vendredi 11 septembre 2020

C’est au Chili que sonnait le glas

 



À propos de Les années Allende de Carlos Reyes et Rodrigo Elgueta, éditions Otium, 2019


Un onze septembre qui vit s’écrouler les tours de l’empire tend à effacer des mémoires un autre, de bien plus sinistre mémoire qui vit l’empire aux commandes, assassinant un peuple et l’espoir.


Je me souviens de ces jours gris de septembre.

Mes parents venaient d’emménager non loin de la ville du Havre, à l’époque encore ville rouge sous la férule d’un maire communiste.

Je les avais suivis contre mon gré et, refusé dans un lycée public parce que précédemment élève d’une glorieuse école privée en région bordelaise, le public ne semblait pas vouloir m’accueillir.

Tous les matins, prenant le funiculaire qui m’emmenait vers cette année de terminale, entre les murs de brique rouge, mes yeux glissaient à la surface d’une mer aussi grise que le ciel.

Mon âme d’adolescent essuyait ses larmes d’avoir quitté amis juste avant de franchir le pas vers l’âge adulte.

Je mettais pour la première fois les pieds sur le chemin de l’engagement politique.


Bien sûr, si jeune, comment aurions-nous pu vivre sans l’espérance d’un monde meilleur ?

Nous allions avec la fougue de la jeunesse, manifester notre soif de liberté et de justice.

Un pays était à la hauteur de notre espérance et ce pays était aussi l’un des plus pauvre au monde.

Il nous adressait un signal : quelque chose serait possible sans en passer par la violence usuelle des révolutions du début du siècle.

A ce formidable espoir, certes pêchant par sa naïveté, ont répondu les chars, les doigts coupés de Jara, la mort du président Allende dans le palais de la Moneda.

Nous ne savions pas, ce 11 septembre 1973 que nous allions entrer dans la plus formidable époque de récession sociale de l’histoire.


Sous l’action des Golden boys formés à l’école de Chicago sous la férule du très dogmatique Milton Friedman, le général Pinochet allait inaugurer la longue litanie des peuples appauvris.

Du Chili à l’Argentine en passant par le Brésil, puis dans l’Angleterre de Margaret Tatcher et de ses successeurs, à la Chine convertie au capitalisme libéral d’Etat et à la Russie de Boris Eltsine puis Poutine, ce sont les mêmes conseillers qui se mirent au travail pour laminer tout ce que le XXème siècle avait pu offrir comme espérance aux plus démunis.

Cette longue infamie fut représentée en France par un avocat d’affaire (Nicolas Sarkozy), puis par un banquier (Emmanuel Macron) après le socialiste converti aux dogmes qu’il prétendait combattre (François Hollande).

Tout ceci avec, en toile de fond, la désespérance des peuples, qui, s’ils leur prend encore  de relever la tête, se trouvent immédiatement mis en joue par des polices converties en gardiennes du temple libéral et des intérêts des oligarques, grands profiteurs de la régression.


Toutes les violences, y compris celle d’un autre 11 septembre qui vit les tours de l’empire s’effondrer, ne sont que le résultat du trouble semé par une école dont les dogmes ne cessent d’être appliqués avec zèle malgré les preuves de plus en plus flagrantes de leur inhumanité.


Il est loin le temps où, avec les réfugiés chiliens parvenus au péril de leur vie à Paris, nous buvions la tequila dans une petite boite souterraine de la Contrescarpe, cherchant ensemble à comprendre ce qui arrivait avec l’espoir jamais entamé d’une construction différente du monde.

Les réfugiés d’aujourd’hui meurent dans l’indifférence quasi totale en mer ou sur les îles grecques, les cortèges de manifestant sont interdits ou mutilés, et tout ceci ne serait pas si, un jour gris de septembre 1973, Salvador Allende avait pu mener jusqu’au bout les objectifs du Front Populaire qui l’avait mené au pouvoir.


Il aura fallu attendre 2019 pour que deux auteurs/dessinateurs chiliens, Rodrigo Elgueta et Carlos Reyes tirent de l’oubli cette histoire.

