect de désolation…
Les quelques gouttes parcimonieuses en lieu et place d’une neige sereine, n’ont fait qu’accentuer le pénible sentiment d’une attente vaine…
Se pourrait-il que la foule soit captivée à ce point par le Vibrio annoncé ?
Quelle promesse, quelle vain élixir leur serait donc administré pour gober la parole divine de la meurtrière bactérie ?
Symbole pour symbole, mes yeux se réfugiaient entre les lignes d’Albert. Oran était en proie à l’accumulation des rats, morts sous le joug d’Yersin, les hommes à leur tour allaient payer leur tribut sous forme de ganglions et de vomissures…
D’une manière ou d’une autre, il fallait expier…
Ceux qui croyaient encore en la suprématie des hautes pensées humaines gardaient le regard fixé sur les lèvres vibrantes du tribun histrion. D’autres vaquaient, loin du dilemme et laissaient errer leur regard de convoitise sur les fesses avenantes d’un jeune et russe mannequin présentant son dernier modèle de string. 
Il me restait Camus. Il me restait « La peste », ultime rempart à l’infection télévisuelle et à l’indifférence béate.
Lisant Camus, je fais un grand saut et j’en viens à l’autre pandémie, décrite par Giono dans son Hussard… Yersin contre Vibrio… Et toujours la même fragilité des hommes rejoints par leur destin…
Pas les mêmes maux…
Pas les mêmes maux, mais les mêmes mots. Ceux d’une humanité qui se cherche et parfois se perd, en longues lamentations d’avoir été dupée…

*

2


De quelle nature sont nos maux ? Sinon cette incroyable descente aux enfers, imposée par la juxtaposition de nos egos…
Dans cet agencement de la culture, les réseaux d’influence, les copinages priment sur le travail de l’œuvre…
Une telle organisation a ses papes, ses gourous, ses larbins, aussi.
C’est un ciel qui ne tourne que pour lui-même, avec ses étoiles, ses galaxies, et ses soleils.
Bien sûr, tout le monde rêve d’être astre solaire, et d’avoir une telle attractivité que de multiples planètes viennent graviter autour…
Cette manifestation chaotique se fiche de la canopée où bruit une vie joyeuse et insouciante, où l’humanité se façonne, bien loin de ces forces tectoniques capables de générer leur propre destruction…

Les réseaux poétiques et culturels fonctionnent, hélas de la sorte...
Beaucoup s'affirment même de gauche, ou écolo, mais soignent d'abord leur ego, quitte à se compromettre avec le pouvoir en place en mendiant les maigres subventions que ces derniers sont prêts à leur allouer, achetant par là même leur silence et le silence du peuple.
Pendant que les saltimbanques invitent ce dernier à rêver en d'illusoires horizons, les coups pleuvent et le découragement gagne.
Si j'ai repris la plume pour écrire, chaque jour, inlassablement, sur cette putain de toile de hasard, c’est qu’il s'agit de fomenter l'insurrection des consciences capable de renverser l'ordre des choses...
Je lis et relis, Camus, Aragon, Char. Tous ont été des ferments d'espérance alors que tout semblait perdu. Ils ont pris parti, avec leur plume pour hisser leurs concitoyens à un autre niveau, non pour l'endormir.
Il est de notre devoir d'écrire, au risque de n’envoyer que bouteille à la mer, face au matraquage médiatique et aux pauvres gesticulations de ces artistes qui s'intronisent comme tels, oubliant que seule la postérité peut se porter juge de notre place parmi les hommes...

Engagement : le mot fait si peur dans le courant du conformisme ambiant.
Derrière le mot, on ne voit qu’une vague inféodation à des idées, à des partis, syndicats, religions ou autres groupements d’obédience sectaire…
Le sectaire commence dès lors qu’il met son engagement au service de ces astres morts que sont les chefs, les présidents, les médaillés de la vaine gloire…
L’engagement est d’une autre nature : il est de cette capacité à observer, depuis les collines qui dominent la ville, le mouvement des Hommes et d’en noter le sens illisible.
L’engagement n’est pas aux côtés d’une cause, mais au-devant de l’humain…
En ce sens, ceux qui en dénient l’existence au nom de leur refus d’une « politisation » de leur discours, ne font que s’engager contre…
Ils en oublient le courant, ouvert dès leur naissance et qui les mène avec assurance à leur trépas, et qui les engage dans la vie.
Le reste n’est que question de choix, ou de refus…

Rien ne sert de briller,
Ni d’être entouré de myriades étoilées.
Encore faut-il se mettre à l’œuvre,
Sans autre soucis que de l’écrire.

