Il paraît qu’une crise présente aussi
des avantages, c’est en tout cas ce qu’affirment ceux qui ne sont pas en train
d’en traverser une. Une crise présenterait l’avantage principal de plonger dans
le doute la personne concernée.
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Les habitants de la petite ville ont
fait savoir qu’ils n’étaient pas xénophobes. Ils voulaient attirer l’attention
sur leur situation désespérée et
empêcher la suppression délibérée des emplois. Mais quand ils se sont retirés
de la caserne pour regagner leurs maisons, ils ont paraît-il installé des
petits bouleaux verts devant leur porte. Pour signaler que les Tsiganes
n’étaient pas les bienvenus. Et je ne pouvais m’empêcher d’imaginer combien
cette longue et unique rue de la petite ville, à l’aspect d’ordinaire si dépouillé,
maquillée ces derniers temps avec quelques panneaux publicitaires aux couleurs
criardes, était jolie, décorée de bouleaux verts, et la tristesse qu’avait dû
inspirer cette joliesse. Et la tristesse qui devait régner le soir dans ces
petits logements où la télé marchait toute la sainte journée et où le mari ne
rentrait pas le soir du travail, mais du jardin ouvrier ou du bistrot ou du
banc devant la maison sur lequel il pouvait maintenant s’asseoir à chaque heure
de la journée, avec son journal dont la lecture ne pouvait que provoquer en lui
plus de colère et de découragement, car il y lisait et lit encore aujourd’hui
que le taux de chômage a atteint vingt pour cent environ, un taux sans doute
sous-estimé…
.
Les
coutures ont craqué, qui maintenaient notre civilisation, des abîmes ouverts a
jailli le malheur, faisant s’écrouler les tours, lâchant des bombes,
transformant les êtres humains en explosifs.
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L’individu
doit se soumettre au principe. Cela suppose d’inévitables duretés.
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Rachel, qui enseigne la méthode
Feldenkrais, et que j’allais voir régulièrement dans sa petite maison pour
qu’elle me donne des leçons, n’était absolument pas favorable aux actions
violentes. Elle m’a fait sentir quelles conséquences peuvent avoir de petites
modifications dans les mouvements sur l’ensemble du système. Et comment des
habitudes incrustées peuvent bloquer les mouvements. Comment un déblocage
corporel peut également libérer les bocages du cerveau, parce que nous ne
sommes pas faits d’un corps et d’un esprit, parce que cette séparation, que le
christianisme nous a suggérée, est une fatale erreur. Si bien que nous avons
désappris, dit Rachel, à nous voir comme une entité, que le corps, l’esprit et
l’âme sont fusionnés en chacune de nos cellules. Et toi, me dit-elle après la
troisième séance, tu as toujours tenté de tout diriger par ta tête. Et tu
continues à le faire. Mais tu commences à comprendre ce qu’il en est. Tu
apprends, et pas seulement avec ta tête. Ta résistance cède.
The overcoat of Dr. Freud, dis-je.
Comment ?
Le pardessus, tu sais, qui te tient
chaud, mais qui cache aussi et qu’il faut retourner de l’intérieur vers
l’extérieur. Afin que l’intérieur soit visible.
Si tu veux, dit Rachel. Il me suffit à
moi que ma pensée, mes mouvements, mes sensations s’accordent ainsi que le bon
Dieu l’a prévu. Du reste, ajouta-t-elle, comme si elle n’avait pas le droit de
me le cacher, je n’ai d’habitude que des patients juifs. C’était Peter Gutman
qui m’avait envoyé chez elle. Je n’ai pas posé d’autres questions, elle n’a
rien ajouté. Je me souviens que c’était l’un des premiers après-midi
ensoleillés après les grandes pluies.
.
La nuit était tombée quand j’ai
redescendu le long Wilshire Boulevard.
La toute petite maison dans
l’arrière-cour d’un grand bloc d’immeubles où officiait Rachel, ma thérapeute
qui soignait avec la méthode Feldenkrais, m’était déjà familière. J’ai pu lui
annoncer que j’allais mieux, que je n’avais pas pris de comprimés mais qu’en ce
moment j’étais à nouveau assez bloquée. Rachel mit cela sur le compte de
certaines petites articulations dans la région du bassin, qu’elle m’a montrées
sur une planche d’anatomie. La séance, bien qu’un peu douloureuse, m’a fait du
bien. A un moment, elle a posé ma jambe sur un coussin et lui a intimé l’ordre,
en yiddish, d’aller se coucher.
Je lui ai rapporté notre conversation
sur les langues. Rachel a dit : Ma langue, c’est Feldenkrais, et j’aurai
besoin de ma vie entière pour l’apprendre vraiment.
J’ai amené la conversation sur William
Randolph Hearst, on venait de nous projeter le célèbre film d’Orson Welles qui
lui était consacré, Citizen Kane, parce que nous avions prévu d’aller visiter
le Heart Castle. Pour des raisons qui m’échappaient, il passait pour le
meilleur film jamais tourné. Rachel dit : Men like Hearst and Carnegie and
J. Paul Getty must have been evil men. Nous étions d’accord. Elle ne s’enrichirait
jamais avec son travail. On ne devenait riche qu’en trichant et en exploitant d’autres
gens.
Quand j’ai pris congé, elle m’a dit :
You are a clever pupil. Cela faisait longtemps qu’un compliment m’avait fait
autant plaisir.
*
Bibliographie
- Ville des anges, éditions du Seuil,
2012
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