La
folie de notre époque est de vouloir boucher ce "trou"
dans le sacré, que les lois de la démocratie ont fait apparaître,
par une prolifération obsessionnelle de procédures, procédures de
l'expertise et procédures d'emballement législatif. La folie de
notre époque serait de vouloir en finir avec ce manque et, en
conséquence, avec la créativité du conflit dont il est porteur.
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Ce
vide qui désormais se dénude dans les fondements de la loi est
traité par une nouvelle forme de rationalité qui s'installe dans la
Grèce classique. ce vide qui vient apporter la bonne nouvelle
contenue peut-être dans les tragédies de Sophocle: les humains, par
la Raison, peuvent enfin être libres de savoir, de connaître, de se
débarrasser du tyran qui est en chacun d'entre eux et les voue aux
excès, mais ce faisant, ce qu'ils découvrent ainsi les conduit à
leur perte. cette perte n'est plus la volonté des dieux mais la
conséquence de leurs actes, de leurs actes d'humains, fussent-ils
guidés par la raison ou, mieux, à cause d'elle.
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Œdipe
est le nom de cette mutation des pratiques sociales dans la cité et
de son effet dans les subjectivités.
*
L’expropriation
constitue une perte légale de propriété destituant le propriétaire
d’un pouvoir sur son bien. On entr’aperçoit aisément les effets
de ravage que de telles procédures peuvent avoir sur la subjectivité
quand cette dépossession s’exerce sur ce qui la fonde
ontologiquement : le corps. Et ce d’autant plus que le rapport
du sujet à son corps constitue une expérience paradoxale d’extrême
familiarité et de grande ignorance. C’est cela même qui fait de
notre expérience corporelle le lieu à la fois d’une remémoration
permanente et d’un incessant oubli. C’est cala même qui fait de
notre expérience corporelle le socle natal d’une pensée qui lui
demeure fondamentalement nostalgique.
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Notre
rapport à notre corps est fait d’une intime ignorance puisque le
corps est à la fois le socle natal de notre ontologie et le lieu
avec lequel nous entretenons une relation d’exilé.
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Quant
au psychanalyste, qui par sa méthode ne s’intéresse qu’à la
chair, il ne saurait oublier que le corps est aussi cette matière
impossible à approcher autrement que par les moyens dont il se prive
pour garantir ceux dont il se dote. C’est peut-être en ce point
que l’éthique exige tout autant une prise en charge plurielle du
malade qu’une solitude singulière dans la dialogue thérapeutique.
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Le
corps se révèle comme le sol natal de nos pensées et de nos
affects, mais nous en sommes exilés et nous n’en avons de ses
nouvelles que par la langage, la parole, l’amour, le rêve ou la
douleur.
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L’humain
entretient un rapport dénaturé à son expérience corporelle.
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L’imago
du corps propre se donne comme indissociable de l’image du
semblable dans le reflet duquel le sujet ne cesse tout au long de sa
vie de chercher le lieu, le sens et la cause de ce qu’il éprouve
dans sa chair.
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Les
effets des phonèmes et des mots prononcés proviennent de ce qu’ils
sont entendus mais surtout attendus par chacun en fonction de son
histoire comme venant apporter des « nouvelles » d’un
lieu – le corps- dont nous sommes exilés.
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Paradoxalement,
on peut dire que la maladie, voire la tumeur, médicalement guérie
fonctionne comme un authentique membre fantôme auquel le sujet ne
peut renoncer.
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Ce
n’est pas, bien évidemment, le fait d’informer le patient de sa
guérison médicale qui produit automatiquement la guérison
psychique de sa maladie. Pour que cette guérison advienne, il faut
que le patient incube, oublie cette expérience qui a un temps
obnubilé le champ de sa conscience.
.
A
ne pas prendre la mesure et la portée de cette distinction entre la
guérison psychique et la guérison médicale, les médecins et les
équipes soignantes se heurtent à de nombreux malentendus et à
diverses incompréhensions.
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Si
la psychanalyse relevait seulement de l’explication ou de
l’herméneutique, elle ne ferait alors que redoubler la violence de
la souffrance psychique.
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Le
traumatisme délabrant pour la subjectivité de l’enfant consiste à
s’identifier trop précocement à l’adulte, à faire sien ses
modèles, ses valeurs et ses paroles, bref à se soumettre dans une
aliénation passivante et annihilante.
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Nous
sommes tous des nourrissons savants que le langage a fait vivre
au-dessus de nos moyens.
