dimanche 5 janvier 2025

Comme la nuée porte…

 




À propos de l’ouvrage : Extrême droite : la résistible ascension[1]


Il faut saluer tout ce qui contribue à la réflexion.

Depuis tant d’années la marée brune ne cesse de monter, non plus seulement dans les sondages, mais dans la réalité des esprits en errance.


Il faut donc saluer tout effort qui vise à mieux comprendre ce qui nous arrive.

Ce qui nous arrive est si peu glorieux lorsqu’on est de ce bord de l’humanité où, justement nous parlons de l’humain non vu de haut ou de loin, mais comme l’horizon permanent de nos rêves, de nos désirs, de nos utopies parfois, de nos combats le plus souvent.


Comprendre ce qu’il y a de résistible à cette ascension du glauque.

Comprendre ce qui conduit certains d’entre nous à oublier le passé pour se jeter dans ses bras visqueux du sang versé mais enfouis dans les geôles d’une histoire fort peu ou mal enseignée.

Comprendre comment le néo-libéralisme peu à peu nous montre son vrai visage qui n’est pas démocratique, à l’envers de son discours.

Comprendre comment des citoyens se jettent dans la gueule du loup prêt à entrer dans Paris et faire ses choux gras des ruines de nos libertés si laborieusement conquises.

Comprendre


Extrême droite : la résistible ascension y contribue.

Le livre aborde en effet les rives de ce qui s’est élaboré depuis cinquante ans, sur les ruines de nos rêves d’une construction socialisante du monde capable de répondre aux attentes du commun.

Du commun au communisme, il n’y a qu’un pas qui peut être franchi, à condition d’observer comment l’idée même portée par ce mot a été dévoyée par ce qui se faisait passer pour le « socialisme existant », pendant d’un capitalisme sans limites broyant les êtres exploités sous sa férule.

De ce blanc et noir psalmodié comme alpha et oméga de toute pensée de gauche, ne pouvaient que naître les monstres de la domination jaillissants du cratère de nos divisions.

Divisions machiavéliques dont plus personne, les années passant, n’est en mesure de comprendre leurs fondations.

Les difficultés de vivre et de survivre finissent par rendre tout discours inopérant dans le flot continu d’informations unilatérales diffusées par les  médias traditionnels livrés pieds et poings liés à ceux qui n’ont pour toute ambition que l’esclavage et la servitude, si possible volontaire.


Si le livre aborde les thèmes essentiels permettant de saisir la résistible montée des idées rances, il n’en reste qu’à l’aspect électoral de la tempête.

Pour aller plus loin, il faudrait remonter aux origines de ce qui se nomme capitalisme, système qui feint toujours de n’être pas ce qu’il est.

Alors il s’habille de libéralisme, comme si, à partir d’un mot, il était possible de masquer une réalité bien moins glorieuse.

Il faudrait creuser aux fondements de la naissance du système.

Plus loin même aller chercher dans de possibles racines anthropologiques comment l’esprit de domination est venu gangrener la marche de notre humanité.

Pour comprendre le fleuve, il faut remonter à sa source.


Il y eut un moment, dans notre humanité, comme le diraient David Graeber et David Wengrow[2], où nous avons merdé.

L’humanité a pu expérimenter, dans son histoire, d’autres modes d’organisation en société. Sans, par exemple, se rendre esclave d’un chef, au nom de dieux brandis comme vérité ultime justifiant la construction de temples magnifiques mais dont les fondations reposent sur le sang des esclaves[3].


Tout commencerait donc lorsqu’un homme se prenant pour un dieu ou se disant son interprète décréta la nécessaire soumission de ses semblables.

Et les semblables, se détournant de l’esprit de liberté dont le néolithique porte la trace, acceptèrent cette domination.

L’apothéose en fut la résistible conquête de la terre et la volonté farouche de dominer la nature[4].

Pour compléter la réflexion de ce livre, il faut lire le livre de Sylvie Laurent, Capitalisme et race[5].

On y découvre que, si le capitalisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage, comme le disait Jaurès[6], il porte aussi en lui l’aboutissement de millénaires de dominations et d’esclavages ; ainsi que le racisme qui est son fond de commerce depuis 1492.


