jeudi 25 septembre 2014

Lettre sans correspondance 2




Aussi étrange que cela puisse paraître, c'est en marchant que je réfléchis. Mille excuses donc à celles et ceux qui me croisent, ici ou là, et que mes yeux ne voient pas. Mais ce sont mes pas les fautifs et qu'il vous faut sermonner.
Je marche, et mes yeux, ou, du moins, le cerveau qui est derrière, regardent ce qu'ils veulent, et surtout voient.
Parfois, je suis contraint de me méfier de ce que mes neurones (qui sont plus que deux, contrairement à d'autres) interprètent de ce que mes yeux voient.
Et puis tout en marchant, je soupèse mes pensées. C'est du lourd une pensée qui marche : il me faut sans cesse la contempler, l'interroger, la rouler dans un sens puis dans l'autre pour qu'elle ne m'en fasse pas de même dans la farine de mes états d'âme.

Je marchais donc, je traversais la place, vaquant à mes préoccupations quotidiennes. Mes yeux erraient comme moi (bien que, parfois, il semblerait qu'ils s'accrochent à certaines images tandis que je vais).
Peut-être suis-je dans l'erreur d'un certain ressentiment, mais il m'a semblé voir foules plus dispersées que l'an dernier à la même heure, c'est à dire au rendez-vous des prestations littéraires de la fin d'après-midi, place de l'Hôtel de ville et D'Herbes.
Non que je sois à me réjouir d'une telle baisse de fréquentation si elle s'avérait vraie. Non, je ne me réjouirait pas d'un tel fait. Il ne ferait que traduire physiquement un autre sentiment : celui qu'il ne peut y avoir d'extension du domaine de la culture en territoire de misère pandémique.
Le virus de la curiosité d'apprendre ne pique pas facilement le cuir de la survie. Quand il faut déjà manger, payer son toit et ce qui va avec, revenus à la baisse, retraites pitoyables quand encore ces deux là affirment leur présence, c'est déjà bien beau d'être en vie. Mais, bien sûr, cette question là sera hors sujet des réjouissances.
Tu lis quoi quand tu as faim, ou que tu dors sous le porche miteux d'un Palais de Justice sans moyens ? Tu lis quoi, quand ton ultime horizon se borne aux mauvaises nouvelles du monde qui se posent dans ton salon, ta cuisine, au pied de ton lit (puisque si tu n'as pas de livre, tu as plusieurs télévisions, histoire de ne pas paraître ringard) ? Tu lis quoi ?
Tu ne lis pas. Et à l'heure où commençaient les réjouissances manosquines, un reportage sur France-Info expliquait que 30% des enfants des milieux défavorisés ne comprenaient pas ce qu'on leur demandait à l'école et qu'un enfant sur deux dans les quartiers défavorisés n'ont aucun livre chez eux (mais des portables en tous genres oui : on s'endette comme on peut, puisque l'appât est si fort!).
Mais de tout ceci on ne parlera pas ici. Manosque est une île au ban du monde. Les problèmes d'ailleurs n'y jaillissent jamais. Et comme certains me l'ont déjà asséné, ici, on aime vivre sans histoire.
Et la minorité très de gauche embourgeoisée peut se cultiver en paix : l'honneur est sauf, le décor est joli, les questions posées sentent l'hypocrisie à plein nez, mais nul n'y prête attention, car...

Car, en ces circonstances on vient admirer l'écrivain en posture de demi-dieu. Je dis demi car les dieux, comme chacun sait, ne se montrent jamais. L'écrivain est donc l'émissaire d'un éditeur, lui-même ange messager d'un financier qui n'apparaît surtout pas au devant de la scène mais tiennent les ficelles en coulisse.
C'est d'ailleurs leur clandestine présence qui permet au grand chef d'orchestre de l'évènement, qui sait très bien où laisser traîner ses semelles pour obtenir ce qu'il veut, de revendiquer des moyens sans commune mesure avec la politique culturelle de la ville, et caresser de ce fait les Néron du pouvoir local dans le sens de leur mégalomanie.
A ce sujet hors, comme tous les sujets exposés à mes réflexions randonneuses, nul ne s'offusquera de la disparition pure et simple de tout adjoint à la culture depuis les dernières élections municipales au grand profit d'une communauté de commune sans visage qui maintient avec brio ce qui se fait (presque) depuis toujours : l'extension du divertissement aux dépends d'un véritable travail culturel.

Mais je m'égare, me diront les contempteurs de la chose, et si je suis tant critique c'est que je suis jaloux de ces gens qui tiennent le devant de la scène tandis que je marche dans l'ombre !
Tout faux : je préfère être à ma place qu'à la leur, car si un jour j'éprouve le besoin d'une psychanalyse, je préfère encore qu'elle se fasse à l'abri du cabinet d'une personne compétente et non sous les regards avides de mes contemporains et sous le flot roulant de questions formatées façon université de lettre et qui ne laissent que peu de place au jaillissement créateur.

Autrement ? Autrement je préfère voir ma ville envahie par des décors livresques que son désert coutumier. Voyez que je ne fais pas que critiquer !
Et si je suis critique, c'est que j'aimerais que ce même événement soit le résultat d'un travail permanent, d'une rencontre entre des productions culturelles locales et celles importées pour l'occasion. J'aimerais que ça nous nourrisse, histoire de repartir avec les piles bien rechargées à la rencontre de cette foule de déshérités de la culture...
Mais je rêve, je sais. Vous n'êtes pas là pour ça...

Et pour ne pas m'étendre et vous lasser, je reviendrai demain sur la drôle de vision d'un tourisme culturel qui m'est venue en marchant, hier. Elle aura eu le temps de mijoter dans ma cervelle toute une journée au travail. Tenu ainsi à distance des réjouissances, elle n'en aura peut-être que plus de poids.

Réjouissez-vous donc bien !

© Xavier Lainé
26 septembre 2014


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Qui que vous soyez, vous êtes le bienvenu, avec vos commentaires qui sont modérés. Il vous faudra attendre avec patience leur modération pour les voir apparaître au bas de chaque article. Merci de votre compréhension