dimanche 25 mars 2012

Wade Davis

De même que le paysage définit le caractère, la culture jaillit de l’esprit des lieux.

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Un incendie est en train de dévorer la Terre, emportant avec lui des plantes, des animaux, des savoirs traditionnels et une sagesse visionnaire.

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Nous sommes placés devant l’un des défis les plus cruciaux de notre époque : réussir à étouffer les flammes de ce brasier et retrouver une nouvelle façon d’apprécier la diversité de l’esprit humain dans son expression culturelle.

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Les compétences du navigateur traditionnel ne sont pas sans rappeler celles du savant : on apprend par l’expérience directe et par la mise à l’épreuve des hypothèses, avec des informations qui proviennent de toutes les branches des sciences naturelles, de l’astronomie, du comportement animal, de la météorologie et de l’océanographie.

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Le temps n’avait pas beaucoup d’importance. La richesse ne se définissait pas par la propriété, mais par le prestige et par le statut que chacun acquérait en faisant preuve de générosité et donc en s’assurant un réseau social, une sorte de capital humain culturel, un trésor de dettes et d’obligations rituelles dont son clan et sa famille toucheraient à jamais les intérêts.

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Dans les calculs économiques qui président à l’industrialisation de la nature, aucune unité de mesure ne permet d’estimer le coût de la destruction d’un bien naturel, ou de sa valeur intrinsèque si elle existe encore.

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Le fait de réduire le monde à un mécanisme, de considérer la nature comme un simple obstacle à surmonter, une ressource à exploiter, a eu une influence considérable sur la façon dont notre tradition culturelle a aveuglément interagi avec la planète vivante.

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L’essentiel, c’est la force des croyances, la façon dont une conviction s’inscrit dans la vie quotidienne d’un peuple, car cela va déterminer l’empreinte écologique d’une culture, l’impact que toute société a sur son environnement.

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Cinq siècles de domination européenne, avec son cortège d’injustices, n’ont pas réussi à étouffer ce qui fait battre le cœur des Andes et que l’on perçoit toujours dans le moindre hameau, dans chaque vallon, parmi les touffes d’herbe de la puna où paissent vigognes et alpagas, le long des rues pavées et aux carrefours des villes de l’empire disparu.

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Ce qui compte, ce qui possède une valeur ultime, ce qui donne un but à l’existence n’est pas ce que l’on mesure et ce que l’on voit, mais ce qui existe dans aluna, la dimension abstraite du sens.

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Chaque élément du monde naturel possède une importance supérieure, de sorte que même l’animal le plus modeste peut être considéré comme un professeur et que le moindre grain de sable reflète l’univers.

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Lorsque les Aborigènes parcourent les pistes chantées et scandent les récits de l’origine des temps, ils font alors partie des ancêtres et entrent dans le Temps du Rêve. Le Temps du Rêve n’est ni une mesure du temps, mais le domaine même des ancêtres, un univers parallèle dans lequel les lois ordinaires du temps, de l’espace et du mouvement ne s’appliquent pas et où passé, présent et futur ne font qu’un.

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Un moment commence avec rien. Un homme ou une femme marche, et du vide émergent les chants, l’incarnation musicale de la réalité, les mélodies cosmiques qui donnent au monde son caractère.

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Chaque point de repère est couplé au souvenir de ses origines et pourtant reste à naître. Chaque objet, chaque animal, résonne de la pulsation d’un évènement ancien tout en étant encore en cours de création par le rêve. Le monde tel qu’il existe est parfait, mais toujours en train de se former. La terre est encodée avec tout ce qui existe et avec tout ce qui sera, dans toutes les dimensions de la réalité. La parcourir à pied, c’est se lancer dans un acte d’affirmation permanent, une éternelle danse de création.

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Connaissant aujourd’hui la puissance extraordinaire de l’esprit aborigène, la subtilité de leur pensée et de leur philosophie, et le pouvoir d’évocation de leurs rituels, on frissonne en pensant à ce réservoir de potentiel humain, de sagesse, d’intuition et de compréhension qui a failli s’épuiser durant ces périodes d’épouvante.

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Le Rêve n’est toutefois pas un mythe, ni un souvenir. Il est ce qui est arrivé lors de la création, mais aussi ce qui arrive aujourd’hui et ce qui arrivera pour l’éternité.

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Dans la tradition occidentale, l’existence est sujet de contemplation. Nos penseurs et nos philosophes prennent de la distance avec la vie afin de discerner des idées abstraites que nous définissons comme des intuitions. Le Rêve rend impossible et dénuée de sens une telle réflexion. Il enveloppe l’individu dans un réseau de croyances et de convictions dont celui-ci ne peut sortir, car nul ne peut imaginer que ses pensées ne sont pas justes. Violer l’une des lois du Rêve est une transgression qui ne se limite pas au moment présent, mais se répercute dans toutes les dimensions, passé éternel comme futur sans limites.

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Nous, les Occidentaux, avons la prétention de penser que tandis que nous célébrons et développons toute une technologie, les autres peuples sont restés les bras croisés, intellectuellement parlant. Rien n’est plus éloigné de la vérité. Le changement est la grande constante de l’Histoire. Tous les peuples, en tous lieux, sont sans cesse en train d’accueillir de nouvelles possibilités de vie. Et en elle-même, la technologie n’est pas non plus une menace pour l’intégrité de la culture.

