dimanche 14 avril 2013

Mireille Sidoine-Audouy


Jeudi 29 juin 1944. Les Allemands sont entrés très tôt dans Céreste. Le village est encerclé, personne ne peut partir. Pendant que ma grand-mère prépare le déjeuner, maman sort pour prendre des nouvelles. Elle croise un groupe d’Allemands qui la bousculent et lui donnent l’ordre de se rendre avec sa famille sur la place où ils veulent rassembler tous les habitants. Ils vont fouiller toutes les maisons, chacun doit laisser sa porte ouverte.
Marcelle revient aussitôt avertir. Elle en est sûre, c’est Alexandre qu’ils recherchent. Et René ne peut même pas espérer s’échapper par derrière : les Allemands sont partout, en grand nombre, et ils paraissent déterminés.
De plus René est trop grand pour aller comme tout le monde sur la place, il serait aussitôt repéré. Il décide donc de rester dans la maison. Il se mettra au lit et si l’on visite l’étage, on le croira malade. Maman apporte un thermomètre qu’elle fait monter jusqu’à 39°C et le laisse en évidence sur la table. Marie y ajoute un bol d’infusion, puis elle va chercher un gros édredon en plumes, le secoue bien pour le faire gonfler, et le pose sur René qui s’est étendu sur le lit. Il disparaît presque entièrement dessous. On ne voit plus que le bout de son nez. Avant de partir, je l’embrasse :
- Tu parais plus petit comme ça.
 Sois sage et reste bien entre maman et mamé. A tout à l’heure ma chérie.
Irénée est parti au devant. Quand nous sommes prêtes, nous sortons toutes les trois. Désobéissant aux ordres des Allemands, maman commence à fermer la porte à clé. A cet instant, deux Allemands qui étaient dans la rue braquent sur nous leurs armes et nous ordonnent d’ouvrir la porte. En tâchant de garder un air serein et souriant, maman ouvre docilement la porte et propose même aux Allemands de fouiller immédiatement la maison. Ainsi, dit-elle, elle pourra refermer à clé avant de partir, on ne sait jamais, à cause des voleurs. René entend tout, il reste immobile. Les Allemands montent les trois marches du seuil, mais ils se ravisent au moment d’entrer dans la cuisine : « C’est bon », disent-ils, avant de s’éloigner. Maman referme la porte à clé, et nous partons vers la place. Il fait très chaud. Tout en marchant, je pense à René sous l’édredon.
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A mesure que le temps passe, certaines rancunes accumulées pendant la guerre se réveillent, et les héros du maquis de Céreste sont de plus en plus ouvertement montrés du doigt par ceux qui, à l’époque, vivaient dans la peur.
L’histoire de monsieur Edouard Bouffier le montre bien. Monsieur Bouffier est un très riche maquignon cérestain-Marseillais qui, dit-on, possède des troupeaux jusqu’en Afrique du Nord. Toutes les belles fermes du village lui appartiennent. En 1943, René Char lui avait demandé de lui céder, contre paiement, un agneau de temps en temps pour nourrir les jeunes maquisards. Monsieur Bouffier avait alors refusé en disant que ce n’était pas son affaire.
Trois ans plus tard, ce monsieur vient à la maison et demande à voir René. René refuse tout d’abord de le rencontrer, mais maman insiste et il finit par accepter. Monsieur Bouffier aimerait avoir la Légion d’Honneur. Il vient tout simplement demander à l’ancien chef du maquis de lui rédiger une attestation de sa conduite sous l’Occupation. « Je vous donnerai tout ce que vous voulez », lui dit-il. La réponse de René est sans appel : « Je n’ai plus besoin de rien, mes jeunes mangent maintenant à leur faim ». Et, sans manière, il le reconduit vers la porte.
A cette époque, monsieur Christol qui était devenu maire en août 1944, avait fait débaptiser deux places du village : la place des Marronniers et la place Vigouroux. La première est devenue « place Alexandre » et la seconde « place Pierre Michel ».
En 1955, monsieur Edouard Bouffier est élu maire de Céreste. Son premier geste est alors de retirer les deux plaques.
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J’apprends la nouvelle, le 19 février 1988, en écoutant le journal télévisé : « René Char est décédé aujourd’hui à Paris, à l’hôpital du Val-de-Grâce. » Je descends aussitôt voir ma mère qui vit avec nous. Elle a entendu, elle aussi. Nous sommes incapables d’en parler, mais nous pleurons ensemble une grande partie de la nuit.
Le lendemain matin, je téléphone aux Busclats : «  Je suis Mireille… » L’homme qui répond ne me laisse pas terminer : «  Je sais, je vous connais. » C’est Claude Lapeyre, l’ami et le confident dont René m’avait parlé en 1983. Il me confirme la mort de René Char. L’enterrement doit avoir lieu dans moins d’une semaine.
Le 24 février 1988, jour de la cérémonie, Jacques, mon mari, nous accompagne, maman et moi, aux Busclats. Florence, qui suit les cours de l’université, ne peut pas venir.
Il est encore tôt quand nous arrivons, seules quelques personnes que je ne connais pas sont déjà là. Il fait très froid. Je m permets de faire entrer ma mère dans la petite salle à manger de René pour qu’elle se réchauffe. Puis, peu à peu,  les gens arrivent. Nous sortons dans l’allée pour attendre René. Au bout de plus d’une heure, enfin, le voici. Quatre hommes portent un grand cercueil qu’ils ne parviennent pas à faire franchir la petite entrée de la maison. On décide de le déposer à l’extérieur, sur le pas de la porte.
Ses « amis précieux » sont là, eux aussi. Léon Zyngerman, Jean Garcin et leurs épouses, Arthur Charmasson, Bernard Moustrou, son neveu. Et puis Marius Bardouin, qui pleure et se reproche de ne pas avoir apporté de fleurs. Je m’approche de lui pour le consoler, moi non plus je n’en ai pas apporté, et pourtant… Ceux qui l’ont aimé et servi pendant les années difficiles sont présents, mais ils ne sont plus très nombreux.

Je me suis longtemps demandé pourquoi René avait été transféré dans cet hôpital parisien. Pourquoi ne pas l’avoir laissé s’éteindre chez lui, au milieu de ses amis ? Et qu’est-ce qui m’a retenu de venir le voir plus souvent ? A-t-il pensé que nous l’avions oublié, lui qui, me dira plus tard Claude Lapeyre, parlait toujours de Marcelle avec beaucoup de tendresse ? Tout au long de ma vie depuis la guerre, je n’ai cessé de penser à René – mon « faux papa », comme disent mes petits enfants. C’est un peu pour le lui dire que j’ai voulu raconter ces souvenirs.

L’heure de l’enterrement approche. Le cimetière est loin, chacun prend sa voiture. Une foule immense attend devant et à l’intérieur du cimetière. Je parviens à grand-peine à rester près de René qu’on conduit vers le caveau familial. Soudain, j’ai l’impression que la terre se dérobe sous mes pieds. Une main fort me saisit le bras. C’est François Léotard, le ministre de la Culture, qui me soutient un instant. J’éclate en sanglots.
Devant le caveau, je reprends un peu mes esprits.
Ce n’est pas le caveau de ses parents. C’est celui de son grand-père, « Charlemagne ». Ce grand-père dont René me racontait souvent l’histoire, quand j’avais dix ans, et qui avait été abandonné à la naissance. Puis adopté.

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Bibliographie

- « Darwin fera la mise en scène », Une enfance auprès de René Char (1940-1950), éditions Du Sextant, 2009


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