C’est une entreprise salutaire car si nous n’ouvrons pas les yeux sur les exactions des adorateurs du profit et de son ruissellement qui n’arrive jamais, alors, ils risquent fort d’aller jusqu’au bout de notre déshumanisation.

Lire et relire Les années Allende est une nécessité historique.


Xavier Lainé

11-12 septembre 2020


lundi 25 mai 2020

Si nous mourons, c’est faute d’être initiés







À propos de ByMöko, Au pied de la falaise, éditions Noctambule, 2017

Nous avons tellement perdu le sens, les sens, le contact avec la terre, avec les saisons, le rythme de la vie !
Lentement, la modernité a érodé tous les liens, toutes les attaches qui nous permettaient d’avancer dans le monde du vivant.
Nous voici bien souvent devenus aveugles et sourds aux soupirs de la terre.
Nous ne savons plus transmettre, marquer les étapes de notre croissance.
Il nous faut aller vite, sans prendre le temps d’observer, d’écouter.

Nous voici nés, mais aussitôt embarqués.
Nul ne nous demande notre avis, mais le voyage se fait à la vitesse fulgurante imposée par des rythmes de productivité et de consommation étrangers à notre propre subsistance.
Tellement certains de devoir dominer, nous nous laissons isoler dans nos petites propriétés privées de tout.
L’autre, celui parti à pieds de son lointain pays, risquant sa vie pour atteindre nos côtes dont on lui a fait croire qu’elles seraient un Eldorado, nous apparaît indésirable tant nous avons oublié nos propres racines.

Que savons nous de ces cultures qui ont su maintenir le fil des transmissions, les rites de passage de l’âge enfantin à celui d’homme ?
Pas grand chose : nous les regardons même avec mépris, ignorants que nous sommes  avoir vécu ces mêmes initiations, il n’y a pas si longtemps.
La modernité est passée comme un rouleau compresseur.
Elle a compressé notre temps de vivre au point de rendre la vie intolérable.
Là où il nous faudrait la légèreté des belles histoires, elle nous parle de chiffres et de rentabilité.

Heureusement, les livres et en particulier la bande dessinée sont là pour nous inviter à regarder plus loin, plus profond.
Certains ouvrages forment alors ces oeuvres d’art, où la vie n’est pas réduite à des statistiques, mais retrouve toute sa poésie, dans la légèreté des symboles lentement transmis.
Nous rentrons dans ce voyage ancestral.
Nous voici sur le chemin initiatique , chaque étape chargée de symboles, est un pas de plus vers notre humanité.
Ainsi vit-on, au pied de la falaise.
On n’y fait pas que survivre, on y danse, on s’y émeut, on y transmet tendresse et sagesse.

« Les chants animent les astres…
Les cieux, les ancêtres surveillent…
La nuit tombe, l’âme du monde s’éveille… »

Le problème, tout le problème, n’est pas de vivre ou survivre, mais de grandir et d’apprendre, toujours.
Au pied de la falaise, de ByMöko, est le résultat d’une oeuvre collective, alliant l’art graphique, la danse, la musique et l’usage d’internet. C’est une oeuvre plurielle dont le livre est la porte d’entrée.
On s’y arrête, on y rêve, on se laisse transporter, et on y revient, juste pour le plaisir d’aborder d’autres rivages.

Xavier Lainé

25 mai 2020




dimanche 24 mai 2020

Lire dans les profondeurs (pour ne pas devenir barbare)








A propos de « Les barbares » de Alessandro Baricco, éditions Gallimard, 2014

Je lis, je ne cesse de lire au point parfois de ne plus savoir qu’écrire puisque tant le font si bien.
Je lis et j’écris pourtant, pour ne pas demeurer à la surface du monde.
Je lis pour trouver cette chose indéfinissable qui me ferait grandir encore et tendrait à restreindre le champ de mes ignorances.