*

3


Je me laissais emporter par la peste. Ou plutôt, l’ayant bien en main, je passais une nuit en sa compagnie.
Et comme un livre en appelle toujours un autre, j’allais chez mon libraire et achetais tout ce que je pouvais trouver d’un auteur dont je ne connaissais à ce jour que l’ultime œuvre, demeurée incomplète, trouvée dans le véhicule meurtrier…
J’avais lu, puis oublié, sinon cette image fugace d’une enfance algérienne quand la mienne fut tunisienne. Une frontière et bonne vingtaine d’années nous séparaient.
Là-bas, de l’autre côté des chaînes montagneuses, les canons tonnaient dans le silence, couvrant les cris des torturés. Mes concitoyens participaient à cette peste à odeur de poudre qui ronge le cœur des humains depuis la nuit des temps…
Car nous portons la peste, très sûrement, aurait dit Tarrou à Rieux. La peste comme fléau n’est guère différente de tous les autres.
« J’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair. J’ai pris le parti alors de parler et d’agir clairement, pour me mettre sur le bon chemin. Par conséquent, je dis qu’il y a les fléaux et les victimes, et rien de plus. Si, disant cela, je deviens fléau moi-même, du moins, je n’y suis pas consentant. J’essaie d’être un meurtrier innocent. Vous voyez que ce n’est pas une grande ambition.
Il faudrait, bien sûr, qu’il y eût une troisième catégorie, celle des vrais médecins, mais c’est un fait qu’on n’en rencontre pas beaucoup et que ce doit être difficile. C’est pourquoi j’ai décidé de me mettre du côté des victimes, en toute occasion, pour limiter les dégâts. Au milieu d’elles, je peux du moins chercher comment on arrive à la troisième catégorie, c’est-à-dire à la paix. »
Je marche un peu, titubant, sur les toits plats de la ville d’Oran. Tandis que mes yeux cherchent à distinguer un soupir de vie après l’épidémie, mes pensées rejoignent le choléra de Giono, et, allez savoir pourquoi, je rejoins Primo Levi et le souvenir brûlant de la Shoah.
Et toujours c’est la peste qui me rejoint, dès que mes pupilles s’ouvrent sur les misères endémiques, la suffisance de ces nantis qui voudraient séparer la dépouille de la terre, si proche d’Oran, qui l’accueille…
Je prends un dernier bain avec Tarrou et Rieux, juste avant que la peste n’emporte le premier. Elle fait un ultime effort pour exister encore, avant de s’endormir au cœur même des humains où elle demeure, tapie dans l’ombre…
La nuit s’avance entre deux paupières lourdes qui finissent par se fermer. Les larmes de joie ou de peine se mêlent en l’allégresse retrouvée.
Elle est toujours de courte durée. Si ce n’est la peste, voici que la gangrène nous guette. Il se trouve toujours quelque discours hautement scientifique pour justifier les solutions expéditives pour l’éradiquer.
Comme la peste, les bombes n’arrêtent rien. Elles sont seulement l’expression d’une maladie dont nous sommes les ferments, et qui porte les germes de notre propre extinction…
Cette peste a un nom qui, malgré les protestations de prix Nobel, dure et s’envenime, perfectionnant sa barbarie à grands frais de recherches…
Le 8 août 1945, alors que le monde s’extasiait d’avoir atteint ce point de non-retour qui rendait capable les Hommes d’œuvrer à leur propre extinction, Albert Camus nous envoyait un message qui garde toutes son acuité, son actualité : « Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. »
Nous y sommes, sinon qu’à trop attendre, nous n’aurons plus seulement le choix. Faute d’en faire un, la misère et les rancunes engrangées sont porteuses d’une folie pire que toutes celles déjà vécues.
Une peste rampante cours déjà avec la prolifération des ingrédients propres à l’explosion fatale.
«Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené.
Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. » 
Je parlais hier de cet engagement qui me semble devoir être le mien. J’écrivais que ma place était au fond des cales, aux côtés des esclaves. Je proclame l’impérative nécessité d’être du côté des victimes de ces fléaux que les hommes s’imposent à eux-mêmes.
Ce n’est pas une obligation, c’est un devoir.

*

4


Mes pas vont à la poursuite de l’œuvre : que n’ai-je suivi ce chemin plus tôt ! Peut-être en serais-je resté au silence…
Ecrire est un regard que l’on porte sur le monde et les êtres. Les yeux décryptent, bien avant la pensée, les petits faits quotidiens anodins…
Ils lisent dans un regard échangé, furtif, tout l’amour qui se trame entre deux êtres que tout sépare. Ils naviguent sur la frange de profonds déserts, suivent ces inconnus, couple en apparence inséparable, dans leur quête d’une illusoire fortune, alors que tout avait été englouti dans la pandémie guerrière…
La peste des conflits avait vidé sereinement les bourses les plus délicatement élaborées…
Les armes ne font la fortune que des gros poissons. Les autres n’ont qu’arêtes et bouillon à boire.
Alors, une fois l’orage passé, il ne reste plus qu’à reconstruire ses illusions. On charge les malles sur le toit brinquebalant d’un bus. On vogue à la surface d’une terre meurtrie.
Main dans la main, on croit encore en d’illusoires amours. On ne voit rien du regard échangé, et du trouble.
C’est de ce trouble que nait déjà l’adultère. On cherche entre les lignes les bras accueillants. Il n’en est point. 
Seules des étoiles et des tentes, quelques dromadaires paisibles entrevus de la plus haute tour, et la danse de la nuit, et le retour, glacée, entre des draps d’amour désormais honni, et les larmes…
On fuit toujours devant ce qu’on prend comme adversité. Ce n’est que fuite éternelle devant soi, jusqu’au jour où…
«Après tant d’années où, fuyant devant la peur, elle avait couru follement sans but, elle s’arrêtait enfin. En même temps, il lui semblait retrouver ses racines, la sève montait à nouveau dans son corps qui ne tremblait plus. »  

L’essentiel, la quête de paix, la soif insatiable se tapit dans l’instant ou rien ne se dessine de précis.
A l’origine fut le conflit. Les intérêts des uns sont si rarement ceux des autres. Alors, on s’écharpe, on s’étripe pour faire valoir sa bonne raison.
Il n’est alors plus d’amour ni d’amitié. Il n’est que la peste qui vérole tout espoir.
Le poing rageur se dresse dans les bouches muettes. La frustration des uns enrichit les autres.
Et déjà la guerre fratricide est là, tapie dans l’ombre, et se frotte les mains.
D’amour déçu en revendications vaines, il se crée entre les hommes cette pathétique symphonie de l’incompréhension et de la rancœur.
Il ne reste alors qu’à fournir les armes. Et parfois elles sont portées par le silence…
On se tourne le dos. Et lorsque l’enfant se meurt sur le seuil d’un jour glauque et poisseux, on ne sait plus que dire ou faire. On ne sait comment rompre avec cette inhumanité qui nous fait rejeter l’opprobre sur l’autre.
Le meurtre prend sa source dans la déchirure intestine des couples, dans l’arrogance des refus prononcés en costumes de lin fin, dans le mutisme enfantin et le front buté…
Le mutisme installé, les canons déjà montrent leur mufle. Il n’est que rêve de départ et d’exil. Ni l’un, ni l’autre ne sauront pourtant panser les plaies ouvertes.
On ne se guérit pas de la guerre, ni de la peste, on ne fait que s’en remettre.
Et attendre, en sirotant une anisette face à la mer, ressassant les souvenirs et les actes non accomplis, au rythme des vagues…
Il ne reste que ce vague à l’âme qui nous fait ressembler encore aux Hommes que nous croyons être. Il est si difficile métier que de devenir ce que nous ne saurons peut-être jamais être…

