En
redescendant l’escalier depuis l’appartement de son amant, la belle Mme Irène
fut à nouveau saisie de cette peur absurde. Une toupie noire tournoya soudain
devant ses yeux en sifflant, ses genoux glacés se pétrifièrent affreusement et
elle dut vite se tenir à la rampe pour ne pas tomber d’un coup en avant. Ce
n’était pas la première fois qu’elle se risquait à cette dangereuse visite, ce
brusque frisson ne lui était nullement inconnu, chaque fois qu’elle repartait
elle subissait, si fort qu’elle s’en défendît intérieurement, de tels accès
d’une peur insensée et ridicule. L’arrivée au rendez-vous était, sans hésiter,
plus facile…
.
La
peur est pire que la punition, car celle-ci est une chose bien déterminée, plus
que ne l’est en tout cas, avec son affreuse indétermination, son flou atroce,
l’attente…
.
Un
petit sourire flotta sur ses lèvres et s’y attarda en silence. Elle demeura
couchée, les yeux clos, pour goûter plus à fond tout ceci qui était sa vie et
désormais aussi son bonheur. Au fond d’elle-même, quelque chose faisait encore
un peu mal, mais c’était une douleur prometteuse, bouillante et néanmoins
douce, comme brûlent les plaies avant de cicatriser à jamais.
*
Depuis
le soir où cet homme que je révérais entre tous m’ouvrit son destin, comme on
ouvre un dur coquillage, depuis ce soir-là qui remonte à quarante ans, tout ce
que nos écrivains et nos poètes racontent d’extraordinaire dans leurs livres et
ce que le théâtre dérobe à la scène comme étant trop tragique, me paraît
toujours enfantin et sans importance. Ets-ce par indolence, lâcheté ou
insuffisance de vision que tous se bornent à dessiner la zone supérieure et
lumineuse de la vie, où les sens jouent ouvertement et légitimement, tandis
qu’en bas, dans les caveaux, dans les cavernes profondes et dans les cloaques
du cœur s’agitent, en jetant des lueurs phosphorescentes, les bêtes dangereuses
et véritables de la passion, s’accouplant et se déchirant dans l’ombre, sous
toutes les formes de l’emmêlement le plus fantastique ? Sont-ils effrayés
par le souffle ardent et dévorant des instincts démoniaques, par la vapeur du
sang brûlant ? Ont-ils peur de salir leurs mains trop délicates aux
ulcères de l’humanité, ou bien leur regard, habitué à des clartés plus mates,
est-il incapable de les conduire jusqu’au bas de ces marches glissantes,
périlleuses et dégoutantes de putréfaction ? Et pourtant, l’homme qui sait
n’éprouve pas de joie égale à celle qu’on trouve dans l’ombre, de frisson aussi
puissant que celui que le danger glace et pour lui, aucune souffrance n’est
plus sacrée que celle qui par pudeur n’ose pas se manifester.
*
Et
soudain, quelque part, un son : et la lumière s'obscurcit,
La
salle circulaire se dissout dans l'infini,
Et
dans la cascade de cette nuit, tout devient musique.
(-
car elle, qui vague à travers l'infini comme en terre familière,
Pudiquement
ne révèle son âme immatérielle
Ni
aux regards, ni aux mains tendues :
L'obscurité
et la musique sont sœurs depuis toujours.)
Et
toutes ces voix hésitantes qui, à l'instant d'avant,
Luttaient,
quêteuses, dans l'espace vacant,
S'y
risquaient encore timides et solitaires,
Toutes
ces voix à présent s'imbriquent, débordent,
Pour
former une mer, une mer dont les vagues bientôt
Comme
cheveux d'enfant s'éprennent et coquettement ondulent,
Puis
se contractent comme un poing, une mer
Qui
veut atteindre les étoiles. Et voilà qu'elle fait éclater
Jusqu'au
plafond l'écume incolore et ardente
Des
sons, la projette contre notre cœur
Qui
résiste encore (car quel est celui qui accepte
De
s'abandonner sans hésitation
A
un sentiment dangereusement inconnu?)...
*
Bibliographie
- Angoisses, éditions Folio classique, 2013
- La confusion des sentiments, éditions Livre de Poche, 1991
- Le retour de Gustav Mahler, éditions Actes Sud, 2015
- Le retour de Gustav Mahler, éditions Actes Sud, 2015
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