Ville
de la Navidad
Vendredi,
quatrième jour du mois de janvier,
De
la mille quatre cent quatre-vingt-treizième année
De
la naissance de Jésus-Christ Notre Seigneur
Les
bateaux sont partis hier. La nef de l’amiral a été la dernière à quitter la
plage, au point du jour, et les deux caravelles ont hissé les voiles et se sont
éloignées dans le temps de retourner trois fois l’ampoulette. Je crois les voir
encore, ancrées dans la baie à moins d’une brasse du tas de bois que nous
récupérons sur l’épave de la Santa Maria et que nous transportons depuis des
jours de la Santa Maria jusqu’à l’éminence où nous sommes entrain de construire
la palissade d’un fortin. Je crois les voir, mais je sais que c’est une
illusion, un prolongement du rêve qui cette nuit m’a permis de dormir au milieu
des bruits nocturnes de cette terre perdue aux confins du monde. Je rêvais que
le tailleur, le gros Juan de Medina, grimpait lestement au grand mât et
découpait un grand pan de voile. Je riais de la voir là-haut, brandissant le
drap de sa main libre. Le drap était en réalité une ample et rude capote, et le
tailleur s’approchait de ma couchette où je tremblais de fièvre pour m’en
recouvrir la tête. Alors j’entendais le clapotement de l’eau contre la coque de
La Nina et je savais que les nefs étaient toujours ancrées face au campement.
Mais lorsque je me suis réveillé ce matin, il n’y avait aucune trace de voile à
l’horizon. Nous sommes trente-neuf hommes que le destin, l’ambition et la
volonté de Dieu ont décidé d’échouer sur cette plage où ils édifient une
défense précaire en utilisant les épaves d’un bateau naufragé. Nous avons des
vivres en abondance, du biscuit pour un an et du vin à volonté. Nous disposons
d’un arsenal fourni et même du canot de la nef enlisée, qui a été sauvé du
naufrage et peut encore nous rendre de bons services. Mais, mon cher frère,
tout cela ne saurait dissiper la solitude qui nous entoure et semble isoler
chacun de son prochain. Nous échangeons peu de mots et beaucoup de
regard : mauvaise farine, car si l’excès de paroles a coutume de lâcher la
bride aux idées sottes et aux malentendus, le silence nourrit les rancoeurs et
les pensées noires, ce qui est pire. Devant nos yeux s’étale le spectacle le
plus fantastique que tu puisses imaginer. Pour notre entendement, tout est
nouveau et si beau que c’est merveille de voir les couleurs des oiseaux et des
fleurs, de respirer les fragrances de la végétation et de contempler des créatures
encore sans nom, aux formes si étranges que l’on pourrait bien les prendre pour
des monstres si elles n’étaient petites et le plus souvent farouches. Tout est
fascinant, insolite et pourtant étranger, car nous ne savons rien sur maintes
choses que nous n’osons toujours pas toucher. Mais tant de promesses
insatisfaites finissent par épuiser l’âme. Fort heureusement, nous travaillons
beaucoup et la noble sueur épuise autant les forces que les désirs, c’est
pourquoi la nuit nous voit arriver épuisés et étourdis, silencieux et
confondus, quoique encore sains de corps et d’esprit. Je profite donc de ce
moment, à la chaleur du brasier, pour t’écrire ces lignes en tant que premier
défricheur des Indes. Un bien grand titre pour un simple Biscayen, me diras-tu,
mais c’est pourtant vrai, mon cher frère, même si je persiste dans l’impression
de vivre en pleine fable…
*
Bibliographie
- Lettre
du bout du monde, éditions Métailié, 2012
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