vendredi 21 novembre 2025

Guerres lasses / Guerres froides

Étranges résonances entre Le rivage des Syrtes de Julien Gracq et de Le désert des Tartares de Dino Buzzati






C’est mortel ennui que d’être aux confins d’un territoire à surveiller le néant.

Giovanni Drogo est affecté au fort Bastiani dont on ne sait pas très bien où il se trouve sinon qu’il est en altitude dans des montagnes qui le dominent de leurs parois rocailleuses.

Le fort Bastiani est l’ultime poste frontière avant une longue plaine désertique à l’horizon sans cesse invisibilisé par des brumes d’origine inconnue. Personne ne sait ce qu’elles cachent, ni quel peuple vit dans cet au-delà dont nul n’ose explorer le territoire.

Giovanni est nommé en ce lieu qui sue le mortel ennui, les relèves de gardes étant la seule véritable activité de la garnison dont, lentement mais sûrement, le gouvernement va réduire la population.

Lors d’une garde, une activité est entrevue au loin. Une mission est envoyée sur les contreforts de la montagne pour maintenir le tracé de la frontière. C’est l’occasion d’une escarmouche sans effusion de sang avec un ennemi demeuré invisible, et dont seule une voix venu des hauteurs trahit la présence. 

Le rythme immuable des gardes dans les bastions plus ou moins avancés du fort se poursuit. Giovanni, qui, au début du roman s’était juré de ne pas rester en ces lieux, pris par le fol engourdissement de la routine, va y demeurer jusqu’à la fin de sa carrière militaire.


Il faut lire et se laisser porter par le lancinant ennui de cet avant ou arrière poste frontalier. Au bout de l’absurdité nationaliste, les questions viennent : qu’est-ce qu’une frontière ? De quoi doit-elle nous protéger ? L’autre, le Tartare, tapi dans l’ombre des brumes, est automatiquement soupçonné être un ennemi qui pourtant, de façon très troublante, se défile devant tout affrontement et construit une route jusqu’aux abords du fort, comme une main tendue.


Lors d’un échange, à la fête du livre de Rougon (toujours une histoire de lieu isolé, loin du monde et de ses rumeurs), faisant état de ma passion pour Stefan Zweig, il me fut conseillé d’explorer Dino Buzzati qui manquait, honteusement, à ma culture.

Lire, c’est ouvrir un tonneau des Danaïdes : il manque toujours un ou plusieurs ouvrages non lus dont il faudrait trouver le temps de découvrir l’existence. 

Sitôt rentré, je commandais l’ouvrage et m’y plongeais. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, l’ennui qui suinte de la vie quotidienne au fort Bastiani ne contamine pas l’ouvrage : on le lit, et à chaque page, chaque chapitre, on se dit, comme Giovanni, que quelque chose va enfin se passer. C’est d’ailleurs cette attente d’un évènement improbable qui l’incite à y rester et nous invite à poursuivre la lecture.





Je n’ai pas découvert ce qui nous avait conduit de Stefan Zweig à Dino Buzzati sinon peut-être leurs biographies qui auraient pu se croiser.

En revanche, avançant dans ma lecture, c’est vers Julien Gracq que mon attention s’est peu à peu tournée ou retournée.

J’avais lu Le rivage des Syrtes, avec une infinie délectation quant au style littéraire, mais en découvrant au fil du livre cette même impression d’ennui dans une forteresse perdue, cette fois-ci au bord de la mer.

Il ne s’y passe pas grand chose sinon l’apprentissage de diverses manières de tuer l’ennui par quelques moyens que ce soit.


Si je n’ai pu relever dans Le désert des Tartares aucune phrase marquante, comme si Dino Buzzati avait trituré sa langue jusqu’à en exclure la moindre aspérité à laquelle se raccrocher, l’écriture de Julien Gracq m’a donné quelques moments à retenir. Comme si chez l’un les montagnes rocheuses, l’immensité désertique, le froid et la neige avait recouvert la langue pour n’en laisser sortir aucune fulgurance, tandis que chez l’autre, le rivage infiniment plat des Syrtes au contraire invitait à quelques fulgurances de la langue en résonance avec le monde invisible dont le fort n’est qu’un avant-poste.


