jeudi 23 août 2018

Hommage à Mahmoud Darwich (1941- août 2008)


Tu n'as jamais pu revenir sur tes pas.
Tu n'as jamais pu revoir ton village.
Tu as pris les chemins de l'exil. 
Ils ont dressé un mur entre toi et tes racines.

Ce que tu fus, si peu le savent...
Si peu savent ce qu'endure un poète en terre dérobée à ses pas...
Chants d'oliviers coupés sous le scalpel de guerres fratricides...
Et toujours le mur...

Tu cognais ton poème aux cloisons trop étroites de ce monde...
Tu clamais le droit à vivre par de là les frontière...
Et tu vivais...
Parfois, tu trébuchais, pour mieux te relever de tes blessures...

Il n'en fut qu'une qui ne pouvait cicatriser: celle qui ensanglantait ta terre, vibrante d'être le berceau d'un occident devenu fou...
Tu revenais alors au Majnûn, tu clamais l'amour et tu courais, sous les bombes et la mitraille, et ta plume écrivait, écrivait des mots d'espoir, des mots de tolérance...

Mais toujours ce mur que les hommes dressent entre eux et eux...

Tu as construit ton œuvre comme un olivier millénaire...
Tu n’as jamais perdu une occasion de lire et de dire...

Jamais tu n’acceptas de demeurer silencieux, même sous les chenilles des chars envahissant Naplouse...
Mais toujours, devant tes yeux, le mur, rutilant béton orné de chevaux de frise, plaie béante, dard fiché en plein cœur de qui est poète, et pleure...

Ton poème montait droit vers les étoiles...

Ton poème nous parvenait parfois, en différé, par des chemins de traverse...
Je t'ai suivi, ami, j'ai gravi le Golgotha du vocabulaire, portant la lourde croix des mots...

Nous avons rêvé, sans nous connaître vraiment.
Nous avons vu un premier mur se défaire.
Nous avons espéré qu'il ne serait jamais que le premier...
Nous avons espéré...

C'est par le cœur qu'on tue plus sûrement un poète...
C'est par le cœur que tu es parti.

Ton œuvre ne nous dira jamais si des murs existent aussi, au paradis des poètes...
Pour un matin, alors que Leyla se débat entre des bras imposés, Majnûn crie, dans l'aube délicate, et rêve de te rejoindre, de l'autre côté du mur...
Le monde n'en saura rien: il a les yeux rivés sur les stades du déshonneur, loin, si loin de la vraie misère du monde, qui est aussi sa vraie richesse...

"Pas de bannière dans le vent, qui flotte.
Pas de cheval nageant dans le vent.
Pas de tambour qui annonce l'ascension
ou le brisant des vagues.
Rien n'advient dans les tragédies en ce jour.
Le rideau est tombé.
Les poètes et les spectateurs sont partis." 

Mahmoud Darwich


Manosque, 10 août 2008


Extraits

Le cyprès s'est brisé comme un minaret
et il s'est endormi
en chemin sur l'ascèse de son ombre,
vert, sombre,
pareil à lui-même.
Tout le monde est sauf.
Les voitures sont passées, rapides, sur ses branches.
La poussière a recouvert les vitres...
Le cyprès s'est brisé mais
la colombe n'a pas quitté son nid déclaré dans la maison voisine.

*

Pas de bannière dans le vent, qui flotte.
Pas de cheval nageant dans le vent.
Pas de tambour qui annonce l'ascension
ou le brisant des vagues.
Rien n'advient dans les tragédies en ce jour.
Le rideau est tombé.
Les poètes et les spectateurs sont partis.

*

C'est le sable.
Étendues d'idées et de femme.
Marchons en cadence vers notre trépas.
Au commencement les arbres élevés étaient femmes,
Une eau montante, une langue.
La terre meurt-elle comme l'homme ?
Et l'oiseau la porte-t-il en guise de vide ?

*

LA FILLETTE/LE CRI

Sur la plage, une fillette. La fillette a des parents, ses parents ont une maison,
la maison a une porte et deux fenêtres.
En mer, un bâtiment de guerre joue
à la chasse aux piétons sur la plage :
quatre, cinq, sept personnes
tombent sur le sable mais la fillette en réchappe de justesse.
Une main de brume,
une main providentielle, l’a secourue. Elle crie : Papa !
Papa ! Lève-toi et rentrons. La mer n’est pas pour nos semblables ! Gisant sur son ombre dans le tourbillon de l’absence,
le père ne répond pas.

