samedi 11 mai 2013

François Jullien





Vivre enfin ne se fait qu’au présent, on le sait : ici et maintenant. Or nous n’avons plus, non plus, la naïveté de croire que nous pouvons nous saisir immédiatement de l’ici et du maintenant. Mais nous devons tout autant nous défier de la tentation adverse : de nous laisser embarquer dans une médiation sans fin, celle du discours-raison – le logos de la philosophie – qui d’eux à jamais nous détourne.

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L’extériorité se constate ; tandis que l’altérité se construit.

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A l’heure où l’on s’alarme tant de l’épuisement des ressources naturelles, ne pourrait-on pas s’inquiéter tout autant de l’effacement – écrasement – de tant de ressources culturelles sous le grand rouleau compresseur de la mondialisation et de son marché ?
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Babel n’est pas une malédiction, mais la chance de la pensée.
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Il n’existe d’« homme », à proprement parler, que ce qui, de lui, s’est essayé, aventuré, écarté de façon diverse, et dont la diversité des cultures est le déploiement.
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Tout le culturel est intelligible, même si bien sûr, à cet intelligible, nous n’avons chacun qu’un accès limité.
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Quel plus beau mot en français, mais si modeste, ou quelle plus belle ressource de notre langue, précisément, que ce verbe-ci : « entre-tenir ». Tenir de l’entre, tenir par l’entre, avoir de l’entre en mais. L’entretien du monde : enfin on s’y met. Ou l’entretien par la parole : chacun ouvre sa position et la déplie – la découvre – vis-à-vis de l’autre et l’active par lui. Après des siècles de sujet insulaire et solipsiste, cantonné dans son cogito, et dès lors devenu suspect, on se rend compte enfin que c’est de l’entre de l’entre-nous – celui de l’« intersubjectivité » - qu’il vient de la connaissance aux sujets.
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Une « révolution culturelle » effective ne serait pas tant de « réduire » les écarts, comme le voulait naguère le mot d’ordre maoïste, que de concevoir l’écart tout autrement : non plus tant hiérarchiquement, en écartant le haut du bas, éloignement dont le pouvoir tire son nébuleux prestige plus encore que son autorité (à quoi le maoïsme, hélas !, n’a pas échappé), que comme élargissement des horizons et des perspectives entre lesquelles des vies originales, en « faisant des écarts », pourront s’inventer. Par espacement, par conséquent, ouvrant le champ de l’altérité, plutôt que par dépassement, là encore, se renversant en surplomb servant seulement à dominer.
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L’écart n’est pas seulement avec ces vies d’ornière, dont se rétrécissent insidieusement les possibles, qui sont vouées à l’érosion lente, s’enlisent dans leurs habitus. Il est aussi – d’abord – ce qui met en tension une vie à l’intérieur d’elle-même en la maintenant ouverte à l’un comme à l’autre possible, si distants et même plus distant qu’ils soient entre eux ; qui, par là, promeut une intériorité alerte, en essor, en élan, parce que pouvant varier le plus amplement dans cet entre.
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Parler d’écart, ce n’est pas dresser un rempart ; traiter d’altérité, ce n’est pas séparer.
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Parler-penser, c’est nécessairement articuler de l’autre. Sinon, je dis le même, ne dis rien et n’avance pas.
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L’« autre », en sauvant de l’asphyxie du soi, de l’enfermement en soi, maintient le « soi » en progrès.
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On a tant dit – prédit – que le troisième millénaire serait celui où les cultures se réconcilieraient. Mais cette synthèse ou concorde des cultures, espérée comme un Grand Soir et grand dénouement, serait la mort du culturel.
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De même que du commun ne s’active qu’au travers d’écarts, le propre du culturel est, en même temps qu’il tend à s’homogénéiser, de cesser de s’hétérogéniser ; en même temps qu’il tend à l’unification, de ne cesser de se pluraliser ; en même temps qu’il tend à se confondre et se conformer, de ne cesser de se démarquer, de se désidentifier et de se réidentifier ; en même temps qu’il tend à s’élever en culture dominante, de ne cesser d’être travaillé par la dissidence.


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Bibliographie

- Philosophie du vivre, éditions NRF Gallimard, Bibliothèque des idées, 2011
L’écart et l’entre, Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, éditions Galilée, 2012

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