Ce n’est donc pas pour rien que les tenants du système s’offrent le luxe de posséder quasiment tous les moyens d’information existants.

Il leur faut assujettir les esprits autant que possible pour que nul ne songe à en renverser les dogmes.

C’est ainsi que nous baignions tous dès notre petit enfance dans cette histoire où le blanc européen est le seul à détenir les connaissances, se tenant à la tête d’une galerie de l’évolution dont il serait l’élément éternellement triomphant.

L’esprit colonial et dominant fait partie d’un programme dont la mise en doute est strictement interdite et surveillée.

Toute parole discordante n’est tolérée qu’à la condition de ne jamais remettre en cause les fondements raciaux du système : aux oubliettes de l’histoire Senghor, Césaire ou Frantz Fanon.

Il y a donc là aussi un hiatus dans l’ouvrage : bien sûr il y est souligné l’erreur de l’entre-soi, mais quelle est l’ouverture à ceux dont la parole aurait le poids de l’expérience de vivre en victime de l’esprit colonial ?


De même au chapitre portant sur la place des écrivains dans l’endoctrinement raciste, xénophobe d’extrême droite, il est bon de rappeler qu’après tout, Victor Hugo, Émile Zola et presque tous les écrivains de l’époque ne se sont pas révélé en farouches partisans de la Commune[7].

Quid des écrivains issus de la classe ouvrière ? Quelle place pour une parole qui s’ouvre à la souffrance subie en direct par celles et ceux qui sont exploités, celles et ceux à qui on explique que la culture est celle des grands écrivains, tant que possible issus de la bonne bourgeoisie, et non la leur, celle qui se fabrique les mains de la cambouis de la nécessité de survivre à l’exploitation du marché du travail qui n’est au fond, et historiquement qu’une version soft du marché aux esclaves.


On rêve donc, à la lecture de Extrême droite: la résistible ascension qu’une suite lui soit donnée qui aborderait les questions de fond et permettraient d’expliquer comment les ouvriers blancs, sous la pression de leurs employeurs, en arrivent à se considérer comme supérieurs à leurs collègues de couleur, comment la littérature est plus souvent une littérature qui parle du monde du travail comme sujet d’étude et non comme témoignage.

Comment la parole des « riens » (pour reprendre la formulation profondément raciste du Président de la République[8]), sans cesse soumise à la pression, à l’oppression, aux interdits finit par se retourner et être confisquée par ceux qui attendent dans l’ombre leur heure pour maintenir le système dominant pétri de racisme et de xénophobie.

Il s’agit d’un problème il me semble profondément « culturel » au sens paradigmatique, tel que l’aborde Edgar Morin[9].

Car même en étant de gauche, nous avons bien du mal à nous extraire de ces réflexes condescendants qui alimentent en retour les sentiments de rejet et conduisent les plus faibles à se jeter dans les bras avides des pires soutiens du système oppresseur.


Xavier Lainé

Manosque, 2 janvier 2025


Image

[1] Extrême droite : la résistible ascension, ouvrage collectif, éditions Amsterdam/Institut La Boétie, 2024

[2] David Graeber & David Wengrow, Au commencement était…, éditions Les liens qui libèrent, 2021

[3] Poirier, R. (1957). La grande muraille de chine. Revue des Deux Mondes (1829-1971), 286‑302. https://www.jstor.org/stable/44597251, pages 290-291

[4] Descola, Philippe. Par-delà nature et culture. Gallimard, 2015.

[5] Sylvie Laurent, Capital et race, Histoire d'une hydre moderne. Seuil, 2024

[6] Jaurès, La paix et la démocratie, page 8, sur la site de l’Université de Bourgogne : https://pandor.u-bourgogne.fr/pleade/functions/ead/detached/BMP/brb4466.pdf

[7] Les écrivains contre la Commune, in Manuel d’autodéfense intellectuelle, Histoire, page 17, Le Monde Diplomatique, 2024

[8] https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_gens_qui_réussissent_et_les_gens_qui_ne_sont_rien#:~:text=« Les gens qui réussissent et,up Station F à Paris.