 «Les patrons voyaient leurs affaires compromises, c’était vrai, mais ils voulaient quand même préserver une marge de bénéfices ; le plus simple leur paraissait encore de freiner les salaires, malgré la montée des prix. Que peuvent faire des tonneliers quand la tonnellerie disparaît ? […]
Changer de métier n’est rien, mais renoncer à ce qu’on sait, à sa propre maîtrise, n’est pas facile. Un beau métier sans emploi, on était coincé, il fallait se résigner. Mais la résignation non plus n’est pas facile. Il était difficile d’avoir la bouche fermée, de ne pas pouvoir vraiment discuter et de reprendre la même route, tous les matins, avec une fatigue qui s’accumule, pour recevoir, à la fin de la semaine, seulement ce qu’on veut bien vous donner, et ce qui suffit de moins en moins. » 
Le temps passe et les rancœurs demeurent. La poix de cette peste s’envenime même, couvrant de cet humus de haine les graines de la violence.
Rien de pire que la frustration qui se transmet de génération en génération. Lorsque la mèche s’allume, on ne sait d’où vient l’explosion…

*

5


Lorsque Camus obtient le prix Nobel de littérature, en 1957, la guerre d’Algérie bat son plein.
La peste armée est à son point culminant. 
Nul ne comprend alors que Camus n’en dise pas plus et ne prenne pas de position tranchée.
Comment le pourrait-il ? Il faut lire «Les noces », ou «L’été » pour mieux saisir en quel dilemme le natif de Mondovi pouvait se trouver.
Or, pris dans un monde qui, sous l’égide le bombe suprême, s’éloigne des sentiments, nul ne peut comprendre le grand écart entre l’attachement à une terre, à un peuple, et la fracture profonde liée aux atrocités guerrières.
Il se trouve alors une multitude d’esprits chagrins, inféodés aux forces du pouvoir, pour critiquer vertement la marche solitaire vers une pensée qui s’éloigne des grandes pensées totalitaires de son temps.
Il s’en trouve même pour penser comme une erreur l’attribution d’un Nobel à l’homme libre… En ceci les temps changent, mais n’évoluent guère ceux qui détiennent les rênes du pouvoir médiatique…
Alors, l’homme, l’artiste se saisit de cette tribune offerte pour proclamer l’indispensable innocence de l’art.
Innocence de celui qui, « embarqué » dans le tumulte de son temps n’éprouve nul besoin de s’engager puisqu’il est là, résolument, aux côtés de ceux qui souffrent, victimes de cette pandémie d’aveuglement qui traverse le XXème siècle de part en part, décliné en infinies violences, toutes plus meurtrières et obscènes.
L’homme prend le train à la gare du Nord, car son médecin l’a dissuadé de prendre l’avion. Ses poumons sont depuis longtemps victimes d’un bacille qui n’a rien à voir avec Yersin ou Vibrio, mais qui pourtant accomplit son œuvre, dans le silence d’alvéoles peu à peu calcifiées…
Bien sûr en l’occurrence a-t-on inventé une vaccination qui semble éloigner les sombres présages… Le temps passant, on sait aujourd’hui l’incroyable capacité d’adaptation du bacille de Koch aux antibiotiques. Les triomphes du « progrès » peuvent s’avérer n’être que victoires à la Pyrrhus…
Le voici parti, l’homme libre, vers cette Europe du Nord où l’humanisme trouve encore, parfois refuge tandis que celle du Sud tente en vain de panser ses plaies qui sans cesse s’ouvrent, comme ravivée par la mémoire des meurtres et des tortures, et d’une histoire jamais vraiment assumée, ni digérée…
Car on ne peut rien digérer ni assumer tant que l’injustice et le sort funeste semblent s’acharner sur les échines courbées du petit peuple.
«Les muets », n’ayant rien obtenu ni arraché malgré la souffrance et la grève, reviennent au labeur, mais leur mutisme en dit bien plus long de leurs effroyables souffrances.
Le mal se fait sournois aux veines ouvertes des besoins insatisfaits. La société de consommation se profile déjà, avec cette barrière de plus en plus cruelle entre l’aisance et le rejet. Les haines coriaces y fond leur nid. Nul ne peut ignorer  de quoi est capable une âme insatisfaite.
On brandit l’épouvantail de la guerre froide. On se réfugie derrière un mur plus dangereux pour la planète que tous les cataclysmes. On dresse une moitié du monde contre l’autre en jouant sur les bas instincts véhiculés par les antiques terreurs. On s’imagine ainsi pouvoir durer dans le cynisme d’un temps qui s’enrichit de la misère d’une majorité…
L’homme libre, lui, entouré de ses amis intimes, roule vers la Suède qu’il atteindra en franchissant les détroits du Danemark.
Dans sa tête qui s’endort, penchée sur la cloison du compartiment, il y a l’image d’une mère et d’un homme, Monsieur Germain, son instituteur, le seul à encourager le jeune Albert, lorsqu’il résidait au quartier Belcourt d’Alger, tandis que Maman faisait des ménages pour encore survivre…

