Un
simple geste peut parfois bouleverser radicalement le cours des choses. A l’époque
où Joseph Zylberman confectionnait le pantalon de Herr Wehrmus, le greffier du
tribunal, tandis que Siegfried Stopf regardait ses jambes, un philosophe nommé
Ludwig développait sa pensée. Il médita d’abord en Autriche, puis en
Angleterre, et rédigea un livre où il affirmait que le langage humain était une
sorte d’image de la réalité et pouvait être envisagé comme le reflet de la
structure du monde. Dire « une poule sur un toit », par exemple,
signifie qu’il se trouve quelque part un toit et une poule. Et que, entre le
toit et la poule, existe une espèce de relation appelée « sur »,
également présente dans le monde, quoique pas tout à fait de la même manière que
le toit et la poule. « Oui, c’est bien ça », opinèrent ses collègues
philosophes après avoir lu l’ouvrage. Un jour, notre Ludwig dînait avec un
Italien dans un lieu nommé Cambridge. A un moment donné, l’Italien fit un geste
du bras, à la façon des Napolitains. Ludwig, qui ignorait quelle forme ce geste
représentait dans le monde, en resta sans voix. Sa main tenant une petite
cuillère s’immobilisa, l’empêchant de goûter au pudding. Il s’abîma dans ses
pensées jusqu’à ce qu’il parvienne à la conclusion que le langage humain
n’était pas une image du monde et n’en reflétait pas non plus la structure. Il
formula aussi cette théorie dans un livre. Et ce à cause du geste fortuit d’un
Italien…
.
La
colonne de feu qui le consumait le conduisit à un camp de gitans, aux portes de
Berlin. Un homme au teint olivâtre, des bagues d’or aux doigts, lui offrit du
vin. « Roumain », dit-il. « Hongrois », répliqua Gurnisht.
« Nous sommes frères », s’exclamèrent-ils en tombant dans les bras
l’un de l’autre. L’homme basané lui entoura les épaules et le guida vers une
roulotte en bois. « C’est mon frère, sois gentille avec lui, Rozsi »,
dit l’homme. Rozsi, mi-femme mi-enfant, souleva la couverture. Une flamme en
lécha une autre, au milieu des soupirs. Des puces brûlèrent. Des ombres
dansèrent au plafond.
Voici
ce qui fut consigné
Dans
les archives de la police :
Arrêté.
Non-Aryen. A l’aube.
Un
ivrogne affirmant être tombé
Dans
un lac gelé
D’où
il avait émergé
A
bord d’un chariot de feu.
Vingt
marks d’amende
En
plus d’un avertissement…
.
En
juillet mille neuf cent trente-trois, les abeilles butinèrent les fleurs des
parcs berlinois. Et alors qu’il était strictement interdit de mettre les pieds
dans les lieux réservés aux Allemands, Gurnisht, dont les yeux étaient verts et
non pas noirs, se retrouva dans un café sur Willemstrasse…
.
Le
fait que les hommes aient un visage représentait un miracle plus prodigieux
encore que l’existence du genre humain, médita Joseph. Le miracle de
l’existence était permanent, alors que celui des visages revêtait de multiples
aspects…
.
« Si
mes aïeux n’avaient pas frayé avec le gratin, ils n’auraient pas changé de
nom », confia Herr Cohn à Joseph. Les ancêtres de Herr Cohn étaient
arrivés en Allemagne au dix-huitième siècle. A l’époque – ils s’appelaient
Cohen -, ils achetaient des chevaux qu’ils revendaient aux paysans de Bavière.
Devenu le conseiller d’un prince allemand, le grand-père de Herr Cohn s’était
établi à Berlin. A sa mort, il légua au père de Herr Cohn une fortune
considérable et un nouveau patronyme, d’où le e avait disparu.
.
Au
mois de juillet, Berlin se préparait pour la sieste. Yingele ôta ses chaussures
et les déposa sous le ventre du cheval de pierre. Frédéric le Grand chevauchait
sa monture, sabre au clair. Yingele trempa ses pieds dans le lac. L’eau léchait
sa peau pâle, et sa kippa étincelait au soleil. Des cannetons battaient l’onde
de leurs pattes pour se dissimuler derrière les herbes. La mer va se fendre
devant moi, et je serai un nouveau Moïse, pensa Yingele. Une fois la surface de
l’eau apaisée, les volatiles émergèrent avec précaution de leur cachette et se
mirent à virevolter dans l’étang. Un canard s’approcha, imité par les autres.
Ils tendirent le cou pour quémander des caresses. Quand le gardien accourut en
brandissant son bâton, ils plongèrent au fond de l’eau, tandis que Yingele se
hâtait de ramasser ses souliers sous la statue de Frédéric avant de détaler à
toutes jambes.
.
En
ces temps troublé, Yingele ne sortait plus dans la rue, ni au parc. En rentrant
du héder, le menton posé sur l’établi, il observait son père. Et même si, aux
yeux des Allemands, celui-ci avait rétréci
jusqu’à la taille d’un nain, pour Yingele, Joseph avait grandi au point
de prendre l’apparence d’un vieux chêne pourvoyant à la nourriture de tous.
.
Yingele rêvait d’avoir les cheveux blonds et les yeux
clairs, comme les autres. Lorsqu’il contemplait son image dans la glace, il
aurait aimé pouvoir s’en séparer. Dorénavant, elle va devoir se débrouiller
toute seule, songea-t-il, espérant voir ses vœux se réaliser. Yingele examina
son reflet dans le miroir et comprit que son image était bien décidée à
l’abandonner elle aussi. « Bon alors, au revoir ! » dit-il en
tournant les talons. Du coin de l’œil, Yingele s’aperçut qu’elle s’apprêtait à
faire de même et il la fixa droit dans les yeux : « Non, moi, je
pars, et toi, tu restes là. » Le reflet dans le miroir lui rendit son
regard et répéta mot pour mot ses paroles. D’accord, se dit Yingele, toi, tu
t’en vas, et moi, je ne bouge pas d’ici. » Mais le reflet dans le miroir
demeura immobile, attendant de voir ce que Yingele allait faire. Je ne peux pas
être différent de ce que je suis, conclut Yingele non sans tristesse.
.
Gurnisht
se rendit à Alexanderplatz à la tombée du soir. La porte était toujours là,
mais sur la plaque on lisait à présent : « Hilda et Sebastian
Puckel ». Il neigeait. Il n’aurait plus la force de vivre dans un monde
sans Joseph ni Yingele, comprit soudain Gurnisht. Une faible lueur brillait à
l’entrée de la seule maison encore debout sur Friedrichstrasse. Gurnisht y
pénétra et s’aperçut que la lumière provenait du sous-sol. Il y descendit et
atterrit dans une sorte de taverne. Une Allemande était accoudée à un comptoir
improvisé, fabriqué à l’aide de planches. Un unijambiste et un borgne buvaient
du Schnaps à une table de cuisine bancale…
*
Bibliographie
- Le
tailleur d’Alexanderplatz, éditions Galaade, 2013
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