dimanche 28 septembre 2014

Lettre sans correspondance 4




Faut que je vous dise : je n'étais absolument pas allé en ville pour ça. Comme chaque samedi je fais mon tour « social », sinon, déjà que je m'ensauvage en diable, je ne serais sans doute déjà plus de ce monde.
Alors je fais mon tour. Ce n'est pas toujours le même, un peu comme une errance au fil de mes rencontres et qui dure toute la matinée quelle que soit l'heure de mon départ.
La tribu m'attend à la maison, ayant une sainte horreur de ce tour hebdomadaire, avec arrêts obligés à chaque station de vivant dialogue.

C'était plutôt joli d'acheter pain et fromage avec décor livresque. C'était plutôt joli de s'arrêter et de flâner, puis de voir ma libraire tant occupée quand si souvent, le reste de l'année, on se retrouve si solitaires à repeindre le monde de la couleur de nos mots.
N'ayant toujours pas regardé le programme, j'ignore s'il se passait quelque chose. Et l'objet de ma lettre ne faisait guère débat, dans les conversations de passage. Non, j'ai même cru ressentir un certain accablement dont vous ne portez aucune responsabilité : c'est le monde qui se fait lourd, et sans doute est-ce lui l'invité surprise de vos réjouissances. Car, à son stade de déliquescence, bien difficile d'arborer mine joyeuse. Alors il est là, le monde, qui pose son couvercle sur toutes choses et idées. Comme les mouches inopportunes, on tente en vain de le chasser, il revient aussitôt dans un vrombissement d'avions et vous ronge les pensées comme un cancer qu'il est devenu.
Et la seule chimiothérapie, sur ce point, vous avez raison, c'est d'offrir un maximum de mots aux cerveaux qui en manquent.

Je sortais de la librairie, comme chaque samedi, donc, et descendais, un peu pressé la rue Grande. Deux hommes dans la foule clairsemée remontait sans que nous puissions nous rencontrer vraiment. Et pourtant nos regards se sont croisés et nous nous sommes salués sans nous connaître. Enfin, sans que vous me connaissiez, parce que, voyez, moi, je vous ai reconnu tout de suite, Monsieur Pascal Quignard. Et j'ai trouvé une bonne dose d'humanité dans votre regard, au point que pour le reste de la journée, qui fut fort occupée à ouvrir mon exposition à deux yeux de passage et échafauder des projets d'avenir, je ne rêvais que de reprendre ma déambulation pour vous rencontrer de nouveau avec secret désir de boire un coup quelque part et de nous parler.

Et je suis reparti, secret espoir au ventre. Place de l'Hôtel de ville, Emmanuel Carrère parlait de sa bible. Je ne me suis arrêté qu'un instant, ai dirigé mes pas vers la place D'herbes où il ne se passait déjà plus rien, pour finir Place Marcel Pagnol. Trois jeunes femmes devisaient devant des gradins clairsemés. C'est fou comme je vous envie de savoir autant soigner votre image, d'être capable de dire comment l'écriture vous vient, de savoir canaliser à ce point le fil de vos livres. Je vous envie et ça m'attriste : je ne suis pas si sûr qu'une démarche intellectuelle aussi redoutablement cohérente ait quelque chose à voir avec ces mots qui viennent, qui cheminent entre les deux oreilles en cherchant la sortie et qui éclatent au grand jour de la page, sans chercher à savoir quelle image de nous ils peuvent offrir. Ils se dressent là comme une évidence et ne peuvent que s'articuler sous nos doigts, au risque de finir comme beaucoup de mots, en un autodafé salutaire, juste avant de tirer notre révérence.

Etrange, mais justement, à l'heure de ma petite sieste je lisais Milan Kundera, et m'étais noté ceci qui me semble heurter de front notre prétention littéraire : « Le souci de sa propre image, voilà l'incorrigible immaturité de l'homme. Il est si difficile de rester indifférent à son image ! Une telle indifférence dépasse les forces humaines. L'homme ne la conquiert qu'après sa mort. Et encore, pas tout de suite. Longtemps après sa mort. Vous n'en êtes pas encore là. Vous n'êtes toujours pas adulte. Et pourtant, vous êtes mort...
Etre mortel est l'expérience humaine la plus élémentaire, et pourtant l'homme n'a jamais été en mesure de l'accepter, de la comprendre, de se comporter en conséquence. L'homme ne sait pas être mortel. Et quand il est mort, il ne sait même pas être mort. »1
Je vous écoutais d'une oreille un peu distraite, parce que, juste devant moi, comme dans « L'immortalité », Goethe et Hemingway poursuivaient leur dialogue post mortem. Ils n'étaient pas invités, ni Kundera d'ailleurs, mais, lui, refuse désormais de soigner son image et ne répond plus à personne. Il n'existe plus que par ses livres, tirant les leçons de ce dialogue inaudible en ce monde médiatique.

En fait, je n'aurais jamais du chercher à nouveau la rencontre. J'aurais du en rester à ce croisement de regard et à cette petite reconnaissance mutuelle dans un « bonjour » hésitant.
D'abord, parce que, voyez-vous, Monsieur, je ne me suis mis que récemment à vous lire. J'ai commencé bien sûr par « Tous les matins du monde » que je n'ai même jamais vu au cinéma. Et puis, je me suis lancé dans « Dernier royaume » mais en commençant par le début. Alors votre nouvel opus attendra encore un peu.
Je disais que le monde était le grand invité qui s'impose en ces festivités très littéraires. J'ai entendu des propos très enthousiaste de votre prestation, et j'ai regretté d'avoir été ainsi prisonnier de mon travail. Mais peut-être reviendrez-vous une autre fois, et j'aurai alors pu m'imprégner un peu plus de vos mots.
Mais je ne peux que remercier les organisateurs de m'avoir accordé le croisement de votre regard et ce mot échappé, sans retour possible.
« Il n’y a plus moyen de discerner entre guerre mondiale et guerre civile dès l’instant où il n’y a plus qu’un seul monde. »2 Etait-ce prémonitoire de cet état dans lequel nous nous trouvons ?
Ce qui m'attire en vos ouvrages est sans doute cet aspect chaotique de la pensée qui ne trouve cohérence qu'en le regard de l'autre, du lecteur.

Je n'en aurai pas terminé sans dire qu'il y a ici gens de bonne volonté qui contre vents et marées, tentent encore, de diffuser les œuvres. De « Rencontres du cinéma » en « Eclats de lire », ils sont la cheville ouvrière d'une ville hélas bien morte. Il leur en faut de la constance, à demander subventions parcimonieuses, drainer public qui ne vient à eux qu'à condition d'inscrire l'action dans une durée.
Je m'y suis éreinté si longtemps que j'en fus vacciné. La poésie ici n'est bonne que chez les poètes morts. Sans doute un de ces pieds de nez de l'immortalité...
Et je vous assure que les plumes d'ici sont nombreuses qui sommeillent dans l'ombre tandis que vous agitez votre image.

Je ne sais si aujourd'hui me laissera du temps encore pour circuler. Nous verrons bien. Mais comme vous l'avez remarqué, je n'ai même pas besoin de lire vos quatrièmes de couverture pour savoir me faire aiguillon, caillou dans la chaussure, empêcheur de penser en rond.
Parce que, comme Pascal Quignard, je pense que « La vie d’un homme peut toujours être autre, et meilleure, et plus intense, et pire, et plus brève. » 3

© Xavier Lainé
28 septembre 2014


1 Milan Kundera, L'immortalité, édition Folio
2 Pascal Quignard, Les ombres errantes, édition Folio

3 Pascal Quignard, Sur le jadis, édition Folio

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