samedi 4 février 2017

Camille de Toledo



Voici ce que je nomme : inquiétude.
Veille et terreur qui ne cessent de grandir en nous.
Quiétude que nous espérons,
mais qui nous quitte au fil de l'âge.
Impossible apaisement
dont nous portons le souvenir.
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Nous avons quitté le temps des certitudes.
Nous avons été arrachés à nos propres souvenirs.
Quelque chose sous nos pieds vacille
et ce n'est pas l'apocalypse.
C'est un tremblement plus discret, plus murmuré.
L'inquiétude grandit et nous aimerions
tant en être délivrés.
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Je comprends que c'est ça, le vingt-et-unième siècle.
Une sédimentation de fictions
et la prison que nous construisons,
pierre après pierre, dans l'espoir
de nous libérer du vertige.
Pour retrouver un sol, une Terre,
où habiter
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Nous sommes des femmes et
des hommes du vingt-et-unième siècle,
et nous devons, maintenant,
apprendre à vivre entre les langues.
Dans l'inquiétude informe, métamorphique
de toute chose. L'effroi au-dessus de nos t^tes.
Partout, l'inquiétude.
Le tremblement, là, au bout du jardin,
Et la sonnette du portillon qui annonce encore,
toujours, que le temps des mo,stres
et des catastrophes n'est pas
derrière nous.

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J'ai laissé parler le vent qui souffle entre les montagnes.
Je n'ai pas essayé de t'expliquer : ni l'Islam,
ni le Christ, ni la Croix, ni les vieilles haines d'Europe.
Je me suis retenu, car c'est de toi que je veux apprendre.
Ce monde a trop de passé, il lui faut un avenir, Elias.
Et si j'écris maintenant le récit de notre traversée,
ce n'est pas pour remplir ta vie,
mais pour vider la mienne.

J'écris pour faire de la place.
Ce récit, je voudrais qu'il soit comme les friches
après les guerres, quand les enfants se remettent à courir
et s'y retrouvent pour jouer, crier, ou défier leurs peurs.
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Chez les écrivains, comme chez les bourgeois,
on tend à préférer ce qui demeure :
la langue, l'argent, ce sont de vieux plis,
une même passion de ce qui se transmet.
Mais il en va de l'argent comme de la langue.
Si les vieux plis ne sont pas brusqués,
tout finit dans la poussière.
Les services à thé, les parquets centenaires,
les broderies hongroises,
ce sont des formes cristallisées du temps
qui ne valent plus rien.
Et la langue, ma langue, celle que je me croyais
en devoir de servir, elle aussi meurt
d'être conservée, comme l'argent,
comme la mémoire.

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Plutôt que de modifier des états de savoir, de pouvoir, les théories définissent des possibles demeures à l'intérieur des quelles des habitants de la théorie s'installent et cherchent à vivre en appliquant ce qui se pensait a priori comme déplacement des normes et qui finit par devenir un nouveau cadre normatif.
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Être potentiel, c'est être attentif à ce qui pourrait être, c'est oeuvrer à ce qui serait, c'est enquêter sur ce qui aurait pu être.
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Une vie suffit à peine à voir ce qui se transforme, ce qui a lieu. La seule considération de ce double temps – compter deux vies au moins pour apercevoir ce qui se modifie – suffirait à nous arracher à la mélancolie de l'impuissance, à reposer, au cœur de la pensée, la place de la transmission.
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Dire que le futur revient, non comme piège ou ruse, c'est déjà mettre en avant un désir de penser l'avenir autrement que pour la mort.
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Nous sommes encore porteurs d'une rhétorique de l'émancipation, de l'égalité, mais nous échouons à imprimer dans le présent les trajectoires désirables pour l'avenir.
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Comment produire encore de l'évènement, du commencement, de l'imprévisible, sans pour autant retomber dans les écueils d'une vision progressiste de l'histoire ?
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Le futur est maintenant et ce maintenant est une infinité de maintenant. Un « maintenant » constamment fragmentaire, où ces fragments ne sont pas pour autant additifs et ne suggèrent pas de totalité ni de tout.
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Les siècles sont des bornes, traversés de trois, de quatre générations humaines, d'une génération d'arbres, de nombreuses générations de chiens, d'innombrables générations de plantes. Des évènements les scandent, des inventions les transforment, des mémoires les teintent, des sentiments s'y impriment et l'ensemble compose une façon d'habiter le monde, d'en penser les limites, d'en concevoir les lois.
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Nous aurons accompli notre tâche – ce à quoi nous sommes prédisposés – si nous oeuvrons à une ouverture maximale des lignes de possibilités, de transformations historiques, ontologiques, politiques.
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Tel fut le tracé, la ligne issue du XXe siècle : une culpabilité décrétée à l'égard de toute tentative de transformer le monde.
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Nous sommes phonétiquement capables de tous les sons et l'apprentissage d'une seule langue est, à cet égard, une réduction de nos capacités.

