Aussi étrange que cela
puisse paraître, c'est en marchant que je réfléchis. Mille excuses
donc à celles et ceux qui me croisent, ici ou là, et que mes yeux
ne voient pas. Mais ce sont mes pas les fautifs et qu'il vous faut
sermonner.
Je marche, et mes yeux,
ou, du moins, le cerveau qui est derrière, regardent ce qu'ils
veulent, et surtout voient.
Parfois, je suis
contraint de me méfier de ce que mes neurones (qui sont plus que
deux, contrairement à d'autres) interprètent de ce que mes yeux
voient.
Et puis tout en marchant,
je soupèse mes pensées. C'est du lourd une pensée qui marche :
il me faut sans cesse la contempler, l'interroger, la rouler dans un
sens puis dans l'autre pour qu'elle ne m'en fasse pas de même dans
la farine de mes états d'âme.
Je marchais donc, je
traversais la place, vaquant à mes préoccupations quotidiennes. Mes
yeux erraient comme moi (bien que, parfois, il semblerait qu'ils
s'accrochent à certaines images tandis que je vais).
Peut-être suis-je dans
l'erreur d'un certain ressentiment, mais il m'a semblé voir foules
plus dispersées que l'an dernier à la même heure, c'est à dire au
rendez-vous des prestations littéraires de la fin d'après-midi,
place de l'Hôtel de ville et D'Herbes.
Non que je sois à me
réjouir d'une telle baisse de fréquentation si elle s'avérait
vraie. Non, je ne me réjouirait pas d'un tel fait. Il ne ferait que
traduire physiquement un autre sentiment : celui qu'il ne peut y
avoir d'extension du domaine de la culture en territoire de misère
pandémique.
Le virus de la curiosité
d'apprendre ne pique pas facilement le cuir de la survie. Quand il
faut déjà manger, payer son toit et ce qui va avec, revenus à la
baisse, retraites pitoyables quand encore ces deux là affirment leur
présence, c'est déjà bien beau d'être en vie. Mais, bien sûr,
cette question là sera hors sujet des réjouissances.
Tu lis quoi quand tu as
faim, ou que tu dors sous le porche miteux d'un Palais de Justice
sans moyens ? Tu lis quoi, quand ton ultime horizon se borne aux
mauvaises nouvelles du monde qui se posent dans ton salon, ta
cuisine, au pied de ton lit (puisque si tu n'as pas de livre, tu as
plusieurs télévisions, histoire de ne pas paraître ringard) ?
Tu lis quoi ?
Tu ne lis pas. Et à
l'heure où commençaient les réjouissances manosquines, un
reportage sur France-Info expliquait que 30% des enfants des milieux
défavorisés ne comprenaient pas ce qu'on leur demandait à l'école
et qu'un enfant sur deux dans les quartiers défavorisés n'ont aucun
livre chez eux (mais des portables en tous genres oui : on
s'endette comme on peut, puisque l'appât est si fort!).
Mais de tout ceci on ne
parlera pas ici. Manosque est une île au ban du monde. Les problèmes
d'ailleurs n'y jaillissent jamais. Et comme certains me l'ont déjà
asséné, ici, on aime vivre sans histoire.
Et la minorité très de
gauche embourgeoisée peut se cultiver en paix : l'honneur est
sauf, le décor est joli, les questions posées sentent l'hypocrisie
à plein nez, mais nul n'y prête attention, car...
Car, en ces circonstances
on vient admirer l'écrivain en posture de demi-dieu. Je dis demi car
les dieux, comme chacun sait, ne se montrent jamais. L'écrivain est
donc l'émissaire d'un éditeur, lui-même ange messager d'un
financier qui n'apparaît surtout pas au devant de la scène mais
tiennent les ficelles en coulisse.
C'est d'ailleurs leur
clandestine présence qui permet au grand chef d'orchestre de
l'évènement, qui sait très bien où laisser traîner ses semelles
pour obtenir ce qu'il veut, de revendiquer des moyens sans commune
mesure avec la politique culturelle de la ville, et caresser de ce
fait les Néron du pouvoir local dans le sens de leur mégalomanie.
A ce sujet hors, comme
tous les sujets exposés à mes réflexions randonneuses, nul ne
s'offusquera de la disparition pure et simple de tout adjoint à la
culture depuis les dernières élections municipales au grand profit
d'une communauté de commune sans visage qui maintient avec brio ce
qui se fait (presque) depuis toujours : l'extension du
divertissement aux dépends d'un véritable travail culturel.
Mais je m'égare, me
diront les contempteurs de la chose, et si je suis tant critique
c'est que je suis jaloux de ces gens qui tiennent le devant de la
scène tandis que je marche dans l'ombre !
Tout faux : je
préfère être à ma place qu'à la leur, car si un jour j'éprouve
le besoin d'une psychanalyse, je préfère encore qu'elle se fasse à
l'abri du cabinet d'une personne compétente et non sous les regards
avides de mes contemporains et sous le flot roulant de questions
formatées façon université de lettre et qui ne laissent que peu de
place au jaillissement créateur.
Autrement ?
Autrement je préfère voir ma ville envahie par des décors
livresques que son désert coutumier. Voyez que je ne fais pas que
critiquer !
Et si je suis critique,
c'est que j'aimerais que ce même événement soit le résultat d'un
travail permanent, d'une rencontre entre des productions culturelles
locales et celles importées pour l'occasion. J'aimerais que ça nous
nourrisse, histoire de repartir avec les piles bien rechargées à la
rencontre de cette foule de déshérités de la culture...
Mais je rêve, je sais.
Vous n'êtes pas là pour ça...
Et pour ne pas m'étendre
et vous lasser, je reviendrai demain sur la drôle de vision d'un
tourisme culturel qui m'est venue en marchant, hier. Elle aura eu le
temps de mijoter dans ma cervelle toute une journée au travail. Tenu
ainsi à distance des réjouissances, elle n'en aura peut-être que
plus de poids.
Réjouissez-vous donc
bien !
© Xavier Lainé
26 septembre 2014
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