« C’est un voyage pour des voyageurs patients, un livre. »

C’est sans doute pour cette patience que, sur la table, les livres forment une pile indifférenciée.
Une pile dans laquelle ma curiosité pioche, parfois au hasard.
Comme je sais que le hasard n’existe pas, un livre pioché me fait gagner le ticket d’un autre acheté, mais non lu, qui ne présente pas de rapport apparent avec le précédent ni avec le suivant, mais qui pourtant en quelque lieu indéfinissable de mon esprit, se mettent en conjonction, en correspondance et m’invitent à penser.
Rien à voir avec la profusion qui est incitation à la noyade.
Il faut lire un à un les ouvrages en attente pour plonger en des abysses délicieux.
Ça parle d’âme, du temps qui passe ou se ralentit.
C’est vertu retrouvée que le temps donné par un gouvernement qui trouva moyen de me confiner là où déjà j’étais mais sans trouver le temps.
C’est manière de le retrouver.
Ainsi en allait-il de Marcel Proust plongeant par inadvertance dans le journal des Goncourt, une magnifique occasion, pour lui, de se regarder au miroir de la littérature : « Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c’était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. »
L’esprit semble divaguer, dès lors qu’il cherche à plonger dans les profondeurs.
Profondeur des êtres et des choses, profondeur du monde et de l’univers.
Tout fait ventre, mais tout n’est pas à vendre.

« L’âme se perd quand on vise la commercialisation massive. »

C’est là qu’intervient le barbare. Sur ce fil qui distingue la surface et la profondeur.
Sur cette ligne de crête qui sépare la profondeur culturelle du matraquage abusif de la profusion.
L’impérialisme culturel tend, par la massification, la mise sur le « marché du livre » d’un tout à lire qui ne permet pas la plongée dans les profondeurs, à brouiller les pistes. C’est une manière de réserver la profondeur à ceux dont il estime qu’ils ont les codes d’accès tandis que surfent à la surface les nouveaux arrivants.

« Une invention technologique permet à un groupe humain aligné essentiellement sur le modèle culturel impérialiste d’accéder à un geste qui lui était jusque-là interdit et qu’il relie d’instinct à un spectaculaire immédiat, à un univers linguistique moderne, donnant ainsi à ce geste un succès commercial foudroyant. »

Qui sont donc les barbares ?
Ceux qui, lâchés, sans même savoir à quels appétits leur soif de consommation les livre, ou ceux qui, derrière, lentement mais sûrement, dirigent les premiers où ils veulent les diriger : une manière d’être au monde qui se contente de voguer à la surface, de surfer sur le Web, lui-même sous surveillance étroite, dans une vie sous dépendance ?

« Un système est vivant quand le sens est présent partout et de façon dynamique. Si le sens est localisé et immobile, le système meurt. »

On le voit chaque jour : travail absurde rémunéré misère, folie lorsque soldes pointent leur nez, tandis que le consommateur se dispute les derniers rouleaux de papier toilette, les barbares derrière leurs corbeilles d’argent se frottent les mains.

« Ce que nous deviendrons demeure la conséquence de ce que nous voudrons devenir. Le soin, l’attention, la vigilance sont donc particulièrement importants. »

Ainsi écrit Alessandro Baricco, et la lecture de ses barbares nous invite à réfléchir et à comprendre plus qu’à condamner les victimes d’une barbarie sournoise dont les responsables vivent à l’abri, possédant à eux seuls presque toutes les richesses d’une planète qu’ils dessèchent jusqu’à en exclure l’immense majorité.
Vivre, c’est apprendre à tenter d’y voir clair et lire derrière les masques, une part de vérité dont la bourgeoisie se méfie : la peur est dans son camp, tout éveil critique est contribution à sa chute.

Xavier Lainé

24 mai 2020


mardi 12 mai 2020

Par la force de l’esprit








À propos de Temudjin, de Antoine Ozanam et Antoine Carrion, aux éditions Daniel Maghen, 2019

Les données de la physique tendent à laisser supposer l’existence de mondes parallèles.
Certains, dans cet espace, imaginent que nos esprits se promènent, mêlés à nos existences somatiques.
Les « scientifiques » liés à la philosophie positiviste, eux, cherchent désespérément à identifier dans nos cerveaux le siège de nos pensées.
Ils ne trouvent que traces d’activité tandis que les pensées, elles, voyagent.