[9] Edgar Morin, La Méthode tome 4, Les Idées, éditions du Seuil/Opus, 2008 : pages 1811 et suivantes pour la définition du Paradigme, pages 1820 et suivantes pour Le grand paradigme d’Occident

lundi 29 mai 2023

Les épopées d’aujourd’hui sont celles des invisibles

 





À propos de « Ceux qui vont par d’étranges terres, les étranges aventures quérant », de Claude Favre, éditions Lanskine


Car il n’y a pas de mots, n’est-ce pas ?

Pas de mots à poser sur les linceuls, au bord des plages où vont milliers d’indifférents se prélasser, outrés de voir leurs « vacances » sabordées par les étranges corps flottant dans les vagues.


« Des suppliciés n’en reviendrons. Membres fantômes de nos récits, pour leurs proches parfois invisibles. »


Corps qui furent pétris d’espoir.

Corps de femmes, d’enfants, de jeunes et de vieillards rejetés par la mer.

Ces corps là ont marché.

Ces corps là ont fuit pays désespérés, pays désespérants.

Ils avaient des rêves, comme les milliers d’indifférents offusqués devant leur corps tuméfiés et gonflés.


« Bêtes par l’homme ingénieux, pièges pieux. Et lames, déplie, tortures. Et l’oubli. Restent, ne restent que les ombres d’histoires, quelques récits. Les ombres qu’on déplace. Les lèvres qui remuent. Les gorges qui se nouent. »


Ils avaient des rêves qu’ils sont si peu, à l’arrivée, à pouvoir encore dire.

Ils sont le visage de la tragédie humaine, lorsqu’elle se drappe dans son inhumanité.

Ce sont corps sans voix.


« N’imagine. Enterrés dans des fosses communes. Même leur nom on ne le connaît pas. »


Alors on prends leur récit supposé et on en fait épopée moderne.

Les milliers d’indifférents n’ont rien à raconter : ils sont dans le fil d’un courant qui les protège (du moins ils le croient).

Ils ne veulent rien entendre de ces « étranges étrangers » qui vont, traversant forêts et déserts, au risque de s’y retrouver esclaves ou cadavres avant même d’avoir ouvert la première page de leur épopée d’espérance.


Car il y a dans leur rire d’au-delà de l’adversité quelque chose qui devrait chatouiller les consciences.

Ce qui pousse femmes, hommes et enfants à marcher, à traverser les terres les plus inhospitalières en la quête d’une vie rêvée dont ils ne savent pas l’impossibilité, tant les milliers d’indifférents se murent derrière les les barbelés, les grillages de frontières arbitraires.


« Imagine un peuple invisible dont on n’aurait entendu nulle voix, repéré nulle trace, un peuple non pas muet, inaudible. D’un courage exemplaire. Un peuple jamais frôlé. Presque un devenir peuple rompant les amarres, qui ne peuple pas. Imagine.

Les gouttes de rosée pendant du fil à linge. »


Il y a de ça dans ce poème épique : donner voix aux invisibles qui vont qu’étant d’étranges aventures.

C’est peut-être cette épopée des invisibles qui, plus tard laissera sa trace.

Celle des Hommes debout marchant vers l’espérance, jusqu’au naufrage.


Xavier Lainé


29 mai 2023

mardi 16 août 2022

Si on parlait de santé publique ?

   

 A propos de « Santé publique année zéro », de Barbara Stiegler & François Alla, Tracts Gallimard n°37





J’ai parfois l’impression d’être devenu gâteux, à toujours répéter la même chose !

De quoi parlons-nous lorsque nous causons de « santé publique » ?

De quoi parlent-ils, nos « politiques » lorsqu’ils en causent ?

Depuis mon entrée dans le sérail des professions médicales et paramédicales, dans les années 1970 du siècle précédent celui-ci, combien de fois ai-je attiré l’attention sur la distinction à faire entre « système de soin » et « de santé ».

Combien de fois aussi suis-je revenu à la définition de l’OMS : « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » ?