Sang dans les palmiers, sang dans les nuages.

Sa voix l’emporte plus haut et plus loin que la plage.

Elle crie dans la nuit des landes, mais nul écho à l’écho.
Elle devient alors le cri éternel dans une dépêche urgente
qui perd de son urgence lorsque les avions
reviennent bombarder une maison qui a une porte et deux fenêtres !

*

Nous sommes tous étrangers sur cette terre
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Une patrie ne peut se réduire à ce qu’elle est objectivement. Car la poésie ouvre la patrie sur l’infini humain, à condition que le poète parvienne à la porter là. Pour cela, le poète doit créer ses propres mythes. Je n’entends pas par là le mythe issu d’un autre déjà connu, mais celui qui naît de la construction du poème, de sa forme et de son univers propres. Celui qui transforme le langage concret en langage poétique.
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Je ne connais pas de grande poésie qui soit fille d’une victoire.
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Je suis résolument du camp des perdants. Les perdants qui ont été privés du droit de laisser quelque trace que ce soit de leur défaite ; mais il n’est pas question de reddition.
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Il est de mon droit de poète d’annoncer la défaite, de reconnaître et de dire la perte.
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Le captif chante parce qu’il est seul avec lui-même, alors que le geôlier n’existe qu’avec l’autre qu’il garde. Il veille tant à l’isolement du captif qu’il en oublie sa propre solitude.
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Le poète se doit de cacher ses sources de connaissance pour s’avancer comme si tout lui venait de l’instinct.
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Connaître la poésie ne fait pas un poète. Elle permet de rédiger une thèse universitaire exemplaire sur la poésie. Pas plus.
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La politique est un mode de perception de la réalité. Qui peut affirmer que nous n’avons pas de lien avec elle ?
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Le poète n’est pas tenu de fournir un programme politique à son lecteur.
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Dans un poème, la relation entre l’image, la cadence et les autres composantes doit être parfaitement maîtrisée. Il n’y a pas de recette qui détermine d’avance ce qu’il faut de sel, de lune ou de ciel pour écrire un poème.
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Ce qui légitime le vers libre, c’est qu’il propose de casser les cadences normalisées, pour en créer d’autres. Par là il véhicule une nouvelle sensibilité, un goût nouveau. Il nous fait ressentir à quel point les mètres classiques peuvent être standardisés, sans originalité.
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La poésie peut être d’une efficacité peu commune, mais sa force provient de la reconnaissance de la fragilité humaine.
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La poésie est et demeurera rebelle à la critique littéraire, et à toute connaissance rationnelle.
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Le niveau de conscience poétique générale est l’œuvre des seuls poètes.
Ce sont les poètes qui donnent vie à la poésie, eux également qui la tuent.
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La confusion entre l’instinct poétique et le poème lui-même, nous a menés à de graves malentendus. L’instinct poétique existe aussi dans le roman, dans les textes religieux anciens, dans les légendes des cavernes. Il se dégage d’une toile, d’une musique, d’un film, de la nature, de l’élégance du comportement humain, ce qui n’en fait pas un poème pour autant. Transformer l’instinct poétique en poème est une opération totalement différente, car toute création a ses propres canons. Et il ne faut pas en avoir peur. Les canons poétiques ne sont pas un glaive suspendu au-dessus de la tête des poètes.
La virtuosité de l’artiste réside dans sa capacité à donner libre court à sa créativité sans enfreindre les principes fondateurs de son art, à dompter et à vaincre leurs pesanteurs grâce à leur parfaite maîtrise. Tel est le seuil salutaire à atteindre pour pouvoir transgresser l’ordre établi incompatible avec la vie et ranimer l’expérience créatrice.
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La poésie ne peut se concilier avec la force, car elle est habitée par le devoir de créer sa propre force, en fondant un espace vital pour la défense du droit, de la justice et de la victime. La poésie est l’alliée indéfectible de la victime, et elle ne peut trouver de terrain d’entente avec l’Histoire que sur la base de ce principe fondamental.
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La consécration du concept d’Occident a nécessité la disparition de soixante-dix millions d’êtres humains, ainsi qu’une guerre culturelle rageuse contre une philosophie intrinsèquement mêlée à la terre et à sa nature, aux arbres, aux cailloux, à la tourbe, et à l’eau.