Il faut du dessin pour aller montrer ces univers où corps et esprits ne faisant qu’un errent selon des déterminations qui nous échappent.
Nous ne sommes pas les jouets du destin, nous ne faisons que nous en approprier les subtilités.
J’écrivais que l’on nous voulait un alors que nous sommes au moins deux, sinon plus.
En nous-mêmes se tiennent tant de facettes que la diversité donne vertiges et boutons aux maniaques du un.
Un seul être prédéterminé par ses gènes et ses neurones.
Un seul être parfaitement aligné, parfaitement semblable à ce qu’ils imaginent de cette unité introuvable.
On croit se connaître, élever sa conscience, mais voilà que toujours elle se dérobe, nous laisse parfois avec le goût amer du désespoir.
Notre corps sans esprit ne ressemblerait à rien, notre esprit sans corps, nul ne l’a jamais rencontré.
Un et deux, et parfois trois ou plus, nous sommes à la fois en mesure de nous appréhender et de nous perdre.
Il nous faut nous perdre parfois, nous tromper souvent, assumer nos erreurs toujours pour mieux nous découvrir un et multiple.

Qu’importe que Temudjin soit le grand Gengis Khan ou pas.
Qu’importe qu’il ne soit qu’une de ses multiples réincarnations, il est et n’est pas.
Il est proie d’un destin qu’il refuse et qu’il assume faute de mieux, par amour de cette partie profonde de lui-même qui le fait masculin et féminin, toujours oscillant d’un côté à l’autre du miroir sans jamais vraiment être certain d’être dans le vrai.
Il nous invite à ne pas vouloir le vrai, mais à saisir ces pépites de vérités qui nous plongent en nous-mêmes et dont la quête parfois nous éloigne.

Il faut la force et la beauté du dessin pour nous aider à voyager d’un univers à un autre, sans jamais bien comprendre sur quel versant se tient Temudjin, sur quel autre se construit Gengis Khan, dans l’impermanence du temps.
Un livre à déguster comme une oeuvre d’art.

Xavier Lainé
12 mai 2020



dimanche 10 mai 2020

Chronique des tempêtes annoncées






À propos de Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations, éditions Grasset, 2019

C’est étrange comme nos histoires se ressemblent et qu’au plus profond de nous-mêmes, elles génèrent un semblant de nostalgie pour quelque chose qui n’a jamais vraiment existé, sinon dans nos rêves enfantins.
Nos enfances nous ouvrent d’étranges perspectives qui rendent opaques les soubresauts des civilisations.
Si tant est qu’il en fut plusieurs alors qu’une seule domine le monde depuis 1492 qui pourrait être la date du début de la mondialisation (il faut lire à ce propos les ouvrages de Charles C Mann, 1491 et 1493).
Ce n’était qu’un début, le combat n’a cessé depuis entre ceux qui veulent dominer monde et nature, et les minoritaires qui se battent au nom de leur culture.
C’est de cette confrontation, il me semble, que nous vient ce fort sentiment de frustration à voir le monde de plus en plus morcelé sous l’autorité d’une même culture qui s’imagine avoir vocation à unifier toutes les autres.

Pourtant, « pour la première fois dans l’histoire, nous avons les moyens de débarrasser l’espèce humaine de tous les fléaux qui l’assaillent, pour la conduire sereinement vers une ère de liberté, de progrès sans tâche, de solidarité planétaire et d’opulence partagée ; et nous voilà pourtant lancés, à toute allure, sur la voie opposée. »
Divorce palpable entre le savoir mis à notre disposition et le gigantesque refus qui, de part et d’autre, dégénère en violences d’un autre âge.

Disons-le tout net, je partage avec Amin Maalouf la nostalgie d’une enfance baignée en des lieux cosmopolite.
En ces lieux qu’il nomme Levant, berceau d’une forme de civilisation qui ne cherche pas à niveler les cultures mais à comprendre la richesse d’une cohabitation pacifique entre groupes hétérogènes sur le plan ethnique, religieux, philosophique, historique, j’ai connu enfant, comme lui, ce bonheur indicible d’amitiés traversant les voies et cultivant leur diversité à l’abri d’un cocon bienveillant.
Comme lui aussi, j’ai baigné dans une histoire familiale qui, de Smyrne à Istanbul en passant par Thessalonique, était témoin, certes minoritaire, d’une possible et fructueuse paix dans le bouillonnement culturel des rencontres cosmopolites.
Ce qui ne nous facilite pas la compréhension d’un monde asservi aux intérêts mercantiles qui cultive une vision radicalement inverse du monde, ne rejetant aucune occasion d’attiser les conflits, cultiver la violence et les rejets.
Ce monde là, tellement à l’opposé du nôtre, bercé d’enfance heureuse parmi nos dissemblables, nous est totalement étranger.

