Si je suis en proue de la nef
Ce n’est pas sans juste raison
Et salut à qui bien m’entend :
Je m’appuie sur ma librairie
En ma maison j’ai force tomes.
Qu’importe si n’y entends mie :
Je les tiens en très haute estime,
Les époussette, les émouche.
Entendant parler savamment,
Je dis : « j’ai tout cela
chez moi ».
Il me suffit pour être aux anges
D’avoir autour de moi mes livres.
On dit que Ptolémée avait
Tous les livres du monde entier
Et les tenait pour son trésor
Il les rangeait sur les rayons
Et n’en était pas plus savant.
J’ai autant de livres que lui :
Du diable si jamais je lis !
Qu’irais-je m’altérer l’esprit
M’empêtrer d’amas de savoir ?
L’étude encombre de chimères !
Ne puis-je pas en grand seigneur
Payer, qu’on m’instruise à ma place ?
Et quoique j’aie l’esprit obtus
Lorsque je suis parmi les doctes
Je sais dire en
latin : « Ita ! »
Mais dans le registre allemand
Suis plus à l’aise qu’en latin.
Je sais que vin se dit vinum
Cocu gucklus, stultus crétin,
Me fais appeler « docte
sire » :
Je n’ai qu’à cacher mes oreilles
Nul n’y verra l’âne au meunier.
.
Grand fol encore est qui honore
Plus que sagesse la richesse
Et donne au riche préséance
Qui a des grelots aux oreilles ;
S’il est élu, même au conseil,
C’est pour le bien qu’a au soleil.
Les gens créditent votre avis
D’autant que vous avez en poche :
Faites place à Messer Pfennig !
Salomon vivrait-il encore
Qu’il n’entrerait pas au conseil
S’il était pauvre tisserand
N’ayant maille ni sou vaillant.
Un riche, on l’installe à sa table
On lui sert venaison, volaille
Et poisson, on lui fait la cour :
Les gueux attendent à la porte
Gelés, tremblants, tout morfondus.
Au riche on
dit : « Mangez, Messer ! »
Gloire, ô Pfennig, honneur à toi !
Tu rends plus nombreux les amis,
Argent qui rallies les faveurs
Tous te saluent, sont tes parents.
Du prétendant faisant sa cour,
On veut savoir : « Quels
sont tes biens ? »
Qui se soucie encor d’honneur
D’un savant, d’un sage érudit ?
On veut un fou en confrérie,
Un gros qui aie de quoi, fût-il
Garçon d’étuves, proxénète.
Que vaut un homme habile, honnête,
Le pfennig lui dame le pion !
Mais qui n’ouït la clameur du pauvre
En vain frappera à Son huis.
.
Qui ne voudrait fâcher personne
Doit supporter bien des tracas
Et sur son seuil ouïr bien des bruits
Voir bien des choses malgré lui ;
Pour ce, louons bien haut ceux-là
Qui se sont retirés du monde,
Pour vivre par monts et par vaux,
Car le monde incite à la chute,
Les pousserait à se damner.
Mais le monde les veut à soi
Quoiqu’il n’y ait rien à gagner
Pour lui à des gens faits comme eux.
Qui s’efforce au bien de son mieux,
Fasse que doit et laisser dire,
Qu’il ne vacille en son projet
Et ne danse au sifflet des fous.
Si les prophètes et tous les sages
S’étaient rangés à fol avis
Gardant pour eux bonne parole,
Que fût-il donc advenu d’eux !
Il n’est pas né, l’homme capable
De plaire ensemble à tous les fous ;
Pour servir chacun à son gré
Il faut être un fameux valet
Se lever tôt avant le jour
Et ne guère aller se coucher.
On n’a point assez de farine
Pour en boucher tous les caquets,
Il n’est pas en notre pouvoir
De changer le discours des fous.
Le monde agit tel qu’il est fait,
Certains sont faits à large dose.
Le coucou ne sait que
« coucou »
Un oiseau chante à son gosier.
.
Les fous sont foule forcément
Car tant de gens ne se voient pas
Et s’imaginent comme sages
Quand chacun voit fort clairement
Sur eux leur folie. Mais on ose
Leur dire : « Fou, que fais-tu
donc ! »
Et la sagesse où ils s’appliquent
Est celle de grands imbéciles ;
Si nul songe à les louer
Ils le font bien assez tout seuls
Et le sage nous avertit
Que la propre louange pue.
Qui se fie à son propre sens
Il n’est qu’un fol et idolâtre,
Mais qui chemine avec sagesse
On le louera à tout moment.
Heureux le pays où les maîtres
Suivent l’étoile de sagesse
Où le bourgmestre mage à l’heure
Loin des débauches et banquets.
Malheur à toi, piteux pays
Où le roi est infant et les
Princes dînent dès le matin
Négligeant le travail du sage
Préférable est un faible enfant
Si l’enfant est un sage, au roi
Qui n’est plus qu’un vieil insensé
Qui ne sait prévoir ni pense.
Malheur aux justes, mal à eux,
Quand on voit les fous se lever.
Dépérisse des fous le nombre
Alors se multiplient les justes.