*



6

A quel moment a-t-il peaufiné ses mots ?
Travail d’orfèvre que, tous, nous devrions avoir sur nos tables…
Texte puissant de modestie non feinte, d’humilité nécessaire…
Texte d’artiste que nul ne devrait, comme je l’ai fait tant d’années, ignorer…
Il faudrait donc, tout simplement, ici, en donner une lecture complète.
Le peu de place et le risque d’un plagiat me guette…
Voilà que se trouvent, réunis sous mes yeux, tout ce que j’aimerais dire de ce « travail » d’artiste, d’orfèvre des mots…
Nous rêvons tous de reconnaissance, mais n’écrivons point pour elle.
L’artiste ne peut être seul. Son isolement n’est qu’une apparence qui le fait être présent à ceux qui l’entourent.
«Celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. »
Rien qui ne le distingue du commun. C’est cette appartenance qui donne l’aliment, le fleuve, la source…
C’est en se fondant dans le commun qu’il lui est donné de boire aux intenses fontaines de la vie.
«L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. »
C’est immense tâche d’humilité qui le conduit à ne point préjuger de ses forces, à prendre conscience que sa taille ne lui permettra jamais d’embrasser toute sa vocation à se faire le porte-parole du monde qui est le sien.
C’est à la lucidité qu’il se doit d’attacher sa plume, sans mensonge, et sans plier sous le joug des oppressions.
Lucidité qui l’oblige à noter et dénoncer les forces obscures à l’œuvre dans le lit Européen, la puissance de destruction massive élaborée dans les laboratoires des plus obscurs desseins.
«Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle [ndlr : notre génération] sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. »

*

7

Je reviens à Camus. De ses noces à Tipasa, je retiens mes souvenirs.
Je les accroche comme banderille à chaque mot qui se déroule.
Je revois un enfant écouter avec stupeur les fantômes de chars et de gladiateurs, dans les ruelles de Sbeïtla et du Colysée d’El Djem…
Ce qui vient à l’odeur saline d’une mer paisible venant s’échouer aux confins désertiques d’un monde…
Ici, rien n’existe des tensions, des guerres, des compromissions et de l’absurde érigé en système.
Sans doute une bonne raison pour ne pas lire Camus avant. Il me faut à peine dépasser l’âge qui fut le sien lorsque tout fut consommé pour accepter l’idée même de cette absurdité…
Absurdité et cynisme qui jette comme appâts les errements d’une jeunesse sans espoir.
Absurdité et cynisme que l’étalage des richesses opulentes sous les regards définitif des morts de froids, de fatigue sous le joug des oppressions régulières.
Nous voici coincés entre deux mondes : celui du retrait et du silence, de la solitaire réflexion et du regard distant qui nous fonde à tenter encore d’écrire, sans rien délaisser de notre présence au monde ; celui qui se déchaîne en vaines passions sous la surveillance étroite des apprentis dictateurs…
Ceux-là, derrière le paravent usé des ogives nucléaires, ne savent qu’inventer de tristes lois pour faire courber les échines…
A l’étroit entre ces deux rives, il nous reste à nous construire, malgré tout, une parcelle de bonheur éphémère.
On revient au Lubéron. Il a revêtu ses atours d’hiver. Un saupoudrage savant en souligne les courbes alanguies dans les rayons obliques d’un soleil intimidé. 
Décidément, nos pas ne font que se suivre. De cette Afrique du Nord devenu un mythe perdu aux vallons secrets, nous savons où chercher la sérénité face à l’absurde… Nous ne pouvons que revisiter les mythes, mais nulle oreille ne sait plus les entendre.
Et toujours nous ne pouvons que dire notre espérance, embarqués que nous sommes dans ce vertigineux voyage, de voir nos contemporains, enfin, ouvrir leurs consciences sourdes, à l’impérieuse nécessité de libérer ce monde de ce danger immédiat qui se chiffre en milliards dépensés pour une œuvre de mort…
Tandis que la cour s’adonne à d’autres jeux.
«Un écrivain écrit en grande partie pour être lu (ceux qui disent le contraire, admirons-les, mais ne les croyons pas). De plus en plus cependant, il écrit chez nous pour obtenir cette consécration dernière qui consiste à ne pas être lu. A partir du moment, en effet, où il peut fournir la matière d’un article pittoresque dans notre presse à grand tirage, il a toutes les chances d’être connu par un assez grand nombre de personnes qui ne le liront jamais parce qu’elles se suffiront de connaître son nom et de lire ce qu’on écrira sur lui. »
Absurde temps où l’image vaut mieux que la pensée, où l’apparence prime sur la vaillance interne d’une vie construite au dur labeur d’Homme.
«Le déluge de mots et de jugements hâtifs qui noie aujourd’hui toute activité publique dans un océan de frivolité enseigne du moins à l’écrivain français une modestie dont il a un incessant besoin dans une nation qui, d’autre part, donne à son métier une importance disproportionnée.»
Tout contient son contraire. De cette absurde réalité nous vient la possibilité d’être, non pas ce que nous sommes mais, d’explorer les facettes sans cesse à découvrir du personnage que nous jouons, souvent fort mal
Nous ne pouvons, dans un monde voué au risque permanent de sa disparition, que faire preuve d’un pessimisme nécessaire. C’est dans ce réalisme froid que nous pouvons bâtir des espérances qui ne puissent être vaines.
C’est en plongeant, avec nos contemporains aux racines de cette absurdité que nous pouvons dégager une pensée solaire, capable d’irradier autre chose que les mêmes sempiternelles ritournelles visant à les endormir.
Et ceci, comme Camus le disait lors de sa conférence à l’université d’Upsal, le 14 décembre 1957, ne nous fait pas « engagés », mais « embarqués ».
C’est cette condition d’embarqués dans le même navire qui nous permet d’élever les voiles colorées capables de détourner le rafiot de sa route vers les récifs…
Ce qui compte, désormais, sera de contribuer, au moins, à tenter encore d’éviter le naufrage.