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L’expérience
de la souffrance et de l’angoisse corporelle peut se retrouver
redoublée par les traumatismes lorsque le patient est informé sans
être écouté, lorsqu’en l’obligeant à s’identifier au savoir
médical, en faisant appel à la part rationnelle et adulte de sa
personnalité, les soignants méconnaissent la détresse de l’enfant
dans le malade. Cette détresse provient non seulement de
l’expropriation du corps propre au profit du corps soignant, mais
encore de cette souffrance dans la souffrance que constitue le
sentiment d’avoir souffert en vain lorsque cette souffrance ne
trouve pas un sens dans l’histoire du sujet.
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Cette
haine que le sujet retourne contre lui-même en devenant le
spectateur de sa propre maladie trouve dans le développement
intellectuel dissocié de l’expérience corporelle une issue
subjectivement délabrante. Le sujet adhère à son désaveu en
retranchant alors de ses paroles ce en quoi sa souffrance l’affecte
dans son histoire et dans son corps. Son corps et son histoire
peuvent devenir pour le patient des « étrangers » promus
persécuteurs comme par exemple dans la « paranoïa somatique »
de l’hypocondrie.
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Le
recours au consentement et à l’information loyale et éclairée en
médecine, pour légitime et progressiste qu’il soit du point de
vue du droit social, ne saurait exempter les soignants d’une
réflexion éthique et épistémologique sur leurs pratiques. Et en
particulier, ce droit social du patient ne saurait exempter les
soignants d’une évaluation de la portée imaginaire et symbolique
de leurs actes, c’est-à-dire de leurs paroles et de leurs actions.
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La
mort et la maladie sont les risques du vivant, mais l’humain
répugne à en admettre la logique naturelle.
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Par
les temps qui courent, l’éthique tend à se réduire à la
conformité et à l’exactitude des protocoles techniques et des
postures socialement correctes des praticiens.
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Tout
praticien, à un moment ou à un autre, se trouve confronté à la
question de savoir ce qu’il doit à l’humain au travers de
questions qu’il se pose à propos de son devoir envers ses
patients.
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On
peut se sentir coupable de sa pratique comme de sa conduite sans pour
autant que celles-ci puissent être qualifiées de condamnables ou de
fautives au regard des règles sociales et des coutumes
professionnelles.
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Un
rationalisme strictement matérialiste et positiviste peut conduire à
une impasse dans le « souci de soi » faute de prendre en
compte le sujet politique et le sujet de l’inconscient.
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Face
à cette nécessité sociale, juridique et psychologique, de devoir
gérer l’incertitude produite paradoxalement par un accroissement
du savoir, l’équipe soignante sous la pression sociale a été
contrainte de donner aux patients une place plus importante dans la
prise de décision. Bref, l’évolution sociale accroît les droits
citoyens du patient dans la prise de décision partagée, dans les
choix des préférences qui déterminent les protocoles
thérapeutiques. C’est une avancée sociale incontestable et
positive à condition, et à condition seulement, que cette
participation du patient aux soins constitue une véritable
« alliance thérapeutique » et pas seulement un contrat
de prestation de service de type consumériste.
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Si
la promotion du patient en tant que citoyen, acteur de sa santé,
constitue une avancée incontestable, c'est bien à condition que
cette reconnaissance ne fasse pas obstacle à la prise en
considération du patient en tant que sujet, du dialogue soignant en
tant que dialogue intersubjectif, diagnose plus que diagnostic. Faute
de quoi, ce serait au législateur et aux juristes qu'incomberait la
tâche de devoir gérer les conflits intersubjectifs de la relation
de soin au sein de laquelle s'actualisent bien des fantasmes, des
rêves et des cauchemars laissés en souffrance dans une histoire. La
judiciarisation de l'acte médical pourrait bien se déduire d'une
culpabilité juridique déposée sur un manque, une lacune dans la
relation de responsabilité symbolique des acteurs du soin. Cette
responsabilité ne saurait se réduire à la conformité et à la
normalité des procédures techniques mises en acte par un praticien.
Être responsable, ce n'est pas seulement subordonner ses actes à
des règles, mais aussi et surtout prendre des décisions qui
engagent celui qui les prend dans le monde des valeurs, où se joue
une éthique qui n'esquive pas les conflits.
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Les
règles techniques de la science médicale ne la préservent en rien
de sa criminalité éthique lorsqu'elle désavoue le caractère
humain de l'« objet » sur lequel elle s'accomplit dans
une logique « fonctionnaire », au sens d'intrumentation
d'une fonction.
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La
néantisation de l'humain passe par cette impossibilité à penser la
culpabilité, à faire l'impasse de notre implication subjective dans
ce qui nous arrive. Et c'est dans cette passion conformiste, passion
de la forme, que le sujet s'abolit comme désirant en se vouant à
une pure logique qui jette un voile sur le néant du « déshumain ».