Quelle étrangeté que cette définition semble, avec le temps, devoir échapper toujours plus à l’attention des décideurs, y compris au sein de l’organisation qui en fut l’auteur.


Il aura donc fallu la pitoyable gestion de la « crise sanitaire » liée au COVID pour qu’enfin reviennent dans le débat les questions de santé publique (j’y reviendrai par ailleurs en rédigeant toute une série de notes de lectures d’ouvrages abordant le sujet sous différents angles et points de vue).

Il me faudrait, pour réfléchir plus en profondeur, revenir aux ouvrages de Michel Foucault mais aussi, avant lui, à l’oeuvre incontournable de Georges Canguilhem dont je n’ai pas encore achevé la lecture. Je remercie mes lecteurs de bien vouloir excuser ces lacunes.

Pour l’heure, il s’agit d’analyser comment les gouvernements, jouant sur les mots au point de véhiculer dans le grand public, l’idée que la santé publique pourrait être réduite à la notion de soin, ont pu, par cette déviation du sens, des mots et cette perversion des idées, faire disparaître du paysage l’idée même de santé publique, ce qui aura permis à Barbara Stiegler et François Alla, respectivement professeure de philosophie politique et professeur de santé publique, d’écrire que nous en sommes désormais à une année zéro de la santé publique.

« Les mesures autoritaires de restriction n’ont pas seulement abimé nos libertés, notre modèle démocratique et le contrat social qui sous-tend notre République. Elles ont aussi transformé le champ de la santé publique, justement, en champ de ruines. » (Page 4)

Il est étrange cet acharnement à semer la ruine partout où passe le « libéralisme », une forme si vieillotte de capitalisme autoritaire et de dogmatisme digne des hitlériens ou staliniens du siècle dernier.

Il est visible que les mesures prises se traduisent par un échec cuisant et surtout une paupérisation massive des populations réduites à devenir les supplétifs d’un « marché du travail » plus proche d’un marché aux esclaves que d’une entreprise compassionnelle où chacun pourrait envisager un avenir « radieux ».

Ce système, pathogène par essence, laisse l’immense majorité des citoyens parfaitement démunis. La crise du Covid en a fait la démonstration : « Privés de soin et d’accompagnement au début de la crise, les citoyens français les plus pauvres, les plus éloignés du numérique et les plus fragiles sur le plan sanitaire sont encore aujourd’hui les moins dépistés et les moins vaccinés. » (Page 5)

Là où la « crise » du Covid aurait dû inciter à une réflexion en profondeur sur le fonctionnement de la santé publique, nous aurons assisté, les soignants en tête, à l’accélération de la destruction massive de celle-ci, au nom de la gestion financière et de l’instauration d’une société du contrôle visant à achever la dépossession des citoyens de leur capacité à s’occuper eux-mêmes de leur santé.

« À la dégradation de l’état de santé des populations s’est ajoutée, un peu partout dans le monde, la destruction d’un des ressorts fondamentaux d’une politique de santé publique  efficace : la confiance des citoyens dans la parole publique et dans la loyauté de l’information scientifique, elle-même corollaire de la confiance des autorités publiques dans l’intelligence est l’autonomie des citoyens. » (Page 8)


Dans le cadre de cette destruction totale de la notion même de santé publique, au nom d’une médecine où la pénurie est savamment orchestrée depuis au moins quarante ans, seule la « médecine 2.0 », le remplacement des consultations physiques chez le médecin (et même chez le kinésithérapeute) sont remplacées par la « télé-médecine (télé-kinésithérapie). La relation humaine étant considérée comme douteuse, « dans cette chaine de production automatique des data, les soignants sont réduits à l’état de simples prestataires, et ils sont privés de toute expérience clinique de la maladie. Quant à la réalité sociale dans laquelle se trouvent toujours pris les soignants et les patients, elle est purement et simplement niée. » (Page 14)

La relation soignant/soigné, dans ce contexte déshumanisé, n’est plus considérée comme l’acte essentiel d’une compréhension de la réalité sociale de la maladie et le patient est « confiné » dans une individualité absolue sauf à contester la validité de ce qui lui est présenté comme le nec plus ultra de la modernité du soin.

