Certes
presque tout peut s’acheter et, des parlementaires aux juges, du pouvoir au
succès, chaque chose a son prix. Mais pas la connaissance : le prix à
payer pour elle est d’une tout autre nature. Même un chèque en blanc ne saurait
permettre d’acquérir mécaniquement ce qui ne peut qu’être le fruit d’un effort
personnel et d’une passion inextinguible. S’il n’est pas le résultat d’une
puissante motivation intime, le plus prestigieux des diplômes qu’il soit
possible d’obtenir avec de l’argent n’apportera aucune connaissance véritable
et n’entraînera aucune authentique métamorphose de l’esprit.
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C’est
précisément lorsque la barbarie a le vent en poupe que le fanatisme s’acharne
non pas seulement contre les êtres humains, mais aussi contre les bibliothèques
et les œuvres d’art, contre les monuments et les chefs-d’œuvre.
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Si
nous laissions périr ce qui est inutile et gratuit, si nous écoutions
uniquement ce véritable chant des sirènes qu’est l’appât du gain, nous ne
ferions que créer une collectivité privée de mémoire qui, toute désemparée,
finirait par perdre le sens de la vie et le sens de sa propre réalité. Et il
deviendrait alors vraiment difficile d’espérer que l’ignorant homo sapiens
puisse conserver le rôle qu’il est censé jouer : rendre l’humanité plus
humaine…
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L’apparaître
compte davantage que l’être : ce qui est exhibé – que ce soit une luxueuse
voiture ou une montre de marque, un emploi prestigieux ou un poste de pouvoir –
se voit attribuer bien plus de valeur que la culture ou le degré d’instruction.
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Nous
n’avons pas conscience que la littérature et les savoirs humanistes, la culture
et l’instruction constituent le liquide amniotique idéal dans lequel seulement
les idées de démocratie, de liberté, de justice, de laïcité, d’égalité, de
droit à la critique, de tolérance, de solidarité et de bien commun peuvent se
développer avec vigueur.
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L’homme
moderne, qui n’a plus le temps de s’arrêter sur les choses inutiles, est
condamné à se transformer en une machine sans âme.
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Les
universités se mettent à vendre les diplômes, en insistant notamment sur leur
caractère professionnalisant, c’est-à-dire en proposant aux jeunes des cours et
des spécialisations qui pourront leur garantir un emploi immédiat afin de
gagner de l’argent le plus rapidement possible.
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Les
études sont avant tout l’acquisition de connaissances qui, détachées de toute
obligation utilitaire, nous font grandir et nous rendent plus autonomes.
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Aucun
métier ne saurait être exercé en toute conscience, si les compétences techniques
qu’il requiert ne sont pas subordonnées à une formation culturelle plus vaste,
seule susceptible d’encourager les étudiants à cultiver librement leur esprit
et à laisser libre cours à leur curiositas en toute autonomie.
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Les
élèves et les étudiants passent de longues années dans leurs salles de cours
sans jamais lire en entier les grands textes fondateurs de la culture
occidentale.
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Il
est difficile d’imaginer que la passion pour la philosophie, pour la poésie ou
pour l’histoire de l’art puisse naître de la lecture de matériaux didactiques
qui, d’abord simples supports, finissent par remplacer définitivement les
œuvres dont ils parlent, c’est-à-dire ces textes qui deviennent de purs
« pré-textes ».
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Goûter
à quelques extraits, cela ne suffit pas. Une anthologie n’aura jamais le
pouvoir de susciter des réactions que seule la lecture exhaustive d’une œuvre
peut provoquer.
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La
rencontre authentique entre un maître et un élève ne peut être séparée de la
passion et de l’amour pour la connaissance.
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L’identité
des libraires a également été défigurée par les exigences du marché. Autrefois
lieux de rencontre historiques où il était possible de découvrir à tout moment
des textes et des essais d’une importance fondamentale, elles sont aujourd’hui
devenues des caisses de résonance pour des livres à la mode dont le succès
n’est qu’un feu de paille.
