Le poète, assis, jambes
pendantes au bord du monde
À propos de Gérard
Arseguel, Le journal du bord de terre, éditions Virgile, collection Ulysse fin
de siècle.
On connaissait l'art des
surréalistes qui consistait en coupures de phrases dans les grands quotidiens,
en leur mélange au creux de leur chapeau et en réécritures ésotériques liées au
hasard de la résurgence de ce vocabulaire emprunté.
Gérard Arseguel plonge
avec délice dans ces jeux. Avec des yeux acérés il décortique la presse locale,
il y détecte le verbe savoureux, y cherche avec ardeur le bon mot et la
métaphore subtile. Il s'ensuit un déluge de rapprochements étranges, comme
étrangers à eux-mêmes, rendus aux antipodes de leur origine.
Gérard Arseguel joue
avec dextérité, son poème prend une étrange résonance en ces lieux où rien ne
parvient plus du monde que les pauvres piges de journaux en creux. Il nous
démontre par la même occasion combien la pauvreté de ces lieux en marges du
monde, l'immobilisme de la pensée qui domine la préoccupation de leurs
autochtone, rend vaine toute élévation de l'esprit. La banalité des phrases
piégées ici et là au gré des saisons nous laisse entrevoir cette vie des
confins, cette vie des bords du monde que rien ne vient atteindre ou toucher
tant le temps s'est définitivement arrêté, la vie suspendue devant le vide de
l'existence.
Rien n'existe plus au
fond en ces espaces qui se veulent préservés mais qui, au nom de la sauvegarde
d'une nature paisible, en oublient le monde, ou font comme s'il n'existait pas.
Et c'est dans les
longues heures de l'hiver que la lecture du journal demeure cet éphémère lien
avec le monde extérieur. Les courtes journées, la nuit qui désertifie le pays
dès les dernières heures de l'après-midi, les volets qui se ferment sur une vie
de reclus, apeurés, terrifiés, soupçonneux, craintifs: ne pas ouvrir la porte,
ne pas sortir de crainte de..., ne pas adresser la parole au voisin au cas
ou...
D'octobre à janvier ne
restent que des phrases anodines comme réminiscence d'être ou d'avoir été. On
imagine volontiers la terre autour se déchirant dans d'ultimes convulsions,
tandis qu'en un lieu isolé, des êtres ignorants de tout croiraient au privilège
de vivre hors de portée de la violence qui s'exprime au grand jour à deux pas
de chez eux.
Le collage nous parle de
voyages et de belote, de sangliers et de sortie des pompiers. Le collage nous
sert le petit monde de ces villages fantômes que nulle âme ne vient animer au
fond de leur hiver. Le collage nous met devant la misère et l'indigence du
quotidien. Et c'est une révélation qui nous emporte jusqu'à ce bord de terre,
ce lieu mythique habité par le poète et qui vibre à l'unisson de cette misère
ordinaire.
L'aphorisme entre alors
en jeu comme le journal le plus subtil qui puisse dire l'immobilité de ces
lieux.
"Au bord de rien,
la feuille du figuier,
de l'air, de la tendre
aphasie."
Le poète s'assoit au
bord de la terre, il balance ses jambes dans le vide de l'existence, d'une
phrase il vient nous chuchoter la vanité de nos quêtes, de nos batailles pour
l'acquisition de biens éphémères.
Il nous entraîne avec
une infinie tendresse dans le frémissement d'une terre pacifique quand les
hommes veulent bien lui laisser la parole :
"Le roitelet sous
l'auvent. Il pèse moins
que la gauloise que
j'allume, en le regardant.
Insaisissables oiseaux,
mes amis."
On se laisse donc aller
au fil de ce temps immobile, de cette terre qui ne laisse rien entrevoir après
elle. On se laisse aller au silence et à la vanité de toute parole.
Gérard Arseguel a tenu
son pari, il nous a démontré que l'isolement n'est pas inéluctablement une
fuite, si les yeux, les oreilles et nos sens savent rester en éveil et vibrer
au doux son de la terre qui nous porte et nous emporte dans sa folle course
universelle.
Xavier Lainé
Manosque, La Burlière,
Ferrages de Guilhempierre
26 juin 2004
*
Un temps où chaque livre lu avait droit à
son article, publié ici :
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