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Bibliographie



L'inquiétude d'être au monde, éditions Verdier, 2010



Oublier trahir puis disparaître, éditions du Seuil, 2014



Avec Aliocha Imhoff & Kantuta Quiros, Les potentiels du temps, Manuella éditions, 2016


vendredi 3 février 2017

John Berger



L'histoire moderne commence – à des moments différents selon les lieux – quand le principe de progrès devient à la fois le but et le moteur de l'histoire. Ce principe est né avec l'ascension de la bourgeoisie en tant que classe ; il a été repirs par toutes les théories modernes de la révolution. Au vingtième siècle, la lutte qui oppose capitalisme et socialisme est, au plan idéologique, un combat sur le contenu du progrès.
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Le capital ne peut exister en tant que tel que s'il se reproduit sans cesse ; sa réalité présente dépend de son accomplissement futur. Telle est la métaphysique du capital. Le mot crédit, au lieu de se référer à une réalisation passée, ne se réfère dans cette métaphysique qu'à une perspective future.

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Bibliographie





La cocadrille, éditions Points, 1996

mardi 31 janvier 2017

Omar Youssef Souleimane



On dessine des ailes battantes pour saluer le mystère

On chérit le bateau qui fait périr les étrangers

Les racines du ciel sont de bois
et des cloches à l'horizon pleuvent
sur l'éternel recommencement

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Bibliographie



Loin de Damas, éditions Le Temps des Cerises, 2016

dimanche 1 janvier 2017

Samar Yazbek



Ecrire est une voie vers la conscience à travers ses relations complexes avec la mort.C’est une reproduction de la vie, un défi courageux à la mort. Mais aussi une défaite, car, pour finir, la mort, avec toutes ses questions difficiles, représente à la fois l’impulsion de l’écriture et sa source. C’est une défaite courageuse.
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Le monde extérieur ne croira jamais que ce qui se passe en Syrie - ce dont le monde entier est témoin pourtant - n’est rien d’autre que le désir de la communauté internationale d’assurer son propre salut. D’autres gens meurent à la place. La communauté internationale poursuit sa vie alors même que la vie s’éteint devant ses yeux. Ils sont les survivants et cela suffit. C’est un instinct charnel semblable au désir sexuel. Les voyeurs du monde entier prennent leur pied en regardant la lutte désespérée de la Syrie pour survivre, une scène composée essentiellement de tas de cadavres syriens. Le monde se contente de regarder, de broder, de rendre encore plus sensationnel le spectacle artificiel de la guerre entre Assad et l’EI. Puis cet épouvantail a grandi pour devenir le montre effrayant dont ils avaient besoin pour apaiser leur absence de conscience. Ce qui se passe n’est pas nouveau dans l’histoire de l’humanité. Mais cela se déroule à la vue de tous. Le sang se répand sous nos yeux et sur nos mains. Accompagné d’images de barbarie qui font de nous des monstres au coeur froid. La machine médiatique internationale tourne en boucle si bien que chaque nouvelle victime efface la précédente et nous familiarise avec l’atrocité et l’ampleur de la mort. Nous consommons les informations puis nous les jetons à la poubelle.
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Pendant plus de vingt ans, les histoires ont constitué le seul royaume auquel je croyais. Mais j’ai découvert après un an que l’exil est l’exil et rien d’autre. Cela veut dire marcher dans une rue et savoir que vous n’êtes pas à votre place.
Ici, dans mon exil, j’ai appris à marcher et à réfléchir pendant mon sommeil. Endormie ou peut-être déjà morte ? Quelle différence alors que je me sens détachée, absente de la réalité ? J’ai beau tâter mon corps, je ne reconnais pas mes mains. Mon récit me paraît étranger, méconnaissable. Ai-je jamais été à ma place ? Je la trouverai peut-être en plongeant encore plus loin dans mon exil.

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Bibliographie



Les portes du néant, éditions Stock, 2016