*

8

Les mots du matin se précipitent.
Ils ont tant cheminé avant d’apparaître au petit jour gelé d’une neige qui ne sait que faire…
Alors, elle fait comme nous, elle attend.
Un grand congrès d’oiseaux s’est réuni devant la fenêtre. Sans doute encore une de ces manifestations qu’ils organisent régulièrement, lorsque leur mangeoire est vide…
Ils nous rappellent à notre devoir.
Et comme nous ne sommes pas sourds, nous ne tarderons pas à obtempérer.
Les oiseaux sont, avec la beauté le dernier rempart contre l’absurdité…
Et, dans absurdité, il y «surdité »…
Or ce qui alimente les conflits relève de notre incapacité à entendre…
Nous sommes sourds. Et plus on s’élève dans l’échelle sociale, plus ce handicap se fait pesant…
Je suis en mesure d’entendre ce que les oiseaux me disent. Mais, lorsque je me retourne vers quelque édile avide de pouvoir, et fier de le détenir, j’ai bien l’impression d’être seulement écouté, gentiment…
La porte refermée, il ne restera rien de ma requête…
Les priorités sont toujours ailleurs, et cet ailleurs passe par la défense, et la défense par des bombes, de plus en plus nombreuses, de plus en plus chères…

De partout le conflit fait rage. Il mine ceux qui s’aiment. Il étripe des enfants. Il se montre en plein midi et au mitan d’un boulevard. Il erre en bandes haineuses. Il se décline en prise de becs, en prises de têtes, en prises de mains…
Titubant, assommé, l’œil noir et la voix furibarde, le conflit s’immisce dans la trame du quotidien. 
Il s’en trouve toujours pour en attiser la flamme. Leurs menaces se font rudes dès lors que la confusion s’installe entre bourreau et victime.
Si souvent on demande à cette dernière d’avaler son chapeau en couvrant l’exaction du premier d’un voile pudique…
Pris dans la nasse grouillante et venimeuse, on fonce tête baissée dans le tas.
C’est être aveugle… 

Il faut savoir calmer le jeu. Non qu'il faille accepter tout, mais on ne peut pas grand-chose lorsque l'autre se dévoile, apparaît sous son vrai visage...
Nous ne pouvons agir que sur et pour nous-mêmes... Et si nous voulons préserver encore un peu de ce qui nous reste d'humanité, nous devons demeurer sur ce fil du rasoir entre notre préservation et notre ouverture.
Certains se contentent de sauver leur propre peau. Ils fuient dans une célébrité fugace...
Mais qu'est-ce que la célébrité, sinon feu de paille?
Le pire est de se croire arrivé quelque part... 
La seule gare que je connaisse est définitive. Tout le reste n'est que chemin, laborieux, qui se nourrit de discrétion et d'infinies recherches...
Ecrire est très présomptueux en soi. Et nous n'écrivons pas pour que nos mots demeurent sous le manteau...
Mais qu'est-ce que la publication sinon une étape dans un long parcours où nous attendent tant de faux pas, de faux fuyants, de raisons raisonnables...
Que le siècle nous invite à nous mirer sans cesse en nous prenant pour les meilleurs, c'est un fait: nous ne sommes pas obligés d'accepter ce diktat.
Mais lorsque la fracture arrive, il faut la panser, non jeter du sel sur les plaies...
Je comprends l’amertume, la colère. Mais il ne faudrait pas que ces deux états aveuglent.
Ceux contre lesquels nous butons ne sont pas si importants, sinon qu'ils savent se préserver...
Nous n’avons pas besoin de guide pour être qui nous sommes. 
Nous ne pouvons que regretter de mal placer notre confiance, parfois. Nous donnons des responsabilités sans voir avec qui nous faisons affaire. 
Les dauphins, parfois, creusent la tombe de l'œuvre commune, en niant les collaborations qui en furent à l'origine...
Mais c'est ainsi: ce monde ne connaît qu'ingratitude et suffisance...
Ne nous brisons pas contre ce mur. Cherchons, sur ce chemin d'amertume, ce qu'il convient d'apprendre pour sortir grandis de l'épreuve...

J’aborde le mythe de Sisyphe. Je lis avec attention…
Si n'était que la vie a un sens, celui qu'on cherche sans vraiment jamais le trouver, celui de l'amour partagé ou non, celui de l'amitié et de la beauté d'un paysage saupoudré de neige, qu'importerait de vivre et d'écrire?
Camus a raison: la question du suicide, et encore plus pour celui qui l'a vécu et en est revenu, est la principale question philosophique... 
La conscience du mouvement comme la conscience tout court ne sont que moyens de parvenir à découvrir du sens, là où les potentats s'attachent à le voiler, à le nier. 
Il est tellement plus facile de gouverner des êtres désespérés, vidés de leur sens, vidés de leur sang et de leur substance...