Gloire au pays, de près, de loin,
Qui pour maître reçoit un juste,
Mais dès qu’on voit régner un fou,
Beaucoup par lui sont pervertis…
Il est mal, dans les jugements,
De ménager amis, notables
Et pour une bouchée de pain
De commettre la forfaiture
Droit jugement convient au sage,
Et sans nul égard aux personnes.
Juge soit sourd à l’amitié…
Mais l’équité est déjà froide,
Les deux grands glaives sont rouillés
Et glissent mal hors du fourreau ;
Point ne tranchent où il faut :
Justice est morte, n’a plus d’yeux,
Tout à l’argent est asservi !...
.
Vogue une nef de compagnons,
Chargée d’ouvriers artisans,
De tous arts et de tous métiers
Chacun muni de son outil.
Métier n’est plus ce qu’il était,
Il croule, ployant sous le nombre ;
Tout valet veut devenir maître,
On a trop de tous métiers.
On voit qui s’intronise maître
Sans avoir été apprenti.
L’un s’évertue à nuire à l’autre
Et court tout seul à sa faillite.
Pour s’en tirer à moindre mal
Tourne le dos à sa cité.
Ce que l’un ne fait pour vil prix,
Deux, même trois de ses voisins
Consentiront à le fournir,
Mais font le travail à moitié.
Et l’on bâcle la marchandise,
On peut la vendre à bon marché.
Mais pour pouvoir tenir échoppe
La vente doit couvrir les frais !
Tel fait à l’autre si bon prix
Mais alors, point de garantie :
Car on travaille à moindres frais
Ouvrage vite fait, mal fait,
Suffit de préserver l’aspect
L’artisan creuse ainsi sa tombe,
Il est à demi mort de faim.
« Ce que tu laisses, je le fais
En peu de temps, à peu de frais,
Pourvu qu’on fabrique en grand
nombre ! »
Pour mieux saisir la vérité,
J’ai séjourné parmi ces fous
Avant de les mettre en vers :
Ils fussent certes mieux venus
En y passant un jour de plus :
La hâte nuit au bel ouvrage…
.
Il est fou, qui fait à autrui
Ce qu’il n’aimerait qu’on lui fit.
Le sort que tu réserves à l’autre
C’est le même qu’il te fera.
Ce que tu cries dans la forêt
En écho, toujours l’entendras ;
Qui met l’autre dans un sac,
Se prépare ses toile et corde.
Qui répand les défauts des autres
On lui dira ses vérités…
.
Nous honorons un nouveau saint
Il porte un nom, c’est saint
Grossien :
Chacun le célèbre en tout lieu
Par de raides obscénités ;
Pour la farce on revêt son froc,
Un habit fort peu reluisant.
Bien mort est sire Bienséant :
Le fou tient le truie par l’oreille
Et fait tinter haut sa sonnaille
En fière chanson gaillarde.
Le cochon seul mène la danse
Nef des fous halée à sa queue
Pour que ne sombre sous la charge,
Ce qui serait vraiment dommage.
Car si les fous n’aimaient le vin
On le vendrait pour moins d’un liard.
Mais le truie a fait des pourceaux
Qui vont partout rire des sages.
Nul n’a plus goût au jeu d’échecs
Car le cochon est bien le roi ;
Qui dit les propos les plus gras
Il est partout au premier rang…
.
Les fous d’argent sont en tous lieux
Ils sont légion, ils sont nombreux
Qui aiment l’or plus que renom.
On ne loue plus la pauvreté.
Ici-bas il n’arrive à rien
Qui n’a que vertu pour tout bien :
Sagesse n’est plus honorée
L’honnête est le dernier servi
Est mis à la portion congrue,
Il ne faut plus parler de lui ;
Et qui n’aspire qu’aux richesses
Habile à s’enrichir bien tôt,
Fait l’usurier, nuit, tue, se damne,
Est félon contre son pays.
Il en va ainsi par le monde :
L’argent fait de méchantes gens.
Justice au plus riche est vendue
Et l’argent, il vous ferait pendre
S’il n’aidait pas à vous dépendre ;
Par lui reste impuni le crime.
Te le dis tel que je le pense :
Au gibet pend menu fretin.
Le frelon passe l’arantèle
Où seul s’englue le moucheron…
.
Il faudrait le prendre au collet
Et bien lui secouer les puces
Lui frotter le cuir sans douceur
Qui accapare et met chez lui
Le blé et le vin du pays.
N’a honte du péché infâme
Qui va priver un pauvre bougre,
Affamer ses enfants, sa femme.
Où en sont aujourd’hui les prix
Ils n’ont jamais été avant ;
Hier le vin coûtait dix livres
En un mois le cours a changé
Heureux si on le trouve à trente,
Pareil l’épeautre, seigle et blé,
Passons sous silence l’usure,
Les taux d’escompte et les loyers,
Braderie, encan, prêt sur gage.
Tel gagne bien plus en un jour
Qu’il devrait gagner tout un an.
Prête en billon qui prend de l’or ;
On prête dix, on inscrit onze…
*
Bibliographie
- La nef des fous, éditions José Corti,
1997, 2004
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