vendredi 9 septembre 2011

Edward Bond La compagnie des hommes



Rien ne va plus dans la maison Oldfield

À Propos de Edward Bond, La compagnie des hommes, éditions de L’Arche

Texte publié en janvier 2004 sur le site www.e-littérature.net





Rien ne va plus dans la maison Oldfield. Les appétits financiers se déchaînent, la guerre mielleuse et la haine viscérale alimentées par l’appas du gain rendent la vie insoutenable.

Tout se dérègle quand Léonard, le fils d’Oldfield dont on apprendra qu’il n’est pas son fils mais un enfant trouvé, exige de son père d’entrer dans le conseil d'administration de sa compagnie, une société internationale qui fabrique des armes.

Peu à peu ce qui apparaît au grand jour, c’est l’ornière maléfique des relations voraces. Edward Bond démonte le système, nous jette à la figure la réalité et l’inhumanité d’un univers dont l’unique justification est la finance.

On ne saura jamais si le testament d’Oldfield était favorable à son fils, on verra les loups retirer de la bouche de ceux-ci, pendu, le texte convoité, pour en faire usage abusif. Léonard, brisé par l'expérience capitaliste, restera pendu, non sans avoir tenté d’abattre Hamond, l’âme damnée dont la fureur et l’appétit justifient toutes les exactions.

On comprend que Bond ne soit pas plus joué, ou lu. On comprend le silence qui entoure son œuvre, dans un monde où aucune voix discordante ne doit sonner.

Décidément le silence des pantoufles est bel et bien complicité de meurtre. Le regard de Bond, glacé d’effroi devant la force oppressante du monde, est salutaire, immensément salutaire.



Je reprends donc, je reprends cet ouvrage acheté autrefois mais jeté sur la pile des ouvrages à lire. Passé  à côté moi aussi, passé à côté car prisonnier des contraintes imposées par le monde aux citoyens en survie.

Je reprends l’ouvrage, mais c’est en faisant un détour. L’interview d’Edward Bond dans le Matricule des anges de janvier 2004, un dialogue intitulé “Le problème d’être humain”. Mon œil s’arrête, je lis, que dis-je, je dévore. Je découvre un homme soucieux d’utiliser l’outil théâtral comme instrument d’éducation pour la jeunesse. Dans la mièvrerie habituelle et l’horreur répandue, le meilleur moyen de réveiller les consciences, c’est le langage théâtral.

Il rapporte que lors d’un débat littéraire avec de jeunes parisiens rencontrés dans une classe d’élèves en difficulté, “on m’a dit de ne pas sympathiser avec ces jeunes gens parce que leurs portables, ils les ont volés. Mais ils ne volent pas des portables, c’est leur humanité qu’ils volent. A notre époque, nous mesurons notre humanité à l’aune de ce genre de possession. Comment se peut-il que de l’humanité existe dans un portable? C’est pourtant ce que dit notre société.”

Mon esprit bondit, s’engouffre dans la brèche ouverte: voici un langage qui me parle, au détour de cette phrase je réalise vaguement avoir acheté, un jour, un livre d’Edward Bond.

Mais je poursuis ma lecture. Comment un homme qui affirme que “la définition de l'être humain, c’est qu’il prend la responsabilité du monde dans lequel il vit” peut-il rester aussi méconnu, sinon que quelque part, des censeur (ou des “senseurs”) prennent la décision de maintenir à l’écart de l’audimat médiatique des propos qui brillent justement par leur humanité.

Car l’enjeu est justement ici: pouvons-nous encore parler d’humanité quand triomphe l’individualisme le plus cruel, quand la déresponsabilisation est érigée en système.

“Un jeune enfant crée son moi, il n’est pas le produit de ses gènes”, affirme Bond. Bien sûr on peut chinoiser, prétendre qu’une telle affirmation n’est pas justifiée  qu’il s’agit d’une phrase à l’emporte-pièce. On peut dire tout cela, mais son appel est un appel à la responsabilité, et cet appel se dresse bien droit dans le conformisme de ce début de siècle.

Car, “nous sommes dans un processus de déshumanisation”, qui pourrait prétendre le contraire?