*

9

Vous me voyez ému, au bord des larmes.
Tandis que l’homme de Stockholm revient et qu’il travaille déjà à son prochain ouvrage, sans doute ne se doute-t-il pas de la violence qui l’arrachera à son œuvre.
Il revient sur ses pas, inlassablement. Il cherche dans le sable d’Alger, la trace perdue d’une enfance miséreuse…
Il fait ce que je n’ai pas su, encore, faire. Il a encore des attaches, un quai où amarrer son rafiot. Il a traversé la guerre. Il sait que s’en préparent ou même s’en conduisent d’autres. Il sait Hiroshima et Nagasaki. Il sait l’absurdité de ces horreurs commises au nom d’une humanité qui délègue ses pouvoirs en des mains assourdies et aveuglées par le profit et la nécessaire oppression.
Il a décrypté l’absurde et la révolte…
Il fait ce que je ne sais pas faire. Il revient sur ses pas et m’arrache des larmes.
Qu’il revienne à Tipasa, qu’il cherche en vain à pénétrer dans le temple, qu’il arpente les faubourgs d’Alger, rende visite à Monsieur Germain, ou à sa mère qui regarde par la fenêtre, toujours, le trottoir où le père a disparu à jamais, dans la boucherie de quatorze... Ce sont mes pas qui reviennent à Tunis, traversent les champs d’oranger pour atteindre, Sfax. C’est l’ombre de la ville arabe, la torpeur poussiéreuse des rues modernes sous les palmiers et les lauriers roses…
Ce qui revient, comme une obsession, n’est que question sans réponse : comment, enfants avons-nous pu jouer, sans un regard pour nos différences, et, adultes, nous dresser les uns contre les autres, sinon l’absurde volonté de dominer ?
Alors, il revient à la mémoire ces disputes et les leçons tirées.
Il se bat, le petit Jacques (ou Albert, c’est selon). Il se bat parce qu’on l’a insulté. Parce qu’il est le préféré de son instituteur. Ce chouchou là, malingre et miséreux, va dans le champ vert affronter Munoz. La colère l’aveugle. Il est le plus faible devant le costaud qui n’a que mépris à l’œil et injures à la bouche. Il faut qu’il fasse cette expérience de la violence et de la vengeance. Il se bat. Les premiers coups sont pour lui. Puis la rage l’aveugle. Il ne sait plus ce qu’il fait, il cogne. C’est dans un brouillard et sous les hurlements des camarades de classe en délire qu’il voit l’autre s’effondrer, l’œil irrémédiablement poché. Il sait la victoire, il en a le goût. Les témoins de la scène préparent déjà son triomphe. « Il voulait être content, il l’était quelque part dans sa vanité, et cependant, au moment de sortir du champ vert, se retournant sur Munoz, une morne tristesse lui serra soudain le cœur en voyant le visage déconfit de celui qu’il avait frappé. Et il connut ainsi que la guerre n’est pas bonne, puisque vaincre un homme est aussi amer que d’en être vaincu. »
A quoi peuvent tenir nos prises de conscience. Le souvenir parfois nous échappe. Nous ne savons plus rien de ces vaines batailles enfantines, dont les guerres de carton pâte se traduisent en yeux au beurre noir, en culotte déchirées pour une bille volée, un mot déplacé.
Il nous faut faire cette expérience du non sens de la violence pour nous en guérir.
A condition qu’il se trouve sur notre chemin quelque Monsieur Germain, qui sache tempérer la punition, aider à l’ouverture des pupilles sur des actes enfantins qui, s’ils n’étaient soulignés, nous laisseraient en cette enfance…
A la lumière d’Hiroshima ou de Nagasaki, on se revoit, enfant jouer aux soldats de plomb et nous prendre pour de fin stratèges en suivant le pas de quelque épopée Napoléonienne. On se revoit dans des cours de récréation, sommés de répondre à des comportements qui nous mettent hors de nous-mêmes…
Nous sommes alors enfants, le préjudice se chiffre en trous aux genoux, en fond de culotte déchiré, en lèvres tuméfiées…
Les grands enfants qui nous gouvernent continuent de jouer. Mais leur jeu désormais porte en lui-même le risque de l’extinction de l’espèce, dans ce qu’elle a de tragique comme de comique ou pathétique…
Le beau et le laid seront alors dos à dos, projetés dans le néant, ainsi que l’intelligence et la bêtise…
« Vaincre un homme est aussi amer que d’en être vaincu », qu’attendons-nous pour répéter inlassablement ces mots ?
La leçon, cinquante ans plus tard, semble n’avoir toujours pas été entendue.
Le gosse parvenu au pouvoir, voudrait récupérer la dépouille, sans rien prendre de son contenu. Sommet de l’absurde parvenu à la tête d’un état qui nous prouve chaque jour un peu plus son immaturité…
Car sans Monsieur Germain, sans doute, Monsieur Albert Camus, n’aurait jamais existé…

*



10

Il est si naturel à l’enfant de faire l’expérience de la violence.
Son premier contact avec le monde des vivants est fait de cet horrible déchirement, dont il cherchera toute sa vie à sortir de l’ornière.
Combien de délices maternels et de Monsieur Germain pour compenser la rupture ?
Alors, que parfois la colère prenne le dessus, avec son cortège de mots  trop vite prononcés, aussitôt regrettés mais qui font leur sillon dans le cœur de l’autre…
Et cette vie qui ne fait aucun cadeau a qui naît sans la protection de fortune déjà faite.
Ils sont là, les forçats de la faim, les insurgés expatriés, les bagnards condamnés pour l’idée folle d’une égalité pourtant inscrite aux frontons d’édifices publics.
Ceux qui naissent de cette engeance demeurent marqués d’un destin qui les enferme en d’infinies soumissions.
Parfois, le couvercle explose, dès lors que le dard est planté de main de maître, avec la suffisance et le cynisme des gens de richesse et de pouvoir.
Le venin se distille, Vibrio et Yersin s’acharnent aux veines de l’enfant mal né. Virus et bacille de la haine et de la guerre sont semés tôt tant l’injustice se fait flagrante.
Quel enfant serait capable de souffrir tel fardeau sans tenter de s’ébrouer un peu.
Il faut alors tendresse et compréhension pour l’aider à grandir dans la conscience de l’absurde. Tant qu’elle n’est pas acquise, il est impossible d’espérer la moindre rémission et le venin fait son chemin.
L’homme sans affection, l’homme sans direction sera fier soldat et vivra de la jouissance des chairs éclatées aux obus des dominations.
Sans doute est-ce leçon tirée de la lecture de Camus que de s’acharner à rendre la misère plus quotidienne, plus massive, incitant pères à mourir au champ d’horreur, mères à n’en plus pouvoir du rôle maternel, Messieurs Germain à déserter les voies du sens et de l’éveil…
Sans doute est-ce leçon tirée d’aggraver cynisme et cruauté pour en faire le lot quotidien d’enfants désormais livrés à eux-mêmes, sans boussoles de bienveillance pour les guider dans la nuit de chemins de vie sans espérance.
L’histoire se renouvelle, le fardeau se fait de plus en plus lourd. La terre gronde des descendants de ces bannis de 48 qui arpentèrent le monde, d’Algérie au Moyen-Orient, en quête d’un lieu de tolérance où déposer leurs rêves de fraternité.
Et toujours, là où ils crurent construire la cité de leurs rêves, des murs sont venus obscurcir leur ciel. 
Quoi d’anormal à ce que, cinquante ans plus tard, leur mémoire brûle encore dans l’écriture d’un homme seul, ayant tiré les leçons de l’absurde pour nourrir sa révolte.
L’arbre trop vite dressé sur le chemin de sa célébrité, il ne demeure pas grand-chose sinon des mots.
Il en est de savants qui décortiquent, cherchent l’introuvable entre les lignes d’un destin hors du commun.
Nul ne voit que dans sa lecture de la tournure du monde, il lui fallait plonger aux racines des maux pour en extraire les mots capables de transcender l’humain, de le convaincre qu’il est toujours vain de confier sa destinée à des mains salies du sang des miséreux…
Lucide, Albert ne le serait jamais devenu, dans sa farouche ardeur à préserver les chances de la paix et de la survie, sans cet homme, cet Homme, Monsieur Germain, l’instituteur sans qui rien ne serait là, sous nos yeux…
On comprend mieux alors, l’acharnement à détruire ce terreau où tant de talents attendent la tolérante attention…