Mais nous sommes sans doute minoritaires en ce monde, à rêver d’une résurgence de culture levantine tissée d’échanges et de diversité.
Rappelez-vous l’Espagne d’avant 1492 (tiens, encore cette date), qui fut le berceau, sous l’influence musulmane et juive, de notre culture littéraire, philosophique et scientifique.
Déjà, dans la désolation de l’inquisition, se dessinait un monde disloqué, opposant intérêts et principes au nom de la domination sans partage d’une seule religion.
« On a tort de mettre systématiquement en opposition les intérêts et les principes. Parfois, ils se rejoignent. La magnanimité est quelque fois une habileté, et la mesquinerie une maladresse. », écrit Amin Maalouf.
C’est pourtant cette pente que suit la civilisation industrielle qui a vu le jour depuis le XVIIIème siècle.
Il n’est que de regarder sa domination sur le monde par une culture de l’asservissement et de l’esclavage.
C’est sous l’emprise de cette philosophie que les civilisations, les cités cosmopolites du levant ont perdu leur culture et toute foi en leur pouvoir d’influence culturelle.
Réduits à la minorité, nous ne voyons plus combien les valeurs civilisatrices de tolérances et d’échange peuvent être les ferments d’un autre monde, relié à l’essence de notre humanité.

Or, « souvent les minoritaires sont des pollinisateurs. Ils rôdent, ils virevoltent, ils butinent, ce qui donne d’eux une image de profiteurs, et même de parasites. C’est quand ils disparaissent que l’on prend conscience de leur utilité. »
Nous voyons bien le vide et le désert laissé derrière la disparition des utopies, peut-être, mais au combien plus fertiles que le mercantilisme répandu comme fiel à la surface du globe.
« La désintégration des sociétés plurielles du Levant a causé une dégradation irréparable, qui affecte à présent toutes les sociétés humaines, et qui déchaîne sur notre monde des barbaries insoupçonnées. »
Alors nous revenons à ce qui fut, qui nous maintient en vie contre vents et marées et surtout contre l’absurdité d’un temps qui exacerbe les conflits sans aucune autre vision d’avenir que l’accumulation de profits honteux entre les mains d’une minorité, certes, mais qui tient en ses mains notre destin et celui du monde.
Nous voici, partout, réduits à ce que les peuples du levant et d’ailleurs ont connu dans leur chair sous le nom d’esclavage, de servitude ou de colonisation.
Le mépris érigé en forme de gouvernement ne nourrit que haine et complots.
C’est le sort des minoritaires de porter tant que faire se peut l’utopie d’un monde qui serait l’envers exact de celui-ci.

Parfois, nos rêves nous conduisent au bord d’étranges précipices.
La vision d’un monde qui ne cesse de se déchirer quand tout est à sa disposition pour construire et entretenir une floraison de connaissances comme jamais il en fut à notre portée, nous mène au désespoir.
C’est d’autant plus tragique que nous gardons cette vision enfantine d’une cohabitation qui ne soit pas seulement cohabitation mais échange, foisonnement culturel.
Alors parfois, désespérés de ce monde, certains se laissent aller à la barbarie, sous l’oeil complice des Big Brothers qui tiennent les fils de leurs intérêts.
« Lorsqu’une personne perd l’envie de vivre, c’est à ses proches qu’il revient de lui redonner de l’espoir. Quand ce sont des populations entières qui se laissent envahir par l’envie de détruire et de se détruire, c’est à nous, leurs contemporains, leurs semblables, de trouver des remèdes. Sinon par solidarité avec l’Autre, du moins par volonté de survie. »
Il est donc de notre responsabilité, au nom de ces rêves qui ne cessent de nous hanter, de construire les ponts entre minoritaires capable de venir en aide à ceux que la barbarie et l’autodestruction tentent.

