Faut que je vous dise :
je n'étais absolument pas allé en ville pour ça. Comme chaque
samedi je fais mon tour « social », sinon, déjà que je
m'ensauvage en diable, je ne serais sans doute déjà plus de ce
monde.
Alors je fais mon tour.
Ce n'est pas toujours le même, un peu comme une errance au fil de
mes rencontres et qui dure toute la matinée quelle que soit l'heure
de mon départ.
La tribu m'attend à la
maison, ayant une sainte horreur de ce tour hebdomadaire, avec arrêts
obligés à chaque station de vivant dialogue.
C'était plutôt joli
d'acheter pain et fromage avec décor livresque. C'était plutôt
joli de s'arrêter et de flâner, puis de voir ma libraire tant
occupée quand si souvent, le reste de l'année, on se retrouve si
solitaires à repeindre le monde de la couleur de nos mots.
N'ayant toujours pas
regardé le programme, j'ignore s'il se passait quelque chose. Et
l'objet de ma lettre ne faisait guère débat, dans les conversations
de passage. Non, j'ai même cru ressentir un certain accablement dont
vous ne portez aucune responsabilité : c'est le monde qui se
fait lourd, et sans doute est-ce lui l'invité surprise de vos
réjouissances. Car, à son stade de déliquescence, bien difficile
d'arborer mine joyeuse. Alors il est là, le monde, qui pose son
couvercle sur toutes choses et idées. Comme les mouches
inopportunes, on tente en vain de le chasser, il revient aussitôt
dans un vrombissement d'avions et vous ronge les pensées comme un
cancer qu'il est devenu.
Et la seule
chimiothérapie, sur ce point, vous avez raison, c'est d'offrir un
maximum de mots aux cerveaux qui en manquent.
Je sortais de la
librairie, comme chaque samedi, donc, et descendais, un peu pressé
la rue Grande. Deux hommes dans la foule clairsemée remontait sans
que nous puissions nous rencontrer vraiment. Et pourtant nos regards
se sont croisés et nous nous sommes salués sans nous connaître.
Enfin, sans que vous me connaissiez, parce que, voyez, moi, je vous
ai reconnu tout de suite, Monsieur Pascal Quignard. Et j'ai trouvé
une bonne dose d'humanité dans votre regard, au point que pour le
reste de la journée, qui fut fort occupée à ouvrir mon exposition
à deux yeux de passage et échafauder des projets d'avenir, je ne
rêvais que de reprendre ma déambulation pour vous rencontrer de
nouveau avec secret désir de boire un coup quelque part et de nous
parler.
Et je suis reparti,
secret espoir au ventre. Place de l'Hôtel de ville, Emmanuel Carrère
parlait de sa bible. Je ne me suis arrêté qu'un instant, ai dirigé
mes pas vers la place D'herbes où il ne se passait déjà plus rien,
pour finir Place Marcel Pagnol. Trois jeunes femmes devisaient devant
des gradins clairsemés. C'est fou comme je vous envie de savoir
autant soigner votre image, d'être capable de dire comment
l'écriture vous vient, de savoir canaliser à ce point le fil de vos
livres. Je vous envie et ça m'attriste : je ne suis pas si sûr
qu'une démarche intellectuelle aussi redoutablement cohérente ait
quelque chose à voir avec ces mots qui viennent, qui cheminent entre
les deux oreilles en cherchant la sortie et qui éclatent au grand
jour de la page, sans chercher à savoir quelle image de nous ils
peuvent offrir. Ils se dressent là comme une évidence et ne peuvent
que s'articuler sous nos doigts, au risque de finir comme beaucoup de
mots, en un autodafé salutaire, juste avant de tirer notre
révérence.
