mardi 4 mars 2014

Nuccio Ordine


Certes presque tout peut s’acheter et, des parlementaires aux juges, du pouvoir au succès, chaque chose a son prix. Mais pas la connaissance : le prix à payer pour elle est d’une tout autre nature. Même un chèque en blanc ne saurait permettre d’acquérir mécaniquement ce qui ne peut qu’être le fruit d’un effort personnel et d’une passion inextinguible. S’il n’est pas le résultat d’une puissante motivation intime, le plus prestigieux des diplômes qu’il soit possible d’obtenir avec de l’argent n’apportera aucune connaissance véritable et n’entraînera aucune authentique métamorphose de l’esprit.
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C’est précisément lorsque la barbarie a le vent en poupe que le fanatisme s’acharne non pas seulement contre les êtres humains, mais aussi contre les bibliothèques et les œuvres d’art, contre les monuments et les chefs-d’œuvre.
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Si nous laissions périr ce qui est inutile et gratuit, si nous écoutions uniquement ce véritable chant des sirènes qu’est l’appât du gain, nous ne ferions que créer une collectivité privée de mémoire qui, toute désemparée, finirait par perdre le sens de la vie et le sens de sa propre réalité. Et il deviendrait alors vraiment difficile d’espérer que l’ignorant homo sapiens puisse conserver le rôle qu’il est censé jouer : rendre l’humanité plus humaine…
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L’apparaître compte davantage que l’être : ce qui est exhibé – que ce soit une luxueuse voiture ou une montre de marque, un emploi prestigieux ou un poste de pouvoir – se voit attribuer bien plus de valeur que la culture ou le degré d’instruction.
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Nous n’avons pas conscience que la littérature et les savoirs humanistes, la culture et l’instruction constituent le liquide amniotique idéal dans lequel seulement les idées de démocratie, de liberté, de justice, de laïcité, d’égalité, de droit à la critique, de tolérance, de solidarité et de bien commun peuvent se développer avec vigueur.
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L’homme moderne, qui n’a plus le temps de s’arrêter sur les choses inutiles, est condamné à se transformer en une machine sans âme.
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Les universités se mettent à vendre les diplômes, en insistant notamment sur leur caractère professionnalisant, c’est-à-dire en proposant aux jeunes des cours et des spécialisations qui pourront leur garantir un emploi immédiat afin de gagner de l’argent le plus rapidement possible.
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Les études sont avant tout l’acquisition de connaissances qui, détachées de toute obligation utilitaire, nous font grandir et nous rendent plus autonomes.
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Aucun métier ne saurait être exercé en toute conscience, si les compétences techniques qu’il requiert ne sont pas subordonnées à une formation culturelle plus vaste, seule susceptible d’encourager les étudiants à cultiver librement leur esprit et à laisser libre cours à leur curiositas en toute autonomie.
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Les élèves et les étudiants passent de longues années dans leurs salles de cours sans jamais lire en entier les grands textes fondateurs de la culture occidentale.
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Il est difficile d’imaginer que la passion pour la philosophie, pour la poésie ou pour l’histoire de l’art puisse naître de la lecture de matériaux didactiques qui, d’abord simples supports, finissent par remplacer définitivement les œuvres dont ils parlent, c’est-à-dire ces textes qui deviennent de purs « pré-textes ».
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Goûter à quelques extraits, cela ne suffit pas. Une anthologie n’aura jamais le pouvoir de susciter des réactions que seule la lecture exhaustive d’une œuvre peut provoquer.
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La rencontre authentique entre un maître et un élève ne peut être séparée de la passion et de l’amour pour la connaissance.
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L’identité des libraires a également été défigurée par les exigences du marché. Autrefois lieux de rencontre historiques où il était possible de découvrir à tout moment des textes et des essais d’une importance fondamentale, elles sont aujourd’hui devenues des caisses de résonance pour des livres à la mode dont le succès n’est qu’un feu de paille.
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Il est impossible d’ignorer la profonde transformation des librairies (telles que La Hune ou les magasins de la Fnac), qui ont petit à petit renoncé à l’érudition et ont considérablement réduit la place des classiques en bourrant les rayons de livres tout juste publiés et auréolés d’un succès purement médiatique.
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Quant aux libraires eux-mêmes, ils ne sont plus ceux d’autrefois (à quelques rares exceptions près), qui étaient en mesure de fournir aux lecteurs de précieuses suggestions à propos d’un roman ou d’un essai. Leur liberté de choix est de plus en plus limitée par les intérêts des grands distributeurs qui imposent leurs publications selon des critères purement commerciaux souvent sans aucun rapport avec le souci de la qualité. Ainsi déresponsabilisés, les libraires se transforment alors en simples employés dont la tâche principale est de vendre des produits avec le même état d’esprit qu’un salarié anonyme de supermarché.
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Les découvertes fondamentales qui ont révolutionné l’histoire de l’humanité sont en grande partie le fruit de recherches éloignées de tout objectif utilitaire.
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Il faudra résister à la dissolution programmée de l’enseignement, de la recherche scientifique, des classiques et des biens culturels. Car saboter la culture et l’instruction, c’est saboter le futur de l’humanité.
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Seul le savoir peut perturber la logique dominante du profit en étant partagé sans appauvrir, et même, bien au contraire, en enrichissant à la fois celui qui le transmet et celui qui le reçoit.
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L’essence de la philo-sophia réside dans la capacité de garder toujours en vie l’amour de la sagesse.
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Terrible paradoxe : au nom de la vérité absolue, on a infligé des violences en les faisant passer pour des souffrances nécessaires au bien de l’humanité.
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Le dogmatisme produit de l’intolérance dans tous les domaines du savoir : sur les plans éthique, religieux, politique, philosophique et scientifique, considérer sa propre vérité comme l’unique vérité possible revient à supprimer toute recherche de la vérité.
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Seul celui qui aime la vérité peut la rechercher constamment. Voilà pourquoi le doute n’est pas l’ennemi de la vérité, mais un aiguillon qui nous incite continuellement à la rechercher. Quand on croit vraiment en la vérité, on sait que le meilleur moyen pour la maintenir toujours en vie consiste justement à la mettre continuellement en doute. Donc, si on ne commence pas par refuser l’idée même d’une vérité absolue, il ne peut y avoir aucune place pour la tolérance.
Seules la conscience d’être destinés à vivre dans l’incertitude et l’humilité qu’il y a à se considérer comme faillibles nous permettent de concevoir une rencontre authentique avec les autres, avec ceux qui pensent d’une manière différente. Aussi la pluralité des opinions, des langues, des religions, des cultures et des peuples doit-elle être perçue comme une immense richesse de l’humanité, et non pas comme un dangereux obstacle.
Et voilà pourquoi ceux qui nient l’idée d’une vérité absolue ne doivent pas être considérés comme des nihilistes : situés à égale distance des dogmatiques (qui croient posséder la vérité absolue) et des nihilistes (qui nient l’existence de la vérité), ils aiment tant la vérité qu’ils sont continuellement à sa recherche. Ainsi, accepter la faillibilité  de la connaissance, se confronter au doute et vivre en assumant le risque de l’erreur, ce n’est pas être partisan de l’irrationnel et de l’arbitraire, mais, à l’inverse, au nom du pluralisme, exercer notre droit à la critique et éprouver le besoin de dialoguer avec ceux qui se battent pour d’autres valeurs que les nôtres.
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La possession et le profit sont mortels, alors que la recherche déliée de toute obligation utilitariste peut rendre l’humanité plus libre, plus tolérante et plus humaine.

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Bibliographie




- L’utilité de l’inutile, éditions Les Belles Lettres, 2013


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