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Nous
n'avons rien contre les biens de consommation, mais nous refusons que
la consommation devienne le bien (de l'éthique).
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C'est
bien parce que l'humain se trouve in-calculable, que les normes
statistiques qui prévalent comme principe de gouvernement politique
se révèlent désastreuses.
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Le
patient n'est plus l'ordonnateur de sa propre histoire, pas davantage
qu'il n'est reconnu comme sujet politique.
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Le
patient est devenu le moyen trouvé par une molécule pour fabriquer
une autre molécule.
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C'est
la victoire du conformisme, dans toute sa splendeur et sous toutes
ses formes, qui assure le retour d'une conception déficitaire du
symptôme.
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L'éthique
meurt de la maladie de la forme, maladie du déshumain, maladie du
« fonctionnaire ».
*
Il
n’y a pas d’imposteur sans public, sans ces parades sociales dans
lesquelles il se jette à corps perdu, dans le jeu desquelles il
quête sa consistance.
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Une
politique qui proclame qu’elle ne fait plus de politique, qu’elle
« gère » au mieux les intérêts de tous et de chacun,
est dans le « faux », dans l’imposture et dans
l’hypocrisie.
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Dès
lors que le discours politique est révolu, une police des normes a
le champ libre. Le pouvoir a alors toutes les facilités pour
conduire les populations à se résigner à l’inévitable et si
naturel néolibéralisme. Là où finit le royaume du politique
commence l’empire de la norme.
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La
tendance à la conformité des opinions et des positions, en
politique comme dans le champ de la connaissance, est le malheur de
la démocratie comme de la recherche.
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La
tendance au conformisme social, à l’adhésion aux rites et
préjugés normatifs de l’époque, qui suspend toute pensée
critique, est le plus sûr allié de l’imposteur. En
psychopathologie comme en politique, cela se nomme l’apathie,
résultat direct de pressions normatives des influences sociales
auxquelles le sujet se soumet.
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C’est
par le biais de la norme que l’on va toujours plus soumettre
« librement » les individus et les populations pour
obtenir l’adhésion de l’opinion et les comportements économiques
qu’on souhaite voir adopter.
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Parce
que nous avons connu d’autres idéaux, la société actuelle nous
fait plus que cruellement ressentir l’intensité d’une
désillusion, la pression toujours plus grande d’une adaptation
fermement exigée, d’une assignation à une fonction dont la
responsabilité nous échapperait toujours davantage.
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La
grande pauvreté aujourd’hui se vit dans l’extrême solitude, ce
qui redouble les effets du malheur. Les équilibres sociaux
antérieurs ont été bouleversés et aujourd’hui à la régression
sociale matérielle s’ajoute une régression symbolique du fait de
l’expérience accrue de la solitude et du délitement des liens
traditionnels.
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Les
règles deviennent obsessionnellement tatillonnes et contraignantes
lorsque le sens de la loi est perdu.
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Dans
une économie matérielle et symbolique, orpheline des grands
principes républicains, tout se vaut pour produire l’opinion,
seule prévaut la logique d’entreprise de l’opinion avec ses
pertes et profits. Les mots eux-mêmes perdent leur stabilité
sémantique.
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Quand
on perd le sens des mots, on perd le monde commun, et quand on perd
le monde commun, on perd les valeurs partagées et on devient fou.
Lâcher la démocratie pour l’ombre de l’opinion, c’est
s’inscrire dans une logique d’audimat où sombrent les valeurs
d’engagement et de responsabilité.
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La
culture ne fabrique pas des « hommes normaux »,
« conformes ». la culture produit des hommes et des
femmes qui, dans le moindre geste de leurs existences, en
construisant un mur ou un poème, en lisant un livre ou dans un
dialogue d’amour, en défendant une cause ou en livrant du
courrier, en soignant un malade ou en apprenant à lire à un enfant,
en prenant les armes ou en prenant les mots, sortent forcément des
exigences de la norme, norme dont le concept est le plus petit commun
dénominateur que l’homme partage avec les autres espèces
animales, et dont le seule transgression lui permet de rejoindre son
humanité.
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Notre
monde est « indéterminé », les sciences ne cessent
d’insister sur cette importance fondamentale du hasard, de la
contingence et de l’aléatoire dans l’apparition des évènements.
