dimanche 1 décembre 2013

Nicolas Guilhén


Madrigal

De tes mains s’égouttent
Tes ongles, en une grappe aux dix raisins violets.
Peau,
Chair de tronc brûlé
Qui, naufrageant dans le miroir, enfume
Les algues timides du fond.
.
Une chanson

Il partit de nuit un dimanche,
Un dimanche, et n’est pas rentré.
Il portait un lis à la main,
Il portait la fièvre en ses yeux ;
Mais le lis bientôt se fit sang,
Et le sang bientôt se fit mort.
.
Une chanson, en chœur (extrait)

Nous connaissons tous le chemin
Et nos fusils sont bien graissés ;
Maintenant que nos bras sont prêts :
Partons !

Peu nous importe de mourir,
Car mourir est bien peu de chose
S’il faut vivre en étant esclave,
A la fois libre et prisonnier !

Certains, oui, meurent dans leur lit,
Toute une année agonisant,
Mais d’autres meurent en chantant
Avec dix balles dans le cœur !

Nous connaissons tous le chemin
Et nos fusils sont bien graissés ;
Maintenant que nos bras sont prêts :
Partons !
.
La soirée qui mendie l’amour

La soirée qui mendie l’amour.
Vent froid, ciel gris.
Soleil mort.
La soirée qui mendie l’amour

Je pense à ses paupières closes,
La soirée qui mendie l’amour,
Je pense à ses genoux exsangues,
La soirée qui mendie l’amour,
Et à ses mains aux ongles verts
Et à la pâleur de son front
Et à sa gorge bâillonnée…
La soirée qui mendie l’amour,
La soirée qui mendie l’amour,
La soirée qui mendie l’amour.

Non.
Car elle marche sur mes pas,
Non ;
Car elle m’a parlé, car elle me salue,
Non ;
Car je regarde passer son enterrement,
Non ;
Car elle me sourit, étendue,
Etendue, douce et étendue,
Sur la terre, étendue,
Morte d’un seul coup, étendue…

Non.
.
Et l’on verra flotter, sans cordes et sans chaînes,
Les gorges pures d’une foule en marche,
Les âmes non pas, mais les corps en peine.

Dans sa course, le feu tranchant d’un incendie
 De sa langue promise lèchera
De la plaine immobile à la cime nuageuse.

O naissante aurore des temps !
O mer, mer qui déborde en vagues de sang !
Le passé passé, non, n’est pas passé.
La vie nouvelle attend une nouvelle vie.
.
Les grands morts sont immortels : ils ne meurent jamais. On croit qu’ils partent ; on croit qu’on les emporte, qu’ils se putréfient, qu’ils se décomposent. Nous pensons que cette terre finale dont leur bouche s’emplit va les rendre muets à jamais. Mais leur langue s’enfle et grandit ; leur langue s’ouvre comme une graine barbare et elle accouche d’un arbre gigantesque, un arbre dur, chargé de plumes et de nids. Et les grands morts se mettent alors à chanter ; les grands morts nous entourent, tenaces et présents.
.
J’ai vu passer auprès de moi
une colombe au vol blessé ;
et j’ai vu que son bec tout rouge,
rouge, rouge de sang brillait

Vous ne voudrez point, capitaine,
Compter si dans ma cartouchière
au complet sont toutes les balles :
vous ne voudrez point, capitaine.
Car vous n’y trouveriez, pour sûr,
(car, pour sûr, vous n’y trouveriez)
les balles qui dans un cœur pur,
les balles qui dans un cœur pur,
oh oui,
par haine doivent se clouer.

J’ai vu passer auprès de moi
une colombe au vol blessé ;
et j’ai vu que son cou tout rouge
rouge, rouge de sang brillait.

Aïe, qu’il est donc triste d’apprendre
que le bourreau existe ! mais
il est bien plus triste d’apprendre
que le bourreau tue pour manger.
Car son repas aura alors,
(puisque tout peut bien arriver)
le goût du sang qu’il répandit,
le goût du sang qu’il répandit,
caramba,
et le goût des pleurs d’une femme.

J’ai vu passer auprès de moi
une colombe au vol blessé ;
et j’ai bien vu que sa poitrine
toute rouge de sang brillait.

*
Bibliographie




- Le chant de Cuba, éditions Le Temps des Cerises, 2002



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