dimanche 24 mai 2020

Lire dans les profondeurs (pour ne pas devenir barbare)








A propos de « Les barbares » de Alessandro Baricco, éditions Gallimard, 2014

Je lis, je ne cesse de lire au point parfois de ne plus savoir qu’écrire puisque tant le font si bien.
Je lis et j’écris pourtant, pour ne pas demeurer à la surface du monde.
Je lis pour trouver cette chose indéfinissable qui me ferait grandir encore et tendrait à restreindre le champ de mes ignorances.

« C’est un voyage pour des voyageurs patients, un livre. »

C’est sans doute pour cette patience que, sur la table, les livres forment une pile indifférenciée.
Une pile dans laquelle ma curiosité pioche, parfois au hasard.
Comme je sais que le hasard n’existe pas, un livre pioché me fait gagner le ticket d’un autre acheté, mais non lu, qui ne présente pas de rapport apparent avec le précédent ni avec le suivant, mais qui pourtant en quelque lieu indéfinissable de mon esprit, se mettent en conjonction, en correspondance et m’invitent à penser.
Rien à voir avec la profusion qui est incitation à la noyade.
Il faut lire un à un les ouvrages en attente pour plonger en des abysses délicieux.
Ça parle d’âme, du temps qui passe ou se ralentit.
C’est vertu retrouvée que le temps donné par un gouvernement qui trouva moyen de me confiner là où déjà j’étais mais sans trouver le temps.
C’est manière de le retrouver.
Ainsi en allait-il de Marcel Proust plongeant par inadvertance dans le journal des Goncourt, une magnifique occasion, pour lui, de se regarder au miroir de la littérature : « Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c’était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. »
L’esprit semble divaguer, dès lors qu’il cherche à plonger dans les profondeurs.
Profondeur des êtres et des choses, profondeur du monde et de l’univers.
Tout fait ventre, mais tout n’est pas à vendre.

« L’âme se perd quand on vise la commercialisation massive. »

C’est là qu’intervient le barbare. Sur ce fil qui distingue la surface et la profondeur.
Sur cette ligne de crête qui sépare la profondeur culturelle du matraquage abusif de la profusion.
L’impérialisme culturel tend, par la massification, la mise sur le « marché du livre » d’un tout à lire qui ne permet pas la plongée dans les profondeurs, à brouiller les pistes. C’est une manière de réserver la profondeur à ceux dont il estime qu’ils ont les codes d’accès tandis que surfent à la surface les nouveaux arrivants.

« Une invention technologique permet à un groupe humain aligné essentiellement sur le modèle culturel impérialiste d’accéder à un geste qui lui était jusque-là interdit et qu’il relie d’instinct à un spectaculaire immédiat, à un univers linguistique moderne, donnant ainsi à ce geste un succès commercial foudroyant. »

Qui sont donc les barbares ?
Ceux qui, lâchés, sans même savoir à quels appétits leur soif de consommation les livre, ou ceux qui, derrière, lentement mais sûrement, dirigent les premiers où ils veulent les diriger : une manière d’être au monde qui se contente de voguer à la surface, de surfer sur le Web, lui-même sous surveillance étroite, dans une vie sous dépendance ?

« Un système est vivant quand le sens est présent partout et de façon dynamique. Si le sens est localisé et immobile, le système meurt. »

On le voit chaque jour : travail absurde rémunéré misère, folie lorsque soldes pointent leur nez, tandis que le consommateur se dispute les derniers rouleaux de papier toilette, les barbares derrière leurs corbeilles d’argent se frottent les mains.

« Ce que nous deviendrons demeure la conséquence de ce que nous voudrons devenir. Le soin, l’attention, la vigilance sont donc particulièrement importants. »

Ainsi écrit Alessandro Baricco, et la lecture de ses barbares nous invite à réfléchir et à comprendre plus qu’à condamner les victimes d’une barbarie sournoise dont les responsables vivent à l’abri, possédant à eux seuls presque toutes les richesses d’une planète qu’ils dessèchent jusqu’à en exclure l’immense majorité.
Vivre, c’est apprendre à tenter d’y voir clair et lire derrière les masques, une part de vérité dont la bourgeoisie se méfie : la peur est dans son camp, tout éveil critique est contribution à sa chute.

Xavier Lainé

24 mai 2020


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