vendredi 25 octobre 2013

Christa Wolf



Il paraît qu’une crise présente aussi des avantages, c’est en tout cas ce qu’affirment ceux qui ne sont pas en train d’en traverser une. Une crise présenterait l’avantage principal de plonger dans le doute la personne concernée.
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Les habitants de la petite ville ont fait savoir qu’ils n’étaient pas xénophobes. Ils voulaient attirer l’attention sur leur situation  désespérée et empêcher la suppression délibérée des emplois. Mais quand ils se sont retirés de la caserne pour regagner leurs maisons, ils ont paraît-il installé des petits bouleaux verts devant leur porte. Pour signaler que les Tsiganes n’étaient pas les bienvenus. Et je ne pouvais m’empêcher d’imaginer combien cette longue et unique rue de la petite ville, à l’aspect d’ordinaire si dépouillé, maquillée ces derniers temps avec quelques panneaux publicitaires aux couleurs criardes, était jolie, décorée de bouleaux verts, et la tristesse qu’avait dû inspirer cette joliesse. Et la tristesse qui devait régner le soir dans ces petits logements où la télé marchait toute la sainte journée et où le mari ne rentrait pas le soir du travail, mais du jardin ouvrier ou du bistrot ou du banc devant la maison sur lequel il pouvait maintenant s’asseoir à chaque heure de la journée, avec son journal dont la lecture ne pouvait que provoquer en lui plus de colère et de découragement, car il y lisait et lit encore aujourd’hui que le taux de chômage a atteint vingt pour cent environ, un taux sans doute sous-estimé…
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Les coutures ont craqué, qui maintenaient notre civilisation, des abîmes ouverts a jailli le malheur, faisant s’écrouler les tours, lâchant des bombes, transformant les êtres humains en explosifs.
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L’individu doit se soumettre au principe. Cela suppose d’inévitables duretés.
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Rachel, qui enseigne la méthode Feldenkrais, et que j’allais voir régulièrement dans sa petite maison pour qu’elle me donne des leçons, n’était absolument pas favorable aux actions violentes. Elle m’a fait sentir quelles conséquences peuvent avoir de petites modifications dans les mouvements sur l’ensemble du système. Et comment des habitudes incrustées peuvent bloquer les mouvements. Comment un déblocage corporel peut également libérer les bocages du cerveau, parce que nous ne sommes pas faits d’un corps et d’un esprit, parce que cette séparation, que le christianisme nous a suggérée, est une fatale erreur. Si bien que nous avons désappris, dit Rachel, à nous voir comme une entité, que le corps, l’esprit et l’âme sont fusionnés en chacune de nos cellules. Et toi, me dit-elle après la troisième séance, tu as toujours tenté de tout diriger par ta tête. Et tu continues à le faire. Mais tu commences à comprendre ce qu’il en est. Tu apprends, et pas seulement avec ta tête. Ta résistance cède.
The overcoat of Dr. Freud, dis-je.
Comment ?
Le pardessus, tu sais, qui te tient chaud, mais qui cache aussi et qu’il faut retourner de l’intérieur vers l’extérieur. Afin que l’intérieur soit visible.
Si tu veux, dit Rachel. Il me suffit à moi que ma pensée, mes mouvements, mes sensations s’accordent ainsi que le bon Dieu l’a prévu. Du reste, ajouta-t-elle, comme si elle n’avait pas le droit de me le cacher, je n’ai d’habitude que des patients juifs. C’était Peter Gutman qui m’avait envoyé chez elle. Je n’ai pas posé d’autres questions, elle n’a rien ajouté. Je me souviens que c’était l’un des premiers après-midi ensoleillés après les grandes pluies.
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La nuit était tombée quand j’ai redescendu le long Wilshire Boulevard.
La toute petite maison dans l’arrière-cour d’un grand bloc d’immeubles où officiait Rachel, ma thérapeute qui soignait avec la méthode Feldenkrais, m’était déjà familière. J’ai pu lui annoncer que j’allais mieux, que je n’avais pas pris de comprimés mais qu’en ce moment j’étais à nouveau assez bloquée. Rachel mit cela sur le compte de certaines petites articulations dans la région du bassin, qu’elle m’a montrées sur une planche d’anatomie. La séance, bien qu’un peu douloureuse, m’a fait du bien. A un moment, elle a posé ma jambe sur un coussin et lui a intimé l’ordre, en yiddish, d’aller se coucher.
Je lui ai rapporté notre conversation sur les langues. Rachel a dit : Ma langue, c’est Feldenkrais, et j’aurai besoin de ma vie entière pour l’apprendre vraiment.
J’ai amené la conversation sur William Randolph Hearst, on venait de nous projeter le célèbre film d’Orson Welles qui lui était consacré, Citizen Kane, parce que nous avions prévu d’aller visiter le Heart Castle. Pour des raisons qui m’échappaient, il passait pour le meilleur film jamais tourné. Rachel dit : Men like Hearst and Carnegie and J. Paul Getty must have been evil men. Nous étions d’accord. Elle ne s’enrichirait jamais avec son travail. On ne devenait riche qu’en trichant et en exploitant d’autres gens.
Quand j’ai pris congé, elle m’a dit : You are a clever pupil. Cela faisait longtemps qu’un compliment m’avait fait autant plaisir.

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Bibliographie



- Ville des anges, éditions du Seuil, 2012


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