Ce qui vient chez Julien Gracq pourrait être retrouvé chez Dino Buzzati : 


« Il y a dans notre vie des matins privilégiés où l’avertissement nous parvient, où dès l’éveil résonne pour nous, à travers une flânerie désœuvrée qui se prolonge, une note plus grave, comme on s’attarde, le cœur brouillé, à manier un à un les objets familiers de sa chambre à l'instant d’un grand départ. Quelque chose comme une alerte lointaine se glisse jusqu’à nous dans ce vide clair du matin plus rempli de présages que les songes. » (Page 109)


« Quand on gouverne, il faut toujours aller au plus pressé, et le plus pressé – à n’y pas croire – c’était toujours cette chose inexistante qui poussait son cri muet, - plus énergique que tous les bruits, parce que c’était comme une voix pure, - qui se taillait d’avance sa place, qui gauchissait tout, cette chose endormie dont la Ville était enceinte, et qui faisait dans le ventre un terrible creux de futur. » (Page 314)


« Un Etat ne meurt pas, ce n’est qu’une forme qui se défait. Un faisceau qui se dénoue. Et il vient un moment où ce qui a été lié aspire à se délier, et la forme trop précise à rentrer dans l’indistinction. Et quand l’heure est venue, j’appelle cela une chose désirable et bonne. Cela s’appelle mourir de sa bonne mort. »(Page 317)


C’est intriguant, ce rapprochement spontané entre deux auteurs dont les biographies auraient pu se croiser : l’un, Dino Buzzati, né en 1906, mort en 1972, l’autre, Julien Gracq, né en 1910, mort en 2007. Deux existences qui auraient très bien pu se fréquenter au point que l’écriture de l’un aurait pu déteindre sur l’autre : Le désert des Tartares ayant été publié en 1945, et Le rivage des Syrtes en 1951, l’antériorité de l’un aurait pu influencer l’autre.

Ma lecture de l’un et de l’autre (ou plutôt de l’autre avant l’un) m’a interpelée : c’est un sentiment étrange la lecture d’un livre, dont la résonance avec l’autre émerge, comme un paysage qui lentement se dégage des brumes de la connaissance.


Je ne croyais pas être sur un si bon chemin, recherchant les éléments biographiques de Julien Gracq, je découvre, sur Wikipedia, ceci : 


« Avec le Rivage des Syrtes, publié en septembre 1951, Gracq renoue avec l'écriture romanesque. L'histoire de la déclinante principauté d'Orsenna, l'atmosphère de fin de civilisation qui l'imprègne (et qui transpose sur le mode mythique les époques de la montée du nazisme et de la drôle de guerre), le style hiératique de l'auteur séduisent la critique, qui encense ce roman à contre-courant d'une production littéraire dominée par l'éthique et l'esthétique existentialistes. Le roman est par ailleurs souvent comparé au Désert des Tartares de Dino Buzzati, dont la traduction française a été publiée quelque temps auparavant, mais Julien Gracq réfutera le fait qu'il ait pu être influencé par le roman de l'écrivain italien, et évoquera comme source d'inspiration La Fille du capitaine de Pouchkine. »


La littérature est ainsi, les uns se nourrissant des autres, sous des facettes sans cesse renouvelées. Même si Julien Gracq réfute avoir été influencé par Dino Buzzati, la lecture de l’un et de l’autre les rapproche, dans des styles résolument différents. C’est toute la beauté de l’art de lire que de découvrir ainsi des filiations, des résonances, le signe même que la littérature est bien vivante, malgré la disparition de ses auteurs.

Mais peut-être, après tout, avaient-ils tous les deux lu La fille du capitaine, d’Alexandre Pouchkine, au point d’en être inspirés, l’un comme l’autre ?





Si l’ancrage des deux romans peut faire référence à la drôle de guerre, le moment de leur écriture pourrait aussi être prémonitoire de la guerre froide qui allait fracturer le monde d’après leur parution.

En quelque sorte, Julien Gracq et Dino Buzzati émettent une critique à peine voilé de l’héritage des nationalismes du XIXème siècle et du replis frileux, sous l’idée de nation, derrière des frontières étanches où chacun, de part et d’autre, veille et craint la transgression.


Arrivés au XXIème siècle, nous en sommes encore là. Les nationalismes n’ont jamais été aussi forts, avec tout le danger que ces suspicions peuvent comporter.

Les conflits en cours en sont l’expression et la continuation.

Dino Buzzati et Julien Gracq n’avaient fait qu’anticiper le siècle à venir.



Xavier Lainé

Manosque, 29 septembre-16 novembre 2025

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