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L’humain
est devenu le moyen pour l’argent de se reproduire. L’argent
devient une « espèce » à part entière, l’espèce
dominante. Et pourtant cette « espèce » ne possède en
elle-même aucune signification, aucune référence, aucune
spécificité, aucune substance ; elle est constituée de
« signifiants sans signification ». Ce sont les hommes
qui donnent une signification à la monnaie réelle ou virtuelle, en
elle-même elle n’en détient aucune. Ce sont leurs décisions qui
déterminent la valeur de ce fétiche qui voile le néant, l’horizon
de leur être-pour-la-mort. C’est cette inconsistance de l’argent,
des mascarades qu’il fabrique, des signes qu’il ordonne, des
drames qu’il organise, dont l’imposteur est le martyr autant que
l’analyseur, qui permet à la finance de régner sur le monde. Elle
n’est signe de rien, indice du néant, trace d’une absence dont
le mythe de la petite souris qui vient échanger une dent tombée
contre une pièce de monnaie, est la métaphore la plus authentique.
C’est à ce jeu que l’imposteur se prend et nous prend. Il est le
martyr d’une décision absurde, celle qui consiste à prendre
l’ombre pour la proie, à tarir la source de l’humain pour
alimenter le mirage, à préférer le signifiant de la mort à la
chair de la vie, à laisser le politique se prendre dans le miroir
des alouettes de l’actionnaire.
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Toute
tentative pour renouveler la démocratie et favoriser l’expérience
de la liberté ne saurait méconnaître cet enseignement de base :
il arrive que les victimes « aiment » leurs « bourreaux »
ou tolèrent leur emprise parce qu’elles peuvent au moins
identifier la cause de leurs souffrances. Ce qui ne disculpe en rien
les « bourreaux », ce qui n’autorise pas davantage à
méconnaître la souffrance des victimes.
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L’émancipation
politique exige un impératif besoin d’émancipation psychique
autant que culturelle.
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Seul
le maître a changé de visage et de nom : là où l’humanité
se soumettait à l’autorité du monarque ou du prêtre, elle se
soumet aujourd’hui à celle des « experts » et de leurs
commanditaires.
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« Le
temps c’est de l’argent », et transformer le temps de vie
en temps de travail vise à transformer le vivant en marchandise,
marchandise que l’on dévalue ou que l’on réévalue en fonction
des besoins du marché et du pouvoir politique.
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La
raison est tombée malade, elle s’est empoisonnée elle-même,
affectée de cette maladie auto-immune que l’on nomme le
rationalisme instrumental et bureaucratique.
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Le
lien étroit de la valeur et de la mesure, de la valeur et du prix,
s’est imposé avec l’émergence d’un type de rationalisme, le
rationalisme économique et instrumental.
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Ce
n’est pas ce qui est juste, vrai ou beau qui ordonne notre monde et
nos rapports sociaux, c’est ce qui est commode, pratique pour
contenir et séquestrer les hommes et leurs activités, les vendre
en leur donnant la forme et les apparences de ce qui « marche ».
C’est bien pourquoi notre société s’avère par excellence une
société de l’imposture !
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Dans
notre « démocratie d’opinion » ce sont les lobbies qui
font la norme… La force normative est fabriquée et confisquée
dans les batailles d’opinion !
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Le
vrai n’est plus le juste, ni l’exact, ni même ce qui marche,
mais ce qui se vend le mieux, comme une marque, au public et au
pouvoir.
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Davantage
les savoirs et les pratiques de la santé mentale insistent sur le
dépistage des risques et leur prévention, davantage ceux qui s’en
réclament ont des chances d’être écoutés. Quitte parfois à ce
que ce qu’ils proposent soit d’un ridicule achevé, comme par
exemple la prétention de dépister le bébé futur délinquant.
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La
rationalité formelle n’est ni forcément raisonnable, ni forcément
morale, mais elle est toujours normative.
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Là
réside la puissance et la misère démocratique de nos sociétés de
contrôle, du fait même de la logique gestionnaire et de la police
normative de leurs décisions, elles esquivent le débat législatif
autant que citoyen, tout en court-circuitant bien souvent l’éthique
des métiers. Cette éthique se trouve bien souvent confiée à des «
experts » ou à des ordres professionnels avec lesquels le pouvoir
préfère négocier, mais qui n’ont la plupart de temps peu ou pas
de représentativité.
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Les
symptômes de cette maladie de la norme sont les mêmes dans tous les
domaines : à force de s’adapter au tableau de bord et aux
règles de procédure, les professionnels ne regardent plus la route,
ils perdent la direction et le sens spécifique de leurs actions.
C’est l’émergence d’une forme d’absurdité produite par les
nouvelles formes bureaucratiques du pouvoir.
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Imposteur,
tu es un autre toi-même… La vérité comme la confiance ne se
prescrivent pas.