Etrange, mais justement,
à l'heure de ma petite sieste je lisais Milan Kundera, et m'étais
noté ceci qui me semble heurter de front notre prétention
littéraire : « Le souci de sa propre image, voilà
l'incorrigible immaturité de l'homme. Il est si difficile de rester
indifférent à son image ! Une telle indifférence dépasse les
forces humaines. L'homme ne la conquiert qu'après sa mort. Et
encore, pas tout de suite. Longtemps après sa mort. Vous n'en êtes
pas encore là. Vous n'êtes toujours pas adulte. Et pourtant, vous
êtes mort...
Etre mortel est
l'expérience humaine la plus élémentaire, et pourtant l'homme n'a
jamais été en mesure de l'accepter, de la comprendre, de se
comporter en conséquence. L'homme ne sait pas être mortel. Et quand
il est mort, il ne sait même pas être mort. »1
Je
vous écoutais d'une oreille un peu distraite, parce que, juste
devant moi, comme dans « L'immortalité », Goethe et
Hemingway poursuivaient leur dialogue post mortem. Ils n'étaient pas
invités, ni Kundera d'ailleurs, mais, lui, refuse désormais de
soigner son image et ne répond plus à personne. Il n'existe plus
que par ses livres, tirant les leçons de ce dialogue inaudible en ce
monde médiatique.
En fait, je n'aurais
jamais du chercher à nouveau la rencontre. J'aurais du en rester à
ce croisement de regard et à cette petite reconnaissance mutuelle
dans un « bonjour » hésitant.
D'abord, parce que,
voyez-vous, Monsieur, je ne me suis mis que récemment à vous lire.
J'ai commencé bien sûr par « Tous les matins du monde »
que je n'ai même jamais vu au cinéma. Et puis, je me suis lancé
dans « Dernier royaume » mais en commençant par le
début. Alors votre nouvel opus attendra encore un peu.
Je disais que le monde
était le grand invité qui s'impose en ces festivités très
littéraires. J'ai entendu des propos très enthousiaste de votre
prestation, et j'ai regretté d'avoir été ainsi prisonnier de mon
travail. Mais peut-être reviendrez-vous une autre fois, et j'aurai
alors pu m'imprégner un peu plus de vos mots.
Mais je ne peux que
remercier les organisateurs de m'avoir accordé le croisement de
votre regard et ce mot échappé, sans retour possible.
« Il
n’y a plus moyen de discerner entre guerre mondiale et guerre
civile dès l’instant où il n’y a plus qu’un seul monde. »2
Etait-ce
prémonitoire de cet état dans lequel nous nous trouvons ?
Ce
qui m'attire en vos ouvrages est sans doute cet aspect chaotique de
la pensée qui ne trouve cohérence qu'en le regard de l'autre, du
lecteur.
Je
n'en aurai pas terminé sans dire qu'il y a ici gens de bonne volonté
qui contre vents et marées, tentent encore, de diffuser les œuvres.
De « Rencontres du cinéma » en « Eclats de lire »,
ils sont la cheville ouvrière d'une ville hélas bien morte. Il leur
en faut de la constance, à demander subventions parcimonieuses,
drainer public qui ne vient à eux qu'à condition d'inscrire
l'action dans une durée.
Je
m'y suis éreinté si longtemps que j'en fus vacciné. La poésie ici
n'est bonne que chez les poètes morts. Sans doute un de ces pieds de
nez de l'immortalité...
Et
je vous assure que les plumes d'ici sont nombreuses qui sommeillent
dans l'ombre tandis que vous agitez votre image.
Je
ne sais si aujourd'hui me laissera du temps encore pour circuler.
Nous verrons bien. Mais comme vous l'avez remarqué, je n'ai même
pas besoin de lire vos quatrièmes de couverture pour savoir me faire
aiguillon, caillou dans la chaussure, empêcheur de penser en rond.
Parce
que, comme Pascal Quignard, je pense que « La
vie d’un homme peut toujours être autre, et meilleure, et plus
intense, et pire, et plus brève. » 3
©
Xavier Lainé
28
septembre 2014
1 Milan
Kundera, L'immortalité, édition Folio
2
Pascal
Quignard, Les ombres errantes, édition Folio
3
Pascal Quignard, Sur
le jadis, édition Folio
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