lundi 23 décembre 2013

Stefan Zweig


En redescendant l’escalier depuis l’appartement de son amant, la belle Mme Irène fut à nouveau saisie de cette peur absurde. Une toupie noire tournoya soudain devant ses yeux en sifflant, ses genoux glacés se pétrifièrent affreusement et elle dut vite se tenir à la rampe pour ne pas tomber d’un coup en avant. Ce n’était pas la première fois qu’elle se risquait à cette dangereuse visite, ce brusque frisson ne lui était nullement inconnu, chaque fois qu’elle repartait elle subissait, si fort qu’elle s’en défendît intérieurement, de tels accès d’une peur insensée et ridicule. L’arrivée au rendez-vous était, sans hésiter, plus facile…
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La peur est pire que la punition, car celle-ci est une chose bien déterminée, plus que ne l’est en tout cas, avec son affreuse indétermination, son flou atroce, l’attente…
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Un petit sourire flotta sur ses lèvres et s’y attarda en silence. Elle demeura couchée, les yeux clos, pour goûter plus à fond tout ceci qui était sa vie et désormais aussi son bonheur. Au fond d’elle-même, quelque chose faisait encore un peu mal, mais c’était une douleur prometteuse, bouillante et néanmoins douce, comme brûlent les plaies avant de cicatriser à jamais.
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Depuis le soir où cet homme que je révérais entre tous m’ouvrit son destin, comme on ouvre un dur coquillage, depuis ce soir-là qui remonte à quarante ans, tout ce que nos écrivains et nos poètes racontent d’extraordinaire dans leurs livres et ce que le théâtre dérobe à la scène comme étant trop tragique, me paraît toujours enfantin et sans importance. Ets-ce par indolence, lâcheté ou insuffisance de vision que tous se bornent à dessiner la zone supérieure et lumineuse de la vie, où les sens jouent ouvertement et légitimement, tandis qu’en bas, dans les caveaux, dans les cavernes profondes et dans les cloaques du cœur s’agitent, en jetant des lueurs phosphorescentes, les bêtes dangereuses et véritables de la passion, s’accouplant et se déchirant dans l’ombre, sous toutes les formes de l’emmêlement le plus fantastique ? Sont-ils effrayés par le souffle ardent et dévorant des instincts démoniaques, par la vapeur du sang brûlant ? Ont-ils peur de salir leurs mains trop délicates aux ulcères de l’humanité, ou bien leur regard, habitué à des clartés plus mates, est-il incapable de les conduire jusqu’au bas de ces marches glissantes, périlleuses et dégoutantes de putréfaction ? Et pourtant, l’homme qui sait n’éprouve pas de joie égale à celle qu’on trouve dans l’ombre, de frisson aussi puissant que celui que le danger glace et pour lui, aucune souffrance n’est plus sacrée que celle qui par pudeur n’ose pas se manifester.

*

Et soudain, quelque part, un son : et la lumière s'obscurcit,
La salle circulaire se dissout dans l'infini,
Et dans la cascade de cette nuit, tout devient musique.
(- car elle, qui vague à travers l'infini comme en terre familière,
Pudiquement ne révèle son âme immatérielle
Ni aux regards, ni aux mains tendues :
L'obscurité et la musique sont sœurs depuis toujours.)
Et toutes ces voix hésitantes qui, à l'instant d'avant,
Luttaient, quêteuses, dans l'espace vacant,
S'y risquaient encore timides et solitaires,
Toutes ces voix à présent s'imbriquent, débordent,
Pour former une mer, une mer dont les vagues bientôt
Comme cheveux d'enfant s'éprennent et coquettement ondulent,
Puis se contractent comme un poing, une mer
Qui veut atteindre les étoiles. Et voilà qu'elle fait éclater
Jusqu'au plafond l'écume incolore et ardente
Des sons, la projette contre notre cœur
Qui résiste encore (car quel est celui qui accepte
De s'abandonner sans hésitation
A un sentiment dangereusement inconnu?)...

*
Bibliographie


Angoisses, éditions Folio classique, 2013



La confusion des sentiments, éditions Livre de Poche, 1991





- Le retour de Gustav Mahler, éditions Actes Sud, 2015


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