*

11

Aragon ne fut pas un saint. Y en eut-il ici bas ?
Combien parmi nous peuvent s’enorgueillir de ne pas avoir commis d’imprudence en adoptant telle ou telle ligne politique, en ces temps de confusion qui nous imposaient de choisir un camp entre deux.
Nous étions alors sommés de nous prononcer. Et, quelque soit le choix, nous étions des renégats.
Nous demeurons ainsi, des années après la chute radicale des murs, et invités au silence, dès lors que nous dénonçons tous ceux que construisent les nouveaux aveuglements.
Il fut un temps d’esclaves secouant le joug de leurs maîtres.
A leur tête un homme, Toussaint Louverture, qui fut même hissé au rang de général des troupes révolutionnaires.
Mais voilà que les révoltés s’organisent et revendiquent d’exister à part entière. Toussaint mort de froid au fort de Joux, dans le Jura, des sommes colossales sont exigées du gouvernement haïtien qui mettront la jeune République à genoux pour plusieurs siècles.
Et, bien sûr, la terre va trouver le moyen de faire le gros dos, juste sous cette île de misère.
De même, elle choisit d’en faire autant sous les favelas du Chili, et jamais sous les immeubles cossus de Neuilly…
Que nous soyons les témoins de ce crime fomenté au nom de la préservation des profits nous interdirait-il d’écrire ?
Certains en émettent l’idée. Comme d’autres, au nom de la fin de l’histoire, affirmèrent qu’il serait impossible de le faire encore, après Auschwitz.
Me voilà, muet de stupéfaction... Et contraint de me justifier, quand tant demeure à accomplir pour lever la chape de plomb étouffante de l’oppression.
Toujours ce choix, entre la peste et le choléra, entre Yersin et Vibrio, entre un côté et l’autre du mur.
Vertige et triomphe de l’absurde qui nous interdirait d’agir, de dénoncer, de rêver au motif que tout sur cette terre serait désormais soumis aux ordres malfaisants d’une poignée de possédants.
Nous voici soumis au mythe de Sisyphe, contraints de gravir les sommets de l’absurde, avec nos mots sur le dos, nos rêves à bout de bras qui nous font chuter, sans cesse, au bas du strapontin qui nous est alloué.
"L'individu ne peut rien et pourtant il peut tout. Dans cette merveilleuse disponibilité vous comprenez pourquoi je l'exalte et l'écrase à la fois. C'est le monde qui le broie et c'est moi qui le libère. Je le fournis de tous ses droits."[...]
"J'installe ma lucidité au milieu de ce qui la nie. J'exalte l'homme devant ce qui l'écrase et ma liberté, ma révolte et ma passion se rejoignent alors dans cette tension, cette clairvoyance et cette répétition démesurée.
"Oui, l'homme est sa propre fin. S'il veut être quelque chose, c'est dans cette vie..." 
Si nous ne tenons pas notre place qui est d'écrire sans relâche, qui pourra le faire ?
Devons-nous avoir peur de cette notoriété ? La condamner à priori, alors que nous sommes "embarqués" en ce monde absurde ?
Qu'importe d'ailleurs la notoriété, c'est de cœur qu'il s'agit. Et si le mien me dicte d'écrire, je laisse ma plume agir...

