dimanche 1 septembre 2013

David Le Breton


La voix n’est localisée nulle part, sinon entre les organes qui permettent son émission. Elle est corps sans organes, corps subtil flottant autour de la chair, émanation sensible d’un souffle venant des poumons qui fait vibrer les cordes vocales. Les sons résonnent dans l’espace supra-laryngé et viennent se moduler à travers les lèvres qui leur donnent leur ultime articulation. Pourtant, la voix se trame toujours dans le silence, elle n’est pas une émission ininterrompue, elle doit se taire un instant pour reprendre son souffle, se donner le temps de la réflexion. Mais elle ne vient de nulle part, elle est précédée d’une voix intérieure qui lui prépare le terrain pour l’évidence de sa formulation. Le silence est un modulateur, un balancier dont le mouvement autorise la clarté de la parole énoncée. La voix est une vibration sonore sur l’infini silence qui l’enveloppe. Sinon, elle s’étoufferait dans un flux continuel, elle ne porterait plus la signification mais glisserait dans le son pur, inintelligible.
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La voix, si elle échappe au corps, lui est cependant enracinée, il n’y a pas de voix sans corps.
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Un corps harmonieux est celui qui se tient droit, tendu vers le haut, élancé. Il n’a pas de ventre. Cette tension vers le haut, vers ce qui est « élevé » au sens physique et moral du terme, rend plus fragile l’individu.
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Une voix émanant de la tête ou de la gorge, voire de la poitrine, n’a pas la résonance de celle qui vient du ventre, la seule qui atteste que toute la personne est dans sa parole.
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Le propos est de penser non pas abstraitement, mais avec la totalité de sa personne, et la tonalité de la voix en est l’une des expressions.
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C’est la voix qui donne la signification, non les termes du langage.
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La lutte contre les autres langues parlées sur un territoire renvoie à une volonté d’hégémonie politique d’un groupe sur les autres. La création des identités nationales en Europe aux XVIII-XIXe siècles s’est traduite notamment par le souci d’unifier les peuples en unifiant les langues.
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Les langues populaires ou non-européennes sont perçues comme des vestiges de l’histoire, une étape vers une seule langue digne de la perfection du monde moderne. La lutte contre les particularités linguistiques d’une société entretient la volonté d’une voix commune élaguée de ses différences.
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La voix est toujours prise dans une trame d’affectivité, même quand elle est paisible. Ses mouvements, c’est-à-dire son intonation, sa ligne mélodique, son rythme, son timbre, traduisent les méandres affectifs du sens.
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L’aisance de l’enfant à s’inscrire dans l’échange, c’est-à-dire à comprendre, à émettre et recevoir du sens, est une donnée anthropologique présente avant même l’acquisition du langage. La communication englobe toutes les composantes du corps, y compris la voix.
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L’enfant est dans la jouissance d’un matériau pur, sa voix, dont peu à peu l’usage s’élargit au profit de la symbolisation et de l’entrée dans le registre de la parole.
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L’enfant auquel les parents ne parlent pas, répondent à contretemps, ou de manière inappropriée, a plus de difficultés que les autres dans son expression.
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Ni la voix du père n’est tout entière dans la loi, ni la voix de la mère tout entière dans la jouissance. Les deux voix ne cessent de se mêler et d’alterner les registres pour que l’enfant accède à sa voix singulière, si l’une des voix est défaillante il en porte les séquelles.
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Pour posséder une voix propre, l’enfant doit avoir établi entre sa mère (ou la personne qui en tient lieu) et lui la distance propice, ni trop loin où il la perd, ni trop près où il s’étouffe.
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Toutes les modalités physiques misent en œuvre pour survivre illustrent l’étonnante capacité d’adaptation dont dispose l’homme, même plongé en situation extrême. Cette force de résistance puise dans la plasticité de sa condition corporelle.
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L’homme n’existe pas sans l’éducation qui modèle son rapport au monde et aux autres, son accès au langage, et façonne simultanément les plus intimes des mises en jeu de son corps. Pour avoir une voix il faut avoir entendu celle des autres, et notamment la voix maternelle, la première de toutes, et il faut être entré dans le langage de la communauté.
La parole n’est jamais acquise une fois pour toutes, elle exige pour se maintenir la nécessité d’un échange vocal régulier avec les autres. Si la mémoire n’en est pas entretenue elle s’efface, et si la solitude dure trop longtemps elle disparaît sans retour, comme le montre l’expérience d’hommes ou de femmes livrés à la solitude pendant des années à cause des circonstances.
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Une parole sans autre, même si elle est prolixe, reste autiste, elle se nourrit de sa propre voix pour ne pas avoir à supporter la rencontre. Elle se noie sans sa formulation sans croiser le visage de l’autre qui briserait le miroir. Parfois, seule demeure la voix dans le naufrage du reste.
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L’évidence de la voix dans la vie quotidienne occulte combien elle est nécessaire pour ne pas se sentir soudain arraché à l’humanité ordinaire.
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La parole est le lieu primordial de la relation à l’autre, perdre l’usage de sa voix traduit le retrait hors de l’élémentaire de la vie ordinaire, et le porte-à-faux de l’individu désormais incapable de se faire comprendre. En se privant de la possibilité du langage, il est sans voix au sens littéral du terme.
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Le chant est une forme coutumière de la voix en liberté.
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L’autorité politique ne tient pas à la connaissance de l’écriture, mais des conditions sociales et culturelles. La « perfidie » n’est ni dans l’écriture, ni dans la parole, mais dans les conditions politiques de leurs usages.
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Ecrire est un dialogue infini avec les voix innombrables qui se pressent en nous et qui n’en finissent pas d’insister pour attirer l’attention, chacune essayant de prendre le pas sur l’autre. Au moment où je cesse d’écrire, d’autres voix se font entendre pour me rappeler ce que je n’ai pu saisir et qui hante encore ma réflexion.

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Bibliographie


Eclats de voix, Une anthropologie des voix,  éditions Métailié, 2011


 Marcher, Eloge des chemins et de la lenteur, éditions Métailié, 2012



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