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De
nos jours, alors que le taylorisme de la production industrielle
fragmente les actes et les mouvements des travailleurs à la chaîne,
et accroît la rentabilité aux dépens de la création, cette
normalisation s’est diffusée à presque tous les métiers comme à
l’ensemble de notre existence. Il convient de remarquer que c’est
par les normes que cette civilisation technique des mœurs établit
son hégémonie culturelle.
.
Ce
qui n’est pas traduisible en langage de machine n’a pas ou peu de
valeur sociale.
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L’épidémiologie
devient la figure majeure de la médecine et de ses spécialités.
L’économie de la santé, les enquêtes de psychologie de la santé,
les recherches sur les facteurs de risques, les questionnaires sur
les comportements, leurs traitements statistiques, etc., se voient
mieux « évalués » que des recherches cliniques sur la
prise en charge singulière du patient, son rapport à l’histoire
ou à son milieu.
.
Plus
la connaissance se rapproche dans ses valeurs philosophiques, dans
ses méthodes et dans ses résultats de l’économie, plus elle est
socialement appréciée. C’est l’objectif des dispositifs de
l’évaluation de mesurer et de conformer ces savoirs et ces
pratiques à ce modèle de l’économie, de la rationalité
économique. Leur fonction consiste à inciter chacun des champs de
la connaissance à convertir ses données spécifiques en langage de
machines, en savoir non narratif, quel qu’en soit le prix,
autrement dit les conséquences.
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Le
mode d’emploi de la machine numérique a remplacé le jugement et
la décision du travailleur confisqués par les procédures.
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Le
souci de résistance des professionnels à cette prolétarisation de
leurs métiers témoigne d’une volonté politique et éthique de ne
pas réduire le soin à une somme de gestes techniques tarifés et
protocolisés.
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Le
travail est un acte social et les conditions qui en régulent
l’exécution en modifient le sens et la substance.
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Progressivement,
sournoisement, mais fermement le calibrage normatif des actes et des
professionnels les a placés sous contrôle des logiques
gestionnaires sans qu’un débat préalable ait justifié cette
profonde modification des statuts.
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Dans
nos sociétés modernes et capitalistes, on le sait, le temps c’est
de l’argent, et la marchandise constitue ce temps de travail
confisqué que l’on essaie d’échanger sur les marchés au
meilleur prix. Au point que l’homme n’est plus rien d’autre que
ce qu’il produit.
.
Par
une civilisation du court terme, du travail à flux tendu, par
l’avalanche d’informations incessantes, par les contraintes de
l’urgence et de la vitesse, nous nous trouvons en contrepoint de la
temporalité, de la durée nécessaire à la pensée réfléchie, au
rêve, au récit, à la mémoire, à l’histoire.
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Il
est indéniable que notre civilisation, qui cultive la rentabilité à
court terme, la flexibilité du potentiel, l’idéalisation de
l’instant, les jouissances liquides, le speed dating des
expériences, ne prédispose pas à penser, à réfléchir et à
historiciser les évènements de nos vies.
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La
capacité à penser, avec le germe d'insurrection que toute pensée
comporte, est frappée d'inhibition, inhibition au sens
psychopathologique du terme.
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La
rationalisation des conduites, par la normalisation qu'elle requiert
de la position des corps et de l'accomplissement des gestes, s'étend
tous les jours davantage grâce à la gestion à flux tendu du temps
des peuples et des individus.
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La
connaissance change de statut, elle n'est plus un bien commun, à
vocation d'émancipation sociale, au service de l'humanité, elle
devient un enjeu et un instrument de domination politique et
économique, entre les nations, les peuples et les individus. Le
savoir n'est plus sa propre finalité, pas davantage les institutions
qui en assurent la transmission et la production n'ont pour objectif
le savoir.
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Le
travailleur ne produit pas que de la plus-value, que des services et
des objets, il se produit lui-même et produit le monde dans lequel
il vit.
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Ce
n'est que par le jeu, l'amour, la poésie, l'art et la politique que
l'humain peut s'arracher à cette chosification et rejoindre son
humanité.
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L'émancipation
politique des travailleurs suppose leur émancipation préalable dans
les activités de travail. Cette émancipation par le métier et dans
les conditions d'exercice que la société lui accorde constitue la
condition culturelle préalable à l'émancipation sociale et
politique des travailleurs.
.
Nous
souffrons aujourd'hui plus qu'hier d'un manque d'intellectuels. Nous
souffrons d'avoir laissé les « experts » s'installer au
milieu des ruines de la pensée, celle des intellectuels, de
l'éducation populaire et de « l'intelligence collective ».
Nous avons laissé prolétariser la pensée, la culture,
l'intelligence, nous les avons abandonnés aux logiques des
capitalismes successifs, à leur société du spectacle et au règne
de leurs experts.