Et dans ces circonstances, comment ne pas approuver  l’hypothèse que “ le théâtre, c’est le pain et l’eau de l’existence”? Enfin, enfin une voix qui s’élève pour donner à l’art sa juste place, celle du miroir tendu à nos contemporains, miroir capable, non de refléter simplement leur irresponsabilité, mais outil de responsabilisation au contraire. Le théâtre, non comme un juge implacable de ce que nous ne savons pas faire, mais comme instrument de notre sensibilisation, de notre prise de conscience de ce vers quoi nous allons si nous ne faisons rien.

A l’heure des privations fautes de moyens, tandis que d’autres s’enrichissent, des enfants meurent à la vie, privés de l’idée de jouer, gorgés de violence et de mièvreries télévisuelles qui les privent de leur propre imaginaire. “Un enfant qui ne créerait pas son propre théâtre, qui ne jouerait pas à des jeux, ne serait pas humain”. C’est pourtant ce qui arrive, ce que nous voyons venir: des enfants incapables d’imaginer leur propre monde, identifiés à une image du monde qui leur est inculquée, des enfants incapables d’élaborer leur propre jugement, transformés en éponges gorgées de poncifs concoctés par des journalistes aux ordres.

Comment s’étonner alors du déchaînement de violence, comment s’offusquer devant l’injustice? “L’individu n’est pas injuste parce qu’il décide de l’être, il devient injuste parce qu’il a besoin de l’être”. Drame, drame profond de ce besoin alimenté par des médias dont la seule justification est de faire vendre. Nous rejoignons ici, la dénonciation du monde décrite dans “La compagnie des hommes”.



Nous entrons donc de plein pied dans le cynisme et l’enfer. Plus rien de ce qui nous fait humains n’est toléré. En quelques scènes, le tableau est dressé, le monde décrit ici n’a rien à voir avec le monde sensible, sa seule justification c’est de vendre et d’acheter, l’homme n’étant plus que l’outil dont disposent les maîtres du temps, les membres de la compagnie.

Tout pourrait se résumer dans cette phrase, saisie au détour  de l’unité 5, prononcée par Hamond, cynique parmi les cyniques: “ Les gouvernements disent qu’ils ne peuvent s'offrir de la nourriture et des armes. Des canons et du beurre. Alors ils disent au peuple de crever de faim. Vous ne pouvez pas vous offrir à manger mais vous devez être en mesure de tuer: c’est cela, l’histoire. Des sacrifices.”

Cynisme absolu donc, et qui conduit les êtres à se construire leurs propres protections: enfermement total dans la crainte de l’autre et de ses différences, agressivité contre tout ce qui n’est pas conforme à leur propre épanouissement, indifférence aux événements, au spectacle des violences répandues dans le monde, repli frileux pour échapper au harcèlement des images, racisme, xénophobie, petites violences quotidiennes qui alimentent les grandes.

La “Compagnie des hommes” pousse les humains à construire leur propre prison; c’est le moyen le plus sûr qu’ils ne s’en évadent pas. Il n’est pire barreaux que les barreaux virtuels imposés par nous-mêmes à l’horizon de nos vies.

“Des gens se massacrent entre eux... des visages hurlent devant les caméras de télé... Des mains de soldats masquent les caméras... Pourquoi devrais-je m’intéresser à leur souffrance?... coupez le son,” dit Léonard. “Donnez-leur le pouvoir et regardez-les torturer leurs tortionnaires. Des aviateurs bombardent des petits enfants. Est-ce qu’ils leur piétineraient le visage? La réponse ne m’intéresse pas. Des femmes fabriquent des bombes. Si vous leur donniez une prime, elles le feraient dans leurs entrailles. Vous pensez que cela peut continuer? Ils n’apprennent rien - pas même le numéro tatoué sur leurs bras. Qui prétend que c’est moi qui fais cela - que j’ai ça sur la conscience? Ils disent qu’ils ne le font pas alors qu’ils sont en train de le faire. Pour eux, les mots ne signifient rien: ils communiquent avec des signes, avec du sang sur les mains. Et après, ils célèbrent ça. Des fêtes et des parades. Des cadavres se branlent dans la tombe pour tuer le temps ou combler leur solitude.”



Léonard finira pendu, tandis qu’Hamond et sa bande trafiqueront le testament sous sa dépouille encore chaude. “Vous pensez que cela peut continuer?”



La Burlière

Ferrages de Guilhempierre

Manosque

20- 21 janvier 2004


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