Il est temps de revenir, non aux idéologies mais aux idéaux.
Il est temps d’ouvrir les vannes d’échanges culturels et philosophiques capables par l’extension des connaissances, d’enrayer la machine diabolique des « investisseurs ».
« Ce n’est pas seulement aux prolétaires que Marx a promis, en quelque sorte, le salut, mais également aux minoritaires, à tous ceux qui ne pouvaient s’identifier pleinement à la nation qui était censée être la leur. »

Au rêve totalitaire d’un monde homogène, opposons et construisons le jaillissement salvateur d’un monde cosmopolite et riche de sa diversité linguistique, philosophique, ethnique.
« Peut-être avons-nous besoin, en ce siècle, d’un « équivalent moral » de l’internationalisme prolétarien, sans les monstruosités que celui-ci a charriées. »
Eviter les écueils du passé, nécessite de nous nourrir comme jamais de ce que l’histoire nous apprend.
Le bain de sang a assez duré, le naufrage se poursuit, il est temps non de colmater les brèches d’un monde sans avenir, mais de fabriquer le radeau de la diversité qui nous permettra ensemble de survivre à cette interminable agonie.

Le livre de Amin Maalouf est l’un des nombreux phares dans cet avenir foisonnant à bâtir de nos mains et de nos intelligences.
Il n’y aura pas de sauveur suprême.
Il n’y aura qu’un autre monde aussi divers que le nombre que nous sommes.
Et, peut-être sommes-nous le nombre ?

Xavier Lainé
10 mai 2020


lundi 27 avril 2020

Le pire ne vient jamais d’où on l’attend




A propos de « La bombe », de Alcante, Bollée et Rodier, éditions Glénat

On ne lit jamais assez et chaque lecture apporte un éclairage partiel sur le monde, ses tenants, ses aboutissants.
Bien souvent, à regarder l’action des plus puissants, on se prend à douter qu’un jour, notre humanité puisse arborer fièrement ce nom.
A ne regarder l’histoire que par ce bout étroit, l’écoeurement nous vient : combien de morts sur la liste, passés en pertes et profits d’une comptabilité macabre dans le déchainement des violences cupides ?

Je me souviens d’avoir lu que « la découverte des réactions en chaîne doit causer aux hommes aussi peu d’anéantissement que la découverte des allumettes. Nous devons faire seulement tout ce qui écarte l’abus des moyens. Dans l’état actuel des moyens techniques, seule une organisation supranationale peut nous protéger, jointe à une pouvoir exécutif suffisamment fort. Quand nous aurons reconnu cela, nous trouverons aussi la force de faire les sacrifices nécessaires pour la sauvegarde du genre humain. Chacun de nous serait coupable, si le but n’était pas atteint à temps. Le danger est que chacun reste inactif et attend que d’autres agissent à sa place. » (Albert Einstein, Comment je vois le monde, éditions Flammarion, 1958)
Or voici qu’Einstein n’avait rien pu empêcher du dévoiement des découvertes de la physique atomique. C’est donc à partir de l’uranium que Alcante, Bollée et Rodier vont enquêter.
Comme si rien ne pouvait empêcher l’irrésistible course à l’absurde et définitive violence.

De la découverte de l’atome à la bombe, c’est une longue histoire, avec d’infinies controverses qui animèrent le groupe des découvreurs.
De ce foisonnement scientifique du début du XXème siècle allaient jaillir bien des inquiétudes pour notre espèce.
Bohr, Einstein, Pauli, Schrödinger, Heisenberg, nous voici dans une Allemagne d’avant la montée du nazisme, berceau de philosophie et de culture qui sera impitoyablement « épuré » par une idéologie manichéenne visant à la destruction de l’humanité dans sa diversité.
C’est donc en Allemagne que furent élaborées les bases de connaissances donnant accès à la fusion nucléaire, aux réactions en chaine, et à la physique quantique.
Il aurait été étonnant qu’à l’idéologie nazie puisse échapper une aussi fertile et féconde hypothèse.
Imaginez la figure du monde si Hitler avait eu la puissance de la bombe atomique ?
Ce fut course contre la montre, ou, du moins, ce qu’on a cru être course contre le montre.