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Notre
société de l'information privilégie la fonction instrumentale du
langage aux dépens de sa fonction de révélation et de sa fonction
critique.
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A
chaque époque son imposteur qui se façonne au gré des valeurs
morales et de l'hypocrisie en cours sur le « marché »
des mœurs.
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La
norme, c'est la transcription à l'état brut d'un rapport de forces
au sein duquel une exigence est imposée à une existence, au nom de
l'excellence, de la performance, du profit.
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Le
calcul tombe juste, mais le monde n'est plus là...
.
Dans
le système technicien les machines commandent et exigent des hommes
qu'ils suspendent toute pensée pour se transformer en instruments,
en pièces détachées du grand ensemble de la production.
.
La
prolifération de machines numériques et l'hégémonie progressive
de l'informatique, promue médiateur quasi exclusif des échanges
symboliques entre les hommes et les objets, entre les hommes et leurs
systèmes de production et entre les hommes eux-mêmes, a
considérablement accru le pouvoir du savoir technicien.
.
La
dévalorisation incessante et infinie du savoir narratif au profit
d'une rationalité technique a été la signature de la civilisation
occidentale depuis le début. Jamais autant qu'avec la naissance et
le développement du capitalisme, cette forme de rationalité ne
s'est imposée pour commander les conduites et civiliser les mœurs.
.
Le
système technicien devient lui-même son propre spectacle. Comme le
monde de la marchandise qu'il sert, il se contemple lui-même dans le
monde qu'il a créé.
.
A
considérer la vie d'ensemble des humains comme devant s'organiser
sur un modèle intelligible, on voit poindre à l'horizon de toute
politique, de tout système social, l'idée dictatoriale. Il suffit
pour cela de réduire la complexité des êtres, leurs conditions
singulières de vie concrètes à quelques schémas et combinaisons
qui n'en retiendront que les propriétés nécessaires et
suffisantes, simplistes, dont le système a besoin pour fonctionner.
Il suffirait d'en finir avec une pensée de la « complexité ».
.
La
famille est par excellence le lieu du domaine privé où s'exerce le
pouvoir absolu d'un chef, comparable à celui des empires barbares de
l'Asie.
.
Est
citoyen libre celui qui ne vit politiquement qu'au milieu de ses
pairs et n'a à traiter qu'avec eux des affaires de la cité. Les
lois votées par la cité sont les siennes, et même lorsqu'elles
sont contraires à son vote initial, elles sont du fait de la
démocratie devenues les siennes. Le Moderne est libre dans l'espace
privé, l'Ancien est libre dans le domaine public. Ce sont les lois
et les politiques qui les inspirent qui établissent les lignes de
démarcation entre les deux domaines.
.
Aujourd'hui
c'est bien au nom de normes qu'une police des mœurs et des esprits
progresse et s'étend à l'infini pour faire obstacle au processus
démocratique.
.
La
pression sociale normative s'est accrue du fait d'une globalisation
du monde et de la réduction de la biodiversité des cultures, des
langues et des opinions.
.
La
nouvelle conception de la liberté serait la liberté d'aimer son
bourreau.
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La
conjonction d'un système totalitaire de normes imposé par une
évaluation généralisée prétendument objective qui transforme les
humains en choses, leurs actes en marchandises, dont les effets sont
amplifiés par la puissance de la technique, la destruction
progressive des tissus démocratiques, fait d'autant plus courir un
risque à la démocratie que l'avenir semble incertain, confus,
indécis, et que le corps social perd lentement ses repères.
.
Jamais
autant qu'aujourd'hui la démocratie n'a été menacée par un « coup
d'Etat permanent », insidieux, doux et féroce à la fois, une
inclinaison généralisée des masses à s'en remettre à un pouvoir
anonyme, injuste et lâche mais redoutablement efficace, garant des
inégalités sociales et de leur accroissement obscène, et largement
légitimé par un « savoir non narratif » des chiffres et
des notations que lui procurent les « imposteurs de
l'économie » et autres « scribes de nos nouvelles
servitudes ». C'est aussi la science que l'on assassine en son
nom.
.
Il
nous faudra sortir de la sidération du réalisme et du pragmatisme,
réenchanter par le rêve le monde de demain. Faute de quoi le règne
de l'homme mutilé par le lavage de cerveau du prétendu réalisme se
poursuivra indéfiniment.
.
