Vivre
enfin ne se fait qu’au présent, on le sait : ici et maintenant. Or nous
n’avons plus, non plus, la naïveté de croire que nous pouvons nous saisir
immédiatement de l’ici et du maintenant. Mais nous devons tout autant nous
défier de la tentation adverse : de nous laisser embarquer dans une
médiation sans fin, celle du discours-raison – le logos de la philosophie – qui
d’eux à jamais nous détourne.
*
L’extériorité
se constate ; tandis que l’altérité se construit.
.
A
l’heure où l’on s’alarme tant de l’épuisement des ressources naturelles, ne
pourrait-on pas s’inquiéter tout autant de l’effacement – écrasement – de tant
de ressources culturelles sous le grand rouleau compresseur de la
mondialisation et de son marché ?
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Babel
n’est pas une malédiction, mais la chance de la pensée.
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Il
n’existe d’« homme », à proprement parler, que ce qui, de lui, s’est
essayé, aventuré, écarté de façon diverse, et dont la diversité des cultures
est le déploiement.
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Tout
le culturel est intelligible, même si bien sûr, à cet intelligible, nous
n’avons chacun qu’un accès limité.
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Quel
plus beau mot en français, mais si modeste, ou quelle plus belle ressource de
notre langue, précisément, que ce verbe-ci : « entre-tenir ».
Tenir de l’entre, tenir par l’entre, avoir de l’entre en mais. L’entretien du
monde : enfin on s’y met. Ou l’entretien par la parole : chacun ouvre
sa position et la déplie – la découvre – vis-à-vis de l’autre et l’active par
lui. Après des siècles de sujet insulaire et solipsiste, cantonné dans son
cogito, et dès lors devenu suspect, on se rend compte enfin que c’est de
l’entre de l’entre-nous – celui de l’« intersubjectivité » - qu’il
vient de la connaissance aux sujets.
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Une
« révolution culturelle » effective ne serait pas tant de
« réduire » les écarts, comme le voulait naguère le mot d’ordre
maoïste, que de concevoir l’écart tout autrement : non plus tant
hiérarchiquement, en écartant le haut du bas, éloignement dont le pouvoir tire
son nébuleux prestige plus encore que son autorité (à quoi le maoïsme,
hélas !, n’a pas échappé), que comme élargissement des horizons et des
perspectives entre lesquelles des vies originales, en « faisant des
écarts », pourront s’inventer. Par espacement, par conséquent, ouvrant le
champ de l’altérité, plutôt que par dépassement, là encore, se renversant en
surplomb servant seulement à dominer.
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L’écart
n’est pas seulement avec ces vies d’ornière, dont se rétrécissent
insidieusement les possibles, qui sont vouées à l’érosion lente, s’enlisent
dans leurs habitus. Il est aussi – d’abord – ce qui met en tension une vie à
l’intérieur d’elle-même en la maintenant ouverte à l’un comme à l’autre
possible, si distants et même plus distant qu’ils soient entre eux ; qui,
par là, promeut une intériorité alerte, en essor, en élan, parce que pouvant
varier le plus amplement dans cet entre.
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Parler
d’écart, ce n’est pas dresser un rempart ; traiter d’altérité, ce n’est
pas séparer.
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Parler-penser,
c’est nécessairement articuler de l’autre. Sinon, je dis le même, ne dis rien
et n’avance pas.
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L’« autre »,
en sauvant de l’asphyxie du soi, de l’enfermement en soi, maintient le
« soi » en progrès.
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On
a tant dit – prédit – que le troisième millénaire serait celui où les cultures
se réconcilieraient. Mais cette synthèse ou concorde des cultures, espérée
comme un Grand Soir et grand dénouement, serait la mort du culturel.
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De
même que du commun ne s’active qu’au travers d’écarts, le propre du culturel
est, en même temps qu’il tend à s’homogénéiser, de cesser de
s’hétérogéniser ; en même temps qu’il tend à l’unification, de ne cesser
de se pluraliser ; en même temps qu’il tend à se confondre et se
conformer, de ne cesser de se démarquer, de se désidentifier et de se
réidentifier ; en même temps qu’il tend à s’élever en culture dominante,
de ne cesser d’être travaillé par la dissidence.
*
Bibliographie
- Philosophie du vivre, éditions NRF Gallimard, Bibliothèque
des idées, 2011
- L’écart et l’entre, Leçon inaugurale de
la Chaire sur l’altérité,
éditions Galilée, 2012
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