lundi 23 janvier 2012

Michel Surya


Il faut remercier le pouvoir en place, le régime, ses ministres, sa police : ils rendent aux livres (et à la pensée) une puissance qu’il n’y avait plus personne à leur donner. Ceux-ci glissaient insensiblement dans l’indifférence (rien de plus vieux, de plus archaïque) ; et la police s’en inquiète qui cherche dans les bibliothèques ; et dit : «C’est un danger ; ils mettent l’Etat en danger ; on a eu tort de croire que le divertissement les avait tous emportés ; ils nuisent : à l’ordre, au bien, aux familles, à la paix, au capital, à l’argent ; c’est plein de vieux rêves avec lesquels on croyait en avoir fini ; dont on croyait s’être débarrassé ; qui sait ce qui peut s’éveiller d’un tel rêve ? La révolution ? L’égalité ? Diable ! Surveillance, surveillance… » A tout prendre, n’est-ce pas mieux ?

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« Le changement, c’est maintenant. »  Slogan pauvre (ce qu’on a beaucoup dit) ? Au contraire, slogan parfait, que la versatilité de l’opinion était libre d’interpréter comme le programme d’une politique possible, réellement promise  de « changer » (changer quoi ? c’est ce qu’on s’est précautionneusement abstenu d’annoncer), quand il ne s’agissait en réalité que  de procéder au changement des élite susceptibles de conférer à la même politique (à très peu près) la variante qui la sauverait.
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En quoi la domination est-elle parfaite ? En ayant réduit son alternative à l’état d’illusion. Illusion elle-même parfaite qui veut que pensent voter contre la domination ceux-là même qui la reconduisent à l’identique (ou presque : ses excès exceptés).
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Que feront le président et le gouvernement de « gauche » ? Du mieux qu’ils peuvent ce qu’ils veulent. Ça tombe bien, ils ne veulent pas plus qu’ils ne peuvent.
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C’est par là que la politique va d’abord revenir (revient) – autrement dit, par cette tromperie : tous ne jouiront par auxquels on l’avait pourtant promis. Cette tromperie fera que la politique reviendra par son versant violent (fasciste).
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Le président, le gouvernement réduisent-ils d’eux-mêmes la rémunération de leur travail : ils indiquent par là que le travail devra dorénavant consentir à de moindres rémunérations, à la différence du capital, dont les rémunérations, elles, augmentent.
Ils indiquent aussi par là qu’ils ont fait leur l’idée selon laquelle ce n’est plus au travail mais au capital qu’on devra à l’avenir les meilleures rémunérations.
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En réalité, c’est avec l’idée même de « partage » qu’on en a maintenant fini.
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Cette assurance s’est affermie : ce ne sera pas au moyen du travail que s’établira l’égalité. Ce ne sera pas davantage au moyen des luttes. Non : ce sera au moyen de tout ce que la fortune (les signes, le jeu, les chiffres, la chance, etc.) est susceptible d’assembler. Il n’y a rien qu’on ne soit prêt à sacrifier (soi-même, sa dignité, etc.) pourvu que ceux qu’on imagine disposer de l’argent le concèdent à qui se le croit dû au titre de sa prosternation.
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A personne l’argent n’est si cher qu’à celui à qui il se refuse.
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C’est une horreur, bien sûr, mais qui n’indigne plus. L’argent n’est pas devenu la valeur sans que toutes les autres valeurs n’aient dû lui céder la place. Sans que toutes les autres n’en aient été renversées. De toutes les inversions, c’est celle à laquelle on était le moins préparés.
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Nul ne l’a statistiquement encore établi, mais il n’en semble pas moins qu’il n’y a, tout compte fait, jamais eu autant d’argent.
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Il n’y a pas de parti à occuper le pouvoir aujourd’hui, à la tête de quelque Etat que ce soit (la France dans le cas présent), qui ne soit constitutivement de droite (capitaliste) du point de vue du modèle « démocratique » (parlementaire) qui lui a permis de s’y porter.
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La gauche n’existe plus, partout, qu’à l’état aléatoire de vieille mauvaise conscience.
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On ne rappellera pas sans arrière-pensée que proxenetês était celui qui s’entremettait dans un marché, hors de toute acception sexuelle, autrement dit ce qu’on appelle encore un « courtier ».
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Auto-entrepreneur : celui qui « s’entreprend » lui-même dans l’échange ou le service ; et s’identifie au rapport qu’il établit par leur moyen. Sans médiation, c’est-à-dire sans reste (se fait courtier de lui-même). Tout entier ce qu’il fait et dans la mesure où ce qu’il fait l’identifie indistinctement à ce qu’il est. La figure est parfaite qui parachève le modèle de l’exploitation.
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Le fait n’est pas niable : c’est la gauche qui a toujours revigoré la domination, et la finance en tant qu’elle la constitue.
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La domination n’ignore pas, au contraire de la droite, qu’on ne conserve et consolide le pouvoir qu’en y associant étroitement qui s’y oppose, qui s’y oppose le plus, surtout. Qu’on ne le conserve et consolide même qu’ainsi (réservant alors à qui s’y rallie, même tardivement, tardivement surtout, les places les meilleures pour le prix de son ralliement).
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Tout le temps qu’on a montré à l’opinion nationale des pauvres qu’on appauvrissait un peu plus par le moyen de la force, de quoi détournait-on son attention ? Des reniements qui l’appauvriraient elle-même, après.
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Si peu que le nouveau gouvernement de « gauche » ait dit vouloir, il veut cent jours plus tard le contraire exactement. On ne s’en étonnera pas. Il n’appartient à aucun gouvernement de vouloir ce que la domination n’a pas voulu pour lui. Laquelle tient les changements politiques pour de pauvres péripéties, qu’elle ne semble concéder dans un premier temps (le temps que les apparences de la démocratie restent sauves) que pour les rapporter aussitôt aux intérêts qui sont inébranlablement les siens.

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Bibliographie

-       Interview par mails avec Thierry Guichard, parue dans Le Matricule des Anges, n°104, juin 2009
-       Les singes de leur idéal, sur l’usage récent du mot « changement », De la domination 5, éditions Lignes, 2013

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