Une
modification de la vie en commun et des structures sociales affecte
les sensibilités affectives et les fonctions psychiques des
individus. Mais, en retour, les changements affectifs dans les
comportements humains, leur tolérance à l'égard de leurs vies
pulsionnelles érotiques et agressives, leurs privations et leurs
tabous, la sélection de leurs sentiments moraux, leurs idéaux et
leurs penchants éducatifs, révèlent les structures sociales dans
lesquelles ils sont immergés, et les traumatismes collectifs qui
sont les leurs, individuellement et collectivement.
.
Faute
d'avoir oublié, l'individu est ravi à lui-même. Ne pouvant oublier
l'évènement traumatique il est conduit à s'oublier lui-même, il
se tue psychiquement, il s'anéantit réellement ou symboliquement.
Il en va ainsi aujourd'hui dans certaines situations de souffrance au
travail où la douleur est telle, l'humiliation si grande que le
sujet s'abolit par le suicide, l'immolation ou s'anéantit dans sa
fonction, en s'identifiant à l'automate qui l'a fait souffrir, ou
s'épuise jusqu'à en mourir. A moins qu'il ne retourne cette
souffrance contre les autres chez lesquels il induit la terreur qui
s'est emparée de lui et dont il n'a même plus conscience, terreur
sans nom et sans visage. On comprend aisément que ce type de
patients puisse être une proie idéale pour toute entreprise
sectaire, pour toute emprise normative. Et ceci d'autant plus que le
sujet aura été pris au dépourvu par l'entreprise sectaire, saisi
dans un état d'impréparation, dépouillé des capacités de
résister et de comprendre. D'où il ressort que l'emprise sectaire
agira d'autant plus facilement que le sujet se sera trouvé ou aura
été placé dans un état de vulnérabilité, de faillite, dépourvu
de cette intelligence et de cette volonté qui lui permet de
prétendre à une majorité. Dépouillé il se saisira d'autant plus
vite et facilement des habits idéologiques et moraux que le maître
lui fournira.
.
Analyser
ses rêves, c'est prendre soin de soi-même, être le thérapeute de
soi, s'engager dans une pratique morale autant que sociale.
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Sans
devoir faire l'éloge de ces cultures qui présument un au-delà du
monde visible, un au-delà de l'évidence et de l'apparence, il nous
faut souligner qu'elles font objection à une civilisation purement
instrumentale, fonctionnelle et économique des mœurs. La
communication par une parole allant au-delà de l'information
restitue aux mots et aux discours une fonction de révélation,
révélation d'un monde invisible, du monde des mots et des forces de
l'esprit, révélation d'un mystère que ne saurait épuiser le
savoir objectif.
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Ce
qui compte ce n'est pas seulement ce que fait le sujet, mais ce qu'il
est dans ce qu'il fait, c'est sa position subjective, son
investissement psychique.
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Pour
créer, pour penser, pour vivre, il est nécessaire de rêver le
monde, de le recréer en le dépouillant de ses évidences.
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Dans
un monde où la reconnaissance des autre et par l'autre passe par le
réalisme des formes objectivées, des signes univoques, la seule
médiation qui demeure est celle de la violence et de la destruction.
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Le
rêve fait penser, la pensée invite à calculer, le calcul fait agir
et l'action fait rêver.
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Je
revendique la biodiversité, la « créolisation » de
l'existence, sans laquelle la liberté est un leurre. Je revendique
la liberté de désirer en vain, celle qui trouve dans le réel les
limites de l'impossible, sans concession aux conformismes et autres
chloroformes de la nouvelle civilisation des mœurs.
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Sous
l'effet des traumas, il arrive que l'on ne puisse plus penser, que
l'on perde l'expérience de sa vie ou que l'on s'en détache dans une
adaptation réussie à une subjectivité échouée.
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Sous
l'effet des traumas, les individus s'exproprient de leur corps, de
leur être et des évènements qui les saisissent.
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Dans
cette forme d'insensibilité vengeresse, nombre de pathologies
sociales de notre civilisation se précipitent sans devoir pour
autant passer à l'acte passionnel ou à la perversion. Il suffit à
de tels individus de s'instrumentaliser comme ils instrumentalisent
les autres en se métamorphosant en systèmes »comme si »,
hyperadaptés,véritables « robocps », dépourvus de
subjectivité, martyrs de notre civilisation ils se réduisent aux
performances de leurs comportements, et aux excitations qu'elles
procurent. De l'absence d'une expérience authentiquement subjective
de la vie, ils font compulsivement l'épreuve sans parvenir à guérir
du traumatisme de leur réification. Ils sont « normopathes »,
prédateurs parfaitement en accord avec les exigences sociales de nos
dispositifs de normalisation.
