vendredi 20 décembre 2013

Yoel Hoffmann

Un simple geste peut parfois bouleverser radicalement le cours des choses. A l’époque où Joseph Zylberman confectionnait le pantalon de Herr Wehrmus, le greffier du tribunal, tandis que Siegfried Stopf regardait ses jambes, un philosophe nommé Ludwig développait sa pensée. Il médita d’abord en Autriche, puis en Angleterre, et rédigea un livre où il affirmait que le langage humain était une sorte d’image de la réalité et pouvait être envisagé comme le reflet de la structure du monde. Dire « une poule sur un toit », par exemple, signifie qu’il se trouve quelque part un toit et une poule. Et que, entre le toit et la poule, existe une espèce de relation appelée « sur », également présente dans le monde, quoique pas tout à fait de la même manière que le toit et la poule. « Oui, c’est bien ça », opinèrent ses collègues philosophes après avoir lu l’ouvrage. Un jour, notre Ludwig dînait avec un Italien dans un lieu nommé Cambridge. A un moment donné, l’Italien fit un geste du bras, à la façon des Napolitains. Ludwig, qui ignorait quelle forme ce geste représentait dans le monde, en resta sans voix. Sa main tenant une petite cuillère s’immobilisa, l’empêchant de goûter au pudding. Il s’abîma dans ses pensées jusqu’à ce qu’il parvienne à la conclusion que le langage humain n’était pas une image du monde et n’en reflétait pas non plus la structure. Il formula aussi cette théorie dans un livre. Et ce à cause du geste fortuit d’un Italien…
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La colonne de feu qui le consumait le conduisit à un camp de gitans, aux portes de Berlin. Un homme au teint olivâtre, des bagues d’or aux doigts, lui offrit du vin. « Roumain », dit-il. « Hongrois », répliqua Gurnisht. « Nous sommes frères », s’exclamèrent-ils en tombant dans les bras l’un de l’autre. L’homme basané lui entoura les épaules et le guida vers une roulotte en bois. « C’est mon frère, sois gentille avec lui, Rozsi », dit l’homme. Rozsi, mi-femme mi-enfant, souleva la couverture. Une flamme en lécha une autre, au milieu des soupirs. Des puces brûlèrent. Des ombres dansèrent au plafond.

Voici ce qui fut consigné
Dans les archives de la police :
Arrêté. Non-Aryen. A l’aube.
Un ivrogne affirmant être tombé
Dans un lac gelé
D’où il avait émergé
A bord d’un chariot de feu.
Vingt marks d’amende
En plus d’un avertissement…
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En juillet mille neuf cent trente-trois, les abeilles butinèrent les fleurs des parcs berlinois. Et alors qu’il était strictement interdit de mettre les pieds dans les lieux réservés aux Allemands, Gurnisht, dont les yeux étaient verts et non pas noirs, se retrouva dans un café sur Willemstrasse…
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Le fait que les hommes aient un visage représentait un miracle plus prodigieux encore que l’existence du genre humain, médita Joseph. Le miracle de l’existence était permanent, alors que celui des visages revêtait de multiples aspects…
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« Si mes aïeux n’avaient pas frayé avec le gratin, ils n’auraient pas changé de nom », confia Herr Cohn à Joseph. Les ancêtres de Herr Cohn étaient arrivés en Allemagne au dix-huitième siècle. A l’époque – ils s’appelaient Cohen -, ils achetaient des chevaux qu’ils revendaient aux paysans de Bavière. Devenu le conseiller d’un prince allemand, le grand-père de Herr Cohn s’était établi à Berlin. A sa mort, il légua au père de Herr Cohn une fortune considérable et un nouveau patronyme, d’où le e avait disparu.
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Au mois de juillet, Berlin se préparait pour la sieste. Yingele ôta ses chaussures et les déposa sous le ventre du cheval de pierre. Frédéric le Grand chevauchait sa monture, sabre au clair. Yingele trempa ses pieds dans le lac. L’eau léchait sa peau pâle, et sa kippa étincelait au soleil. Des cannetons battaient l’onde de leurs pattes pour se dissimuler derrière les herbes. La mer va se fendre devant moi, et je serai un nouveau Moïse, pensa Yingele. Une fois la surface de l’eau apaisée, les volatiles émergèrent avec précaution de leur cachette et se mirent à virevolter dans l’étang. Un canard s’approcha, imité par les autres. Ils tendirent le cou pour quémander des caresses. Quand le gardien accourut en brandissant son bâton, ils plongèrent au fond de l’eau, tandis que Yingele se hâtait de ramasser ses souliers sous la statue de Frédéric avant de détaler à toutes jambes.
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En ces temps troublé, Yingele ne sortait plus dans la rue, ni au parc. En rentrant du héder, le menton posé sur l’établi, il observait son père. Et même si, aux yeux des Allemands, celui-ci avait rétréci  jusqu’à la taille d’un nain, pour Yingele, Joseph avait grandi au point de prendre l’apparence d’un vieux chêne pourvoyant à la nourriture de tous.
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Yingele  rêvait d’avoir les cheveux blonds et les yeux clairs, comme les autres. Lorsqu’il contemplait son image dans la glace, il aurait aimé pouvoir s’en séparer. Dorénavant, elle va devoir se débrouiller toute seule, songea-t-il, espérant voir ses vœux se réaliser. Yingele examina son reflet dans le miroir et comprit que son image était bien décidée à l’abandonner elle aussi. « Bon alors, au revoir ! » dit-il en tournant les talons. Du coin de l’œil, Yingele s’aperçut qu’elle s’apprêtait à faire de même et il la fixa droit dans les yeux : « Non, moi, je pars, et toi, tu restes là. » Le reflet dans le miroir lui rendit son regard et répéta mot pour mot ses paroles. D’accord, se dit Yingele, toi, tu t’en vas, et moi, je ne bouge pas d’ici. » Mais le reflet dans le miroir demeura immobile, attendant de voir ce que Yingele allait faire. Je ne peux pas être différent de ce que je suis, conclut Yingele non sans tristesse.
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Gurnisht se rendit à Alexanderplatz à la tombée du soir. La porte était toujours là, mais sur la plaque on lisait à présent : « Hilda et Sebastian Puckel ». Il neigeait. Il n’aurait plus la force de vivre dans un monde sans Joseph ni Yingele, comprit soudain Gurnisht. Une faible lueur brillait à l’entrée de la seule maison encore debout sur Friedrichstrasse. Gurnisht y pénétra et s’aperçut que la lumière provenait du sous-sol. Il y descendit et atterrit dans une sorte de taverne. Une Allemande était accoudée à un comptoir improvisé, fabriqué à l’aide de planches. Un unijambiste et un borgne buvaient du Schnaps à une table de cuisine bancale…

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Bibliographie



- Le tailleur d’Alexanderplatz, éditions Galaade, 2013




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