Déformés par la pensée unique d’une médecine purement technique depuis des lustres, il ne viendraitn à l’idée de personne de reconsidérer l’importance de la relation humaine dans l’efficacité thérapeutique.

La notion même de démocratie ayant été déconstruite sous l’égide d’un pouvoir voué au fait du prince, l’existence même d’un commun où se nouent des relations capables de soutenir chacun face aux aléas de l’existence est réduite à un rapport strictement individuel.

« En ne reconnaissant que l’existence d’individus aux droits antécédents et de collectifs repliés sur leurs intérêts privés, chacun étant pensés en compétition contre tous les autres, ce modèle politique est incapable d’imaginer une construction démocratique de l’intérêt général et une élaboration collective de la vérité. » (Page 22)

Le néo-libéralisme, coulé particulièrement en France dans le moule d’un Etat dont la constitution  fait, depuis 1958, de la démocratie une bouteille vide dirigée par un monarque élu, certes, mais pouvant s’assoir sur toutes les prérogatives des reliquats démocratiques que sont les assemblées (Assemblée Nationale et Sénat), finit par contester les capacités même de la moindre autonomie des citoyens, considérés comme des ignorants en qui le pouvoir ne peut avoir la moindre confiance et qui, de ce fait, doivent être dirigés comme un troupeau soumis aux décisions, même les plus incompréhensibles.

« Tandis que, dans le libéralisme des origines, les individus étaient désignés comme les leviers naturels de la compétition et qu’ils étaient jugés naturellement enclins à favoriser l’innovation, le nouveau libéralisme a réussi à imposer, avec « l’économie comportementale », le constat inverse : les individus et les collectifs seraient mal équipés sur le plan cognitif, leurs raisonnements seraient systématiquement biaisés et ils seraient naturellement défiants face à la nouveauté en général et aux innovations en particulier. 

(…)

Alors que de plus en plus de mouvements sociaux se mettaient progressivement à douter, sous la double pression de la crise écologique et financière, des prestiges de l’innovation et du marché, les pouvoirs publics se sont mis à contester de plus en plus clairement les compétences épistémiques des citoyens en matière d’économie, d’environnement et de santé. » (Page 23)

Le citoyen déconsidéré, dépossédé de toute information et nié dans ses capacités de pensée autonome, n’est plus ce qu’il croit être mais un objet auquel le pouvoir peut raconter n’importe quelle histoire, même la plus absurde. Le rouleau compresseur des médias vendus aux plus fidèles soutiens du pouvoir fait le reste. Et, tandis que le citoyen moyen reste terré chez lui, terrassé par l’angoisse de ce qu’ils nomment pandémie plus que par les contaminations dont on lui dit sans la moindre vérification des preuves qu’elles vont croissantes aux gré de vagues parfois, selon les régions, qui ne sont que vues de l’esprit, le gouvernement, fort d’un état d’urgence sanitaire jamais vu, peut en toute impunité achever de détruire ce qui restait d’une santé publique déjà bien sabordée par tous les pouvoirs successifs depuis les années soixante dix.

On remplace le libre arbitre des individus par un consentement fabriqué de toute pièce : « Au lieu de recueillir le consentement libre et éclairé des individus , il s’agit de fabriquer le consentement des populations par une série de « coups de coude » (nudges) les poussant dans la « bonne direction » qu’elles sont jugées incapables d’apercevoir et de désirer par elles-mêmes. » (Page 24)

Les esprits réduits à la folle inquiétude d’une « pandémie » qui ne correspond en rien à la réalité scientifique observable, « en imposant dès le début de la crise l’imaginaire sidérant de la « Pandémie », en faisant comme si le virus menaçait de mort toute la population à égalité, la réalité syndémique de l’épidémie, c’est-à-dire la manière précise et diversifiée  dont elle rencontrait les déterminants sociaux et environnementaux de santé sur lesquels devait se fonder toute action efficace en santé publique, n’était absolument pas prise en compte.