J’ai lu un des piliers scientifique de cette course, incité en cela par le livre de Jérôme Ferrari, intitulé, « Le principe ». Je l’abordais non sous l’angle de la bombe et du danger d’hiver nucléaire, mais bien sous langue de ce « principe d’incertitude », élaboré par Heisenberg, pilier incontournable dans la connaissance de la physique quantique.
J’ai donc lu, que dis-je, dévoré, le livre d’Heisenberg, « La partie et le tout », qui est en fait en quelque sorte son journal.
Bien sur on y distingue les doutes du scientifique devant ses découvertes, mais surtout la crainte qui est la sienne, ayant refusé de quitter l’Allemagne nazie, de voir ses recherches dévoyées par une idéologie dont il n’approuve manifestement pas les théories.
Sans doute a-t-il fait le choix difficile de rester au risque d’y laisser sa peau, et d’accepter la direction d’un groupe de recherche, et en ralentissant la progression pour ne pas donner l’opportunité au pouvoir nazi de mettre au point l’oeuvre de destruction massive.
Alors que l’on aurait pu s’attendre à ce que l’oeuvre de mort soit accomplie par l’idéologie honnie. Le pire n’est pas venu de ce côté là mais bien du côté des « libérateurs ». Les USA à grands frais mirent au point la bombe et déclenchèrent l’hiver nucléaire sur les innocents d’Hiroshima et de Nagasaki, le 6 août 1945. 

Le pire ne vient jamais là où on pourrait l’attendre. 
On avait cru, le 8 mai 1945, en avoir fini avec l’horreur, ce n’était que le préambule d’un monde qui allait entrer dans la guerre froide et dans la surenchère d’un « équilibre » de la terreur, chacun suspectant l’autre  d’être potentiellement le fossoyeur de l’avenir.
On aurait cru le pire venait de la bombe, il est finalement aussi apparu au détour des deux accidents majeurs (il y en eut bien d’autres dont on parle peu) de Tchernobyl et Fukushima.

Alors qu’Hiroshima n’avait pas encore pansé toutes ses plaies, Werner Heisenberg écrit : « Déclarer publiquement que l’on est pour la paix et contre la bombe atomique n’est qu’un bavardage stupide. Car tout être humain doué de bon sens ne peut qu’être pour la paix et contre la bombe atomique, et n’a pas besoin d’une déclaration des physiciens pour le maintenir dans ces  sentiments. Sans doute les gouvernements tiendront-ils compte  de ce genre de manifestes dans leurs calculs politiques ; ils affirmeront  qu’ils sont eux-mêmes pour la paix et contre la bombe atomique, en ajoutant accessoirement qu’il s’agit naturellement d’une paix qui doit être avantageuse et honorable pour leur propre nation, et qu’il s’agit essentiellement  des bombes atomiques, condamnable, des autres. Mais, avec tout cela, rien n’est gagné. »
Il ne croyait pas si bien dire. 

75 ans plus tard, après l’effondrement en 1989 du mur de Berlin, plus personne ne sait très bien à quel équilibre contribue l’arsenal nucléaire, sans cesse renouvelé et perfectionné au point qu’il suffirait sans doute d’une seule de ces bombes, alliée au spectre d’un embrasement des nombreuses centrales nucléaires « civiles », pour que toute vie sur terre soit éliminée pour longtemps, mettant un terme à l’expérience humaine.

C’est bien pourquoi, mettant, dans « La bombe », en cohérence tout ce que l’histoire nous a révélé de cette sombre marche qui mena à Hiroshima, Alcante, Bollée et Rodier ont accompli une oeuvre fertile, accessible à tous, une oeuvre magistrale qui devrait nous aider à réfléchir à nos engagements pour un monde d’où la puissance nucléaire serait une fois pour toute abolie, mettant un terme à ce stigmate d’un XXème siècle qui ne brilla guère par son humanité.

Xavier Lainé

28 avril 2020