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L'émergence
des symptômes individuels et collectifs qui s'en est suivie fut le
prix social et symbolique à payer pour une génération incapable de
se servir de son entendement sans la tutelle des sondages et des
palmarès, reculant devant l'angoisse de la liberté et le courage
nécessaire à la prise de risque que cette même liberté exige.
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Depuis
le début de la civilisation des mœurs qui a accompagné le
développement du capitalisme, le jeu des apparences s'est avéré
essentiel pour obtenir le crédit nécessaire à l'échange marchand.
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Lorsque
l'apparence de la vertu suffit pour produire des bénéfices et des
profits, ce serait pur gaspillage, péché aussi inutile
qu'inefficace et improductif que de s'astreindre à exiger de cette
vertu qu'elle soit réelle.
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Des
hommes ordinaires peuvent devenir des monstres dès lors que
l'absence de lien personnel ouvre largement la porte aux
comportements de soumission et de destruction.
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Vivre,
c'est créer. Et nous n'avons pas d'autre choix que celui de créer
pour vivre, faute de quoi, nous le savons, la question qui s'est
toujours posée dans l'histoire au moment des crises, c'est combien
faudra-t-il de morts en se précipitant dans le chaos pour que
surgissent de nouvelles formes ?
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La
passion pédagogique fabrique bien souvent ce piège où l'adulte,
exigeant de l'enfant qu'il fasse des progrès sur le chemin balisé
des apprentissages, le prive de sa créativité.
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Le
mépris dans lequel aujourd'hui on tient la formation des jeunes par
les « humanités » constitue une catastrophe écologique.
C'est la nature même de la pensée, l'environnement mental que l'on
sacrifie aux intérêts directs des apprentissages techniques et
instrumentaux.
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Une
« connaissances » qui ne se soucie que de l'utile, que
des service, était dans la cité antique celle que l'on réservait
aux esclaves.
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Il
faut redonner à la vie comme à l'ambition de la démocratie cette
part de liberté qui permet, à l'une comme à l'autre, de créer en
échappant à la fatalité biologique et sociale.
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Aucune
connaissance, aucun savoir sans exception, n'est véritablement
émancipateur s'il ne parvient pas à ces solutions de fortune qui
transforment un point de vulnérabilité, de manque ou
d'insuffisance, en progrès et en invention.
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Enseigner
ce n'est pas expliquer, c'est permettre aux autres d'apprendre ce que
le maître lui-même ignore.
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Seul
un homme émancipé peut permettre l'émancipation des autres.
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Ce
monde résigné est un monde sidéré qui ne s'éclaire plus qu'aux
lumières des astres qu'il perçoit, oublieux que certaines d'entre
elles ne proviennent que des astres morts. Sortir de la sidération,
c'est postuler en soi-même et chez les autres un désir qui conduit
à cesser de contempler l'astre disparu, à se soustraire au désastre
qui a frappé et anéanti les forces vitales en provoquant un état
de mort apparente. C'est de cet état de stupeur culturelle, qu'a pu
produire l'hégémonie de la raison calculatrice et technique, que
nous devons sortir.
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Il
ne s'agit pas de supprimer des normes, mission aussi stupide
qu'impossible, mais de permettre un jeu suffisant dans leur usage
pour qu'elles n'empêchent pas l'invention.
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C'est
le destin de tout conformisme de ne saisir d'une idée, d'un mot ou
d'une découverte que la forme normative qui l'a permise, et qu'elle
a transgressée. Le conformisme lâche la proie de l'invention pour
l'ombre de ses résultats.
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Il
ne nous faut pas une culture normale, mais une vraie culture qui
prend son temps, son rythme, ses mystères et dont on respecte
l'espace spécifique où elle s'inscrit.
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L'information
est chose précieuse, mais elle ne suffit plus en régime
démocratique qi l'on veut impliquer subjectivement et politiquement
le citoyen dans ce qu'il fait.
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Faute
de pouvoir penser poétiquement le monde en rendant au langage et à
la parole leur pouvoir symbolique, la polysémie qui fonde les
véritables créations, on échouera à inventer une nouvelle
politique. Une nouvelle politique qui n'esquive pas le traitement des
conflits. La démocratie n'est pas l'absence de conflits, mais une
manière politique et particulière de les traiter.
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La
grande pauvreté aujourd'hui est aussi celle de notre manière
monotone de voir le monde, de le dire et de le penser.
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Bibliographie
Avec
Pierre
Le Coz,
L'empire
des coachs,
éditions Albin Michel, 2006
De
quoi la psychanalyse est-elle le nom?,
éditions Denoël, 2010
Ouvrage
collectif sous la direction de, L'Appel
des appels, Pour une
insurrection des consciences,
éditions Mille et une nuits, 2009
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