(…)

En considérant que les populations étaient composées d’individus interchangeables, dont la probabilité d’être contaminés était identique pour tous, ces modélisations ont, par nature, contribué à l’invisibilisation des disparités sociales et territoriales. Elles ont par là même conduit à promouvoir des stratégies globales indifférenciées qui ont eu pour conséquence de renforcer l’impact de l’épidémie pour les plus vulnérables. Ceux qui souffraient le plus de l’épidémie furent aussi ceux qui ont le plus souffert des mesures générales indifférenciées telles que le confinement et qui ont le moins bénéficié des mesures individuelles, telles que les dépistages ou la vaccination. » (Page 30)

Les approches pluridisciplinaires, intégrant dans la réflexion sanitaire, à la fois les données scientifiques mais aussi sociales et environnementales ont été tout simplement éludées.

« Les modélisations n’auraient pu être contributives que dans le cadre d’une approche pluridisciplinaire, qui intègre les sciences sociales et environnementales en vue de rendre compte du caractère syndémique de l’épidémie. «  (Page 31)

Ce repli sur une médecine persuadée d’avoir seule raison contre toutes les autres approches fut une remise en question des fondements même des recherches en santé publique depuis cinquante ans.

« Tandis que l’approche socio-environnementale des questions sanitaires avait réussi à s’imposer, à partir des années 1970-1980, comme le coeur de la santé publique moderne, l’ancien modèle pasteurien puis biomédical, celui de l’hygiénisme triomphant qui croyait pouvoir soigner en éradiquant les agents pathogènes à coup de mesures autoritaires, faisait son grand retour. » (Page 32)

C’est ainsi toute une conception de l’homme intégré dans son environnement qui a été purement et simplement démolie au profit des critères hygiénistes et positiviste du XIXème siècle qui ont fait leur grand retour, pour le plus grand bonheur de big-pharma.

Car, « les chercheurs en santé publique » qui « avaient au fond appris à reconnaître que, la plupart du temps, on n’était pas malade et on ne mourait pas du seul fait d’avoir contracté un virus. On était malade et on mourait, le plus souvent, de sa position dans la société. Le virus était certes biologiquement présent dans l’organisme, mais il n’avait, au regard de cet enchevêtrement de causes, qu’un rôle déclencheur » (Page 33), ont été totalement court-circuités et étouffés au profit d’une conception scientiste de la médecine rendant le virus seul responsable  de ce qu’ils ont nommé une pandémie.

Ceci posé comme fondement de la gestion de la « crise sanitaire », « au lieu de protéger en priorité les plus fragiles face au virus tout en favorisant leur capacité à se mobiliser et leur pouvoir d’agir sur leur propre santé, cette politique n’a pas cessé, pendant deux ans, d’aggraver l’ensemble des inégalités et des vulnérabilités. » (Page 35)

« Puisque la menace pandémique était universelle, la panacée devait être distribuée, elle aussi, de manière massive et indifférenciée. Au lieu d’adopter un raisonnement de santé publique de nature relationnelle, ciblé et proportionné, les pouvoirs publics ne reconnaissaient qu’une seule forme de réalité : celle du tout ou rien. » (Page 38)

Ceci s’est traduit par une confiance aveugle aux discours des sociétés pharmaceutiques sans confrontation avec les discours scientifiques, sociologiques et environnementaux qui tendaient à démontrer que la seule vaccination ne pouvait être le remède « universel » à une crise qui relevait plus de la syndémie que de la pandémie : « Pour la médecine comme pour la santé publique, un produit de santé ou une mesure sanitaire avaient pourtant toujours été évalués, jusqu’à cette crise, de manière relationnelle. Un médicament par exemple devait, en pharmacologie, s’appréhender comme un pharmakon au double sens du mot grec, c’est-à-dire à la fois comme un remède et comme un poison. C’est ce qui rendait cruciale la question de la posologie, c’est-à-dire de la juste dose et de la bonne fréquence d’administration, mais aussi celle de l’indication : celle de savoir à quoi et pour qui le médicament était bon.