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Ce qui menace l’intégrité de la culture, c’est le pouvoir, la face brute de la domination.

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Le génocide, l’extermination physique d’un peuple, est l’objet d’une condamnation universelle. L’ethnocide, la destruction du mode de vie d’un peuple, est considéré en maints endroits comme étant une politique de développement appropriée et, en tant que telle, autorisée et approuvée. La modernité fournit une justification à l’assujettissement, avec trop souvent comme véritable objectif l’extraction à l’échelle industrielle des ressources naturelles de territoires occupés depuis des générations par des peuples autochtones dont la présence s’avère gênante.

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Réduire les permutations infinies de la société humaine et de la conscience à la simple opposition entre possédants et ouvriers, entre capitalisme et prolétariat, qu’avait formulée un philosophe allemand dans la salle de lecture de la British Library, revenait en quelque sorte à faire triompher une vision mécaniste de l’existence inspirée par Descartes. La société elle-même était une machine qui pouvait fonctionner pour le mieux-être de tous.

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Avant de mourir, l’anthropologue Margaret Mead a exprimé la crainte qu’en glissant vers un monde plus homogène, nous ne soyons en train de jeter les bases d’une culture moderne générique et informe, qui n’aurait pas de concurrente. Elle redoutait que toute l’imagination humaine ne soit contenue à l’intérieur des limites d’une modalité intellectuelle et spirituelle unique. Son pire cauchemar, c’était que nous nous réveillions un  jour sans même nous souvenir de ce que nous avions perdu.

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Les cultures ne sont pas des pièces de musée : ce sont des communautés de vraies gens, avec de vrais besoins.

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Ce qui est en question, ce n’est pas l’opposition entre la tradition et la modernité, mais le droit des peuples libres à choisir les modalités de leur existence. Il s’agit de veiller à ce que tous les peuples puissent bénéficier à leur gré du génie de la modernité et sans qu’un tel engagement exige la disparition de leur ethnicité.

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Toute culture est ethnocentrique et farouchement attachée à sa propre interprétation de la réalité.

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Nous aussi, nous sommes atteints de myopie culturelle et nous oublions souvent que nous ne représentons pas la vague suprême de l’Histoire, mais simplement une vision du monde, et que la modernité – qu’on la dénomme occidentalisation, mondialisation, capitalisme, démocratie ou libre-échange – N’est qu’une expression de nos valeurs culturelles. Elle n’est nullement une force objective détachée des contraintes de la culture. Et elle n’est en aucun cas le seul et unique pouls de l’Histoire.

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Extrême serait le mot juste pour qualifier une civilisation qui, avec ses déchets, contamine l’air, l’eau et le sol, provoque l’extinction des plantes et des animaux sur une échelle jamais atteinte depuis la disparition des dinosaures, pose des barrages sur les fleuves, dévaste les forêts, vide les mers de leurs poissons, et ne fait pas grand-chose pour réduire les processus industriels qui menacent de modifier la physique et la chimie de l’atmosphère. 

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Quand nous faisons de la modernité, au sens que nous donnons à ce terme, la destinée incontournable de toutes les sociétés humaines, nous sommes de mauvaise foi. En effet, dans de nombreuses régions du monde, le modèle de développement occidental a échoué dans une large mesure parce qu’il était fondé sur la fausse promesse que s’ils suivaient ses diktats, les peuples finiraient par bénéficier de la même prospérité matérielle qu’une poignée de nations occidentales. En admettant que ce soit possible, il n’est pas du tout certain que ce serait souhaitable.

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En réalité, pour la majorité des peuples, le développement a constitué un processus dans lequel l’individu, arraché à son passé et propulsé dans un avenir plein d’incertitude, se retrouve en fin de compte au bas d’une échelle économique qui ne mène nulle part.

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La grande majorité de ceux qui rompent les liens avec la tradition ne vont pas atteindre le niveau de prospérité occidental, mais rejoindre les cohortes de citadins pauvres, pris au piège de conditions de vie sordides et luttant pour leur survie. Tandis que les cultures s’amenuisent, les individus, qui souvent ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes, ne savent plus où ils en sont, incapables de retrouver la vie d’antan, mais privés de la possibilité de se faire vraiment une place dans un monde dont ils voudraient acquérir les valeurs et la richesse. Cela crée une situation explosive et dangereuse. C’est d’ailleurs pour cette raison que la situation désespérée de diverses cultures n’est pas une simple nostalgie, ni même de droits de l’homme, mais une très sérieuse question de stabilité et de survie géopolitiques.

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La culture, ce sont des lois et des traditions, un code éthique et moral qui isole un peuple du cœur barbare dont l’histoire nous enseigne qu’il bat sous la surface de toutes les sociétés humaines et de tous les êtres humains.

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En dehors des grands pays industrialisés, la mondialisation n’a pas apporté l’intégration et l’harmonie, mais un changement brutal qui a balayé, tel un ouragan, langues et cultures, pratiques anciennes et sagesse visionnaire.

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Perdre une culture, c’est aussi perdre quelque chose de nous-mêmes.

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L’existence  même des diverses cultures du monde témoigne de la folie de ceux qui affirment envers et contre tout que nous ne pouvons changer notre façon fondamentale d’habiter notre planète.

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Bibliographie

-          Pour ne pas disparaître, éditions Albin Michel, 2011

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