*



12

A quoi tient une plume ?
Nous arrivons sans autre balise, au départ, que notre pouvoir à devenir humains.
Nous apprenons à marcher, nos pensées s’attellent à la tâche de soutenir notre existence. Parfois, nous ouvrons, comme le petit Albert, très tôt, les yeux sur la misère que certains humains sèment derrière eux.
Et, pour comble de malheur, notre vie commence au triste spectacle d’un père mort au champ d’horreur, du pas pesant d’un condamné, regardant fixement la lame brillante dans le ciel d’Alger.
Alors, tout se bouscule dans la tête enfantine. Et il faut bien à Monsieur Germain pour ouvrir les soupapes de l’espoir.
L’enfant s’applique, non parce qu’il croit en son destin, mais parce qu’une main attentive l’y conduit.
En cela, déjà, il touche à l’universel.
Et l’universel, au pays des hommes a si souvent visage guerrier, que nombre d’entre nous finiraient par s’y habituer.
On oscille alors entre le poids commode d’une fatalité, et celui qui vous fait sortir du chemin balisé. Le tout c’est qu’au carrefour se présente cette main attentionnée, cette main de maître qui ne sait pas grand-chose sinon qu’il faut bien que l’élève le dépasse, un jour.
On cherche un père, on trouve un maître, l’un comme l’autre comme des bornes nous indiquent un chemin dont nous ignorons tout de la direction.
Ils sont simplement là, et toujours c’est un fond de guerre qui accompagne tes pas.
Les portes, en ces temps de rumeur et de bombe, ont du mal à s’ouvrir. « Que voulez-vous, c’est la guerre. Mais ça explique que les portes mettent du temps à s’ouvrir au pays de l’hospitalité. »
Le jeune adulte qui cherche à se souvenir, se heurte aux huis clos. Il sait pourtant que quelque part quelque chose l’attends qui n’est pas encore de la littérature, encore moins de la philosophie. 
Il sait que « la guerre, c’est mauvais. — Il y a toujours eu la guerre, dit Veilllard. Mais on s’habitue vite à la paix. Alors on croit que ce qui est normal c’est la guerre. — Les hommes y sont fous », dit Tamzal en allant prendre un plateau de thé des mains d’une femme qui, dans l’autre pièce, détournait la tête. »
Le poids est si fort sur les épaules qu’on n’imagine même pas que là, dans toutes les têtes pliées sous le joug, c’est la même attente qui bouillonne. Celle d’un monde qui nous ferait vivre dignes, libres et pacifiés, avec nous-mêmes et avec le monde.
Mais c’est un rêve, bien sûr, et qui nous semble tellement improbable.
Alors on laisse les visages casqués prendre le pouvoir. On les laisse nous diviser toujours plus pour ne pas sortir de ces habitudes de soumission qui durent depuis si longtemps.
Il faut un révélateur à l’homme pour qu’il se reconnaisse dans la photographie des mots.
C’est alors qu’il sait ce qu’il deviendra un jour. 
Et l’écrivain qu’il est alors d’aligner ces mots que tant feignent de ne point entendre : « La noblesse du métier d’écrivain est dans la résistance à l’oppression, donc au consentement à la solitude. »
Et la guerre vient à qui sait l’attendre. Elle vient avec son cortège de pleurs et de souffrance. Celle-là, pire que toutes, verra la mort faucher tout ce que l’Europe pourrait encore compter de diversité : juifs, tziganes, communistes, résistants de toutes les heures. C’est un temps de charnier qui s’ouvre sous les pas de ceux qui ne veulent rien voir de leur embarquement, malgré tout, dans le mouvement d’un monde qui ne se remettra peut-être jamais vraiment de telles plaies.
Nous en saignons toujours. Et c’est pourquoi la prose de Camus nous interpelle encore.
Le clandestin n’a pas pris le temps de s’engager, il a suivi le courant que sa pensée lui disait de suivre. Et que serait une pensée si elle ne parlait aussi avec tripes et cœur pour dénoncer l’insupportable. 
Et l’insupportable n’était pas qu’Allemand. Il avait un visage bien plus universel.
Dans sa préface à l’édition italienne de ces lettres, écrites et publiées dans la clandestinité, Albert Camus explique : « Ce sont deux attitudes que j’oppose et non deux nations, même si, à un moment de leur histoire, ces deux nations ont pu incarner deux attitudes ennemies. Pour reprendre un mot qui ne m’appartient pas, j’aime trop mon pays pour être nationaliste. […] J’aurais honte […] si je laissais croire qu’un écrivain français puisse être l’ennemi d’une seule nation. Je ne déteste que les bourreaux. » Ces lettres sont « comme un document de la lutte contre la violence, […] je n’en renie pas un seul mot. »
Nous ne pouvons en renier un seul mot. 
A l’heure de tristes coups portés aux valeurs qui furent celles de ces courageux clandestins, les lettres écrites alors prennent un sens particulier.
« Vous me disiez : « La grandeur de mon pays n’a pas de prix. Tout est bon qui la consomme. Et dans un monde où plus rien n’a de sens, ceux qui, comme nous, […] ont la chance d’en trouver un au destin de leur nation doivent tout lui sacrifier. » Je vous aimais alors, mais c’est là que, déjà, je me séparais de vous. « Non, vous disais-je, je ne puis croire qu’il faille tout asservir au but que l’on poursuit. Il est des moyens qui ne s’excusent pas. Et je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. »
C’est un son de gong dans le paysage contemporain. Il n’est pas encore de Déclaration universelle des droits de l’homme que déjà, l’écrivain rêve de pouvoir être d’un pays dont la grandeur se fonde, non sur la violence de la soumission mais sur le droit d’y vivre debout.
Il n’est rien à attendre que nous ne l’ayons préparé, muri dans la clandestinité de nos cœurs ouverts. Le temps peut être à cette négation terrible qui fait des hommes des ennemis, les uns fusillant les autres au nom d’une identité qui n’a pas grande utilité sinon dans le repli frileux derrière des frontières ou des barbelés.
Et puis vient aussi le temps qui voit les grincheux, les aigris, les haineux  devoir faire profil bas parce que nous avons su travailler la matière de nos pensées, et de nos mots pour qu’ils alimentent la petite flamme qui brille en chacun.
Le triomphe de la guerre n’est possible que par une baisse de vigilance des artisans de paix. Le ciel lui, continue de s’assombrir ou de s’éclaircir au gré des vents et des saisons. La terre sort profondément meurtrie de nos actes de démence.
L’artiste se lève, un matin de plus, juste avant de quitter sa demeure clandestine. Il regarde le chemin qui se dessine, dans l’ombre. Il sait ce qui l’attend. Il sait son devoir de poursuivre la voie ouverte. Il n’est ni le premier, ni le dernier à voir ainsi la lourde responsabilité qui lui incombe.
Avant de fermer la prote au nez des années noires, il murmure : « Je sais que le ciel qui fut indifférent à vos atroces victoires le sera encore à votre juste défaite. Aujourd’hui encore, je n’attends rien de lui. Mais nous aurons du moins contribué à sauver la créature de la solitude où vous vouliez la mettre. »
C’est désormais une nouvelle page qui s’ouvre et qu’il faudra écrire. Mais toute nouvelle page se nourrit de la précédente. Et nous ne faisons qu’ajouter des lignes au grand livre ouvert de notre humanité à trouver.

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Manosque, 26 janvier, 7, 8, 9, 10, 11,12, 13, 22, 23 février, 7 mars, 18 septembre 2010