(…)

Un jugement moral appréhendant le bien comme une entité substantielle, ayant une valeur absolue, ne pouvait avoir cours en médecine. Le pharmacien comme le médecin n’avaient jamais affaire ni à des substances métaphysiques ni à des valeurs morales, mais seulement à des principes actifs aux vertus relationnelles, dont il s’agissait toujours de déterminer de manière critique, et à chaque fois selon le contexte, la force et les limites. » ( Page 39)

À la démolition en règle de toutes les pratiques établies en matière de santé publique depuis la fin des années cinquante du siècle dernier, s’est ajouté une décrédibilisation de toute démarche scientifique car, « présenter « le vaccin » comme une valeur absolue et l’élire comme « l’unique moyen de sortir de la crise » était une erreur massive d’appréciation, substituant au raisonnement scientifique et médical une approche morale et militante, aussi peu rigoureuse que celle qui présentait le vaccin comme le mal absolu. » (Page 40)


Ainsi, deux ans après cette « crise », nous voici au terme de l’entreprise néo-libérale de destruction massive de tout ce qui, de près ou de loin, contribue aux rapports humains dans la société. l’entreprise fut de longe haleine. Elle a commencé avec l’institution du « numerus clausus » dans les années soixante-dix, puis avec la financiarisation de plus en plus dogmatique de l’assurance maladie et de la gestion des hôpitaux publics (comme de la médecine de ville, dite « libérale »).

Le système de soin étouffé, l’arrivée du Covid a permis aux dogmatiques libéraux au pouvoir d’en finir avec une notion de santé publique comportant encore trop de traits humains.

Nous en sommes là, sur ce seuil où désormais, le système étant littéralement à bout de souffle et la population épuisée par des mesures sans queue ni tête, la prochaine crise, au lieu d’être sanitaire, pourrait bien être humanitaire.


Xavier Lainé


3-16 août 2022



mardi 5 juillet 2022

Remettre de l’humain dans la relation de soin

À propos de Edouard Zarifian, « La force de guérir », éditions Odile Jacob, 2001





Des années que ça dure, que vous n’allez pas bien. Vous consultez votre médecin. Puis vous devez être « pris en charge » (le terme en dit long sur le mépris de votre autonomie) par des infirmières, des kinésithérapeutes.

Des années que ça dure, que les soignants qui vous accueillent ont été formés à une théorie scientifique de la médecine qui considère que les statistiques ont valeur d’exactitude et que l’acte technique reconnu par celles-ci est l’alpha et l’omega des traitements qui vous conviennent.

Des années donc que l’humain que vous êtes est considéré de haut par une pratique soignante dont on ne peut pas dire qu’elle soit volontairement déshumanisée puisque l’humain n’est pas compris dans les formations.

Pour couronner le tout, des années que, par l’entremise de l’Assurance maladie gérée par des technocrates plus soucieux de la gestion financière de l’organisme que de la santé publique, les honoraires et salaires des soignants sont maintenus à un niveau assez bas pour qu’ils soient amenés à multiplier les actes pour se garantir un revenu digne de ce nom.

Vous allez donc chez votre médecin, je ne cherche pas ici à généraliser mais c’est si souvent le cas : il vous reçoit le plus rapidement possible, cherche dans le catalogue Vidal le traitement qui semble vous convenir (sans aucune certitude scientifique soit dit en passant), et quelques minutes plus tard, vous voici ressorti muni de votre ordonnance vous autorisant à prendre des molécules auxquelles vous ne comprenez rien (sans même mention des effets indésirables), vous invitant à faire venir infirmier(ère) ou kinésithérapeute  qui appliqueront, avec soin et compétence, les mentions précisées sur l’ordonnance, sans prendre le temps, eux non plus, car persuadés que leur geste technique sera le bon, et qu’il serait vain d’en perdre, du temps, à mieux connaître le terrain économique, social, affectif ou psychologique qui vous a peut-être conduit à perdre votre santé.


Je disais ne pas chercher à généraliser. Si certains ne rentrent pas dans le jeu, c’est plus par disposition personnelle et non parce que les formations permettent d’envisager une autre manière de concevoir la relation de soin.

Ainsi en est-il d’Edouard Zarifian⁠1, et de son ouvrage publié en 1999, intitulé « La force de guérir ».