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Il
est impossible d’ignorer la profonde transformation des librairies (telles que
La Hune ou les magasins de la Fnac), qui ont petit à petit renoncé à
l’érudition et ont considérablement réduit la place des classiques en bourrant
les rayons de livres tout juste publiés et auréolés d’un succès purement
médiatique.
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Quant
aux libraires eux-mêmes, ils ne sont plus ceux d’autrefois (à quelques rares
exceptions près), qui étaient en mesure de fournir aux lecteurs de précieuses
suggestions à propos d’un roman ou d’un essai. Leur liberté de choix est de
plus en plus limitée par les intérêts des grands distributeurs qui imposent
leurs publications selon des critères purement commerciaux souvent sans aucun
rapport avec le souci de la qualité. Ainsi déresponsabilisés, les libraires se
transforment alors en simples employés dont la tâche principale est de vendre
des produits avec le même état d’esprit qu’un salarié anonyme de supermarché.
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Les
découvertes fondamentales qui ont révolutionné l’histoire de l’humanité sont en
grande partie le fruit de recherches éloignées de tout objectif utilitaire.
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Il
faudra résister à la dissolution programmée de l’enseignement, de la recherche
scientifique, des classiques et des biens culturels. Car saboter la culture et
l’instruction, c’est saboter le futur de l’humanité.
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Seul
le savoir peut perturber la logique dominante du profit en étant partagé sans
appauvrir, et même, bien au contraire, en enrichissant à la fois celui qui le
transmet et celui qui le reçoit.
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L’essence
de la philo-sophia réside dans la capacité de garder toujours en vie l’amour de
la sagesse.
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Terrible
paradoxe : au nom de la vérité absolue, on a infligé des violences en les
faisant passer pour des souffrances nécessaires au bien de l’humanité.
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Le
dogmatisme produit de l’intolérance dans tous les domaines du savoir : sur
les plans éthique, religieux, politique, philosophique et scientifique,
considérer sa propre vérité comme l’unique vérité possible revient à supprimer
toute recherche de la vérité.
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Seul
celui qui aime la vérité peut la rechercher constamment. Voilà pourquoi le
doute n’est pas l’ennemi de la vérité, mais un aiguillon qui nous incite
continuellement à la rechercher. Quand on croit vraiment en la vérité, on sait
que le meilleur moyen pour la maintenir toujours en vie consiste justement à la
mettre continuellement en doute. Donc, si on ne commence pas par refuser l’idée
même d’une vérité absolue, il ne peut y avoir aucune place pour la tolérance.
Seules
la conscience d’être destinés à vivre dans l’incertitude et l’humilité qu’il y
a à se considérer comme faillibles nous permettent de concevoir une rencontre
authentique avec les autres, avec ceux qui pensent d’une manière différente.
Aussi la pluralité des opinions, des langues, des religions, des cultures et
des peuples doit-elle être perçue comme une immense richesse de l’humanité, et
non pas comme un dangereux obstacle.
Et
voilà pourquoi ceux qui nient l’idée d’une vérité absolue ne doivent pas être
considérés comme des nihilistes : situés à égale distance des dogmatiques
(qui croient posséder la vérité absolue) et des nihilistes (qui nient
l’existence de la vérité), ils aiment tant la vérité qu’ils sont continuellement
à sa recherche. Ainsi, accepter la faillibilité de la connaissance, se confronter au doute et
vivre en assumant le risque de l’erreur, ce n’est pas être partisan de
l’irrationnel et de l’arbitraire, mais, à l’inverse, au nom du pluralisme,
exercer notre droit à la critique et éprouver le besoin de dialoguer avec ceux
qui se battent pour d’autres valeurs que les nôtres.
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La
possession et le profit sont mortels, alors que la recherche déliée de toute
obligation utilitariste peut rendre l’humanité plus libre, plus tolérante et
plus humaine.
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Bibliographie
- L’utilité
de l’inutile, éditions Les Belles Lettres, 2013
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