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De tout temps, des premiers bégaiements de la poésie jusqu’à nos jours, l’expression par les sens fut l’une des conditions principales de la vie. Et lorsque le texte poétique s’éloigne de l’obsession sensorielle, il se transforme en un autre genre littéraire, une autre forme d’expression.
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L’écriture est un processus d’accumulation, qui ne vient jamais du néant. Il n’y a pas de degré zéro en littérature, et toute écriture en recouvre une autre.
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Le poète ne représente ni une cause, ni un peuple, ni un groupe ; il ne représente que lui-même.
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Le concept du "plus grand poète" est éculé. Il n'y a pas de premier poète ni de second. Il n'y a que des voix qui vont de concert et cohabitent. La vie recèle suffisamment de poésie pour qu'une multitude de poètes disent leur récit et leur humanité.
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L’exil ne finit jamais, qu’on soit loin de la patrie ou qu’on y vive.
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Les niveaux, les aspects, les états du statut d’étranger sont multiples. On peut être exilé dans la langue, dans l’amour, dans l’attitude vis-à-vis de la justice, la vision différente de la vie. Tout comme on peut l’être du fait de l’occupation ou de l’enfermement. L’exil véritable est celui que l’on ressent dans sa patrie, l’exil intérieur.
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L’homme qui est en harmonie parfaite avec sa société, sa culture, avec lui-même, ne peut être un créateur.
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La fonction du poème ne doit apparaître qu’une fois le poème achevé, car le besoin de l’écriture doit être innocent, libre de toute surcharge idéologique ou symbolique.
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Le poète et l’intellectuel sont parfois placés devant des responsabilités auxquelles ils ne peuvent tourner le dos.
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Chaque poème doit apparaître comme le premier texte que vous ayez écrit. Spontané, capable de transformer l’inorganique en organique, telle la vague qui sort de la mer, s’installe sur la rive, et demeure pourtant une vague. L’émerveillement est indispensable. Et une prédisposition à s’émerveiller. Sinon tout le monde aurait été poète. Les universitaires et les professeurs en savent plus long sur la poésie que tous les poètes réunis, et pourtant ils ne peuvent en écrire. Car il leur manque cette prédisposition, qui est peut-être une grâce divine !
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La « prophétie » est la capacité à lire la circulation des signes au sein de la réalité. Elle nécessite naturellement de l’intuition, sans laquelle le poème demeurera privé d’imaginaire.
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Le politique, dénué d’approche culturelle ou d’imaginaire poétique, demeure de l’ordre du conjoncturel.
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Sur cette planète, nous sommes tous voisins, tous exilés, la même destinée humaine nous attend, et ce qui nous unit est le besoin de raconter l’histoire de cet exil.
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Il n’y a pas de limites. Il n’y a pas de dernier poème. L’horizon est ouvert. Le chemin vers la poésie est la poésie.
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La poésie est une tentative de trouver la poésie. Si nous savions quel est ce poème, nous l’écririons et ce serait fini.
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Si la poésie n’a pas d’espace humaniste – si elle ne touche pas à l’humain -, le texte est mort.
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Si vous voulez être révolutionnaire en poésie, vous ne pouvez pas être réactionnaire dans la vie.
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On a pensé que la poésie participait aux grèves, aux manifestations, réglait les problèmes. Aujourd’hui elle est déjà une spécialité et il se pourrait bien qu’un jour elle se transforme en une institution aussi fermée qu’une centrale nucléaire. Mais pour le moment, tant que nous n’avons pas atteint ce stade dangereux, il vaut mieux que la poésie s’occupe d’elle-même et redevienne autonome par rapport à la réalité. Il y a aujourd’hui beaucoup de poètes et peu de poésie.
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Un peuple sans poésie est un peuple vaincu.
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Point de poésie sans genèse, car si elle s’écartait du premier instant du verbe, la poésie se transformerait en pensée.

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Ma patrie, une valise,
Ma valise, ma patrie.
Mais… il n’y a ni trottoir,
Ni mur,
Ni sol sous mes pieds
Pour mourir comme je le désire,
Ni ciel autour de moi
Pour que je le troue
Et pénètre dans les tentes des prophètes.

*
Bibliographie

- Etat de siège, Revue Poésie, n°93, 2002

- La terre nous est étroite, NRF Poésie/Gallimard, 2000



- Ne t'excuse pas, éditions Actes Sud, 2006



- La Palestine comme métaphore, éditions Babel, 1997



- Nous choisirons Sophocle, éditions Actes Sud, 2011


- Anthologie (1992-2005), éditions Babel, 2009




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