Parfois, on me dit exagérer lorsque je parle d’une « médecine scientiste ». On a peut-être raison et bien évidemment les tenants de cette médecine là étant plus nombreux que les autres, on pourra toujours m’expliquer que c’est une manière de se rassurer que de lire un ouvrage comme celui-ci.

Or, il se trouve que mes recherches de praticiens recevant chaque jour des patients englués dans une vie parfois ingrate, me mènent bien souvent aux mêmes considérations qu’Edouard Zarifian : 

« Quoi qu’en pensent les tenants de l’idéologie scientiste, parler et être écouté est encore le meilleur moyen pour apaiser la souffrance de quelqu’un qui « veut dire quelque chose ». » (Page 116)

Si la souffrance et la maladie ont un sens inscrit dans la vie de chacun, ce sens ne peut être mis en évidence que dans une relation aux autres et en particulier dans la relation de soin.

En quelque sorte, la relation de soin devient ce moment qui permet d’opérer les relations, les liens entre ce qui est vécu parfois depuis de nombreuses années, et l’émergence des symptômes.

Le relation de soin  devient alors un échange, un dialogue qui nécessite d’en prendre le temps : « On a toujours besoin de l’autre pour découvrir qui on est », écrit Edouard Zarifian, « pour atteindre son propre savoir et connaître son propre pouvoir. C’est la vertu de l’échange, où chacun donne et reçoit, que d’y aider. La prouesse technique peut aider à guérir, mais cette alchimie ne se produit vraiment que si l’on y introduit de l’humanité. » (Page 123)

C’est ce temps nécessaire, non reconnu par les nomenclatures obsolètes d’un système social condamné à la rentabilité financière, qui manque le plus aux soignants.

Ce temps qui permet de prendre connaissance, d’observer et de mesurer la place que tiennent les symptômes chez le patient.

C’est en prenant ce temps nécessaire qu’il devient possible de mesurer à quel point la maladie se met à occuper tout l’espace, avec des graduations différentes d’un sujet à l’autre.

« Un homme n’est pas malade, il devient la maladie. Il se transforme. Intégralement. Il se met à vivre différemment, on ne le regarde pas non plus  de la même façon. Il est quelqu’un d’autre. » (Page 156)

C’est à ces différents stades d’envahissement par la maladie que le soignant doit pouvoir porter attention afin de proposer les aides thérapeutiques capables de soutenir le patient dans sa volonté de rémission.


Je parle de rémission car le terme de guérison sous-entend un retour à l’état originel quand chaque évènement traumatique est un apprentissage, un changement en profondeur permettant le retour à un équilibre, une homéostasie un instant perdue.

Le patient alors devient acteur de sa rémission, de son évolution avec les symptômes. Il ne s’agit pas seulement de « guérir » :  « Guérir ? Pour faire quoi ? Qu’est-ce qui est préférable ? Être bien portant, mais confronté à toutes les obligations et contraintes de la vie en société ? Ou être protégé par le statut de malade ? » (Page 158)

Il s’agit donc, non d’installer le patient dans sa maladie et une dépendance à des traitements absorbés passivement, mais de le rendre acteur de sa rémission, plus conscient du rôle de son environnement dans la survenue de sa pathologie.

Pour aller dans ce sens, c’est d’humanité que la médecine doit s’imprégner, non simplement de l’application de gestes techniques répétés à l’identique, patient après patient, sans avoir le temps de connaître chez chacun dans quelle relation pathogène avec son milieu il s’est installé, le plus souvent à son insu.


Xavier Lainé


Manosque, 4-6 juillet 2022



1 Édouard Zarifian, né le 22 juin 1941 à Asnières (Hauts-de-Seine) et mort le 20 février 2007 à Ouistreham (Calvados), est un psychiatre, professeur des universités-praticien hospitalier français. Il est connu pour ses ouvrages alertant sur les intérêts des laboratoires pharmaceutiques et les dangers de l’utilisation systématique de substances chimiques tels les psychotropes en place de traitements plus humanistes prenant en compte la personne du malade.

Voir sa fiche sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Édouard_Zarifian