Le contexte est celui d’une guerre
économique mondiale d’une destructivité inouïe. Le problème de la dette
publique a été engendré par cette guerre extrêmement destructrice, qui a fait
depuis trois décennies – depuis la révolution conservatrice mise en œuvre par
Thatcher et Reagan, puis poursuivie par Blair, Berlusconi et Sarkozy –
d’innombrables victimes. Un milliard d’êtres humains souffrent actuellement de
faim ; en France la précarité, le risque de perdre son travail ou de ne
jamais trouver une position stable quand on est jeune sont devenus l’ordinaire
de presque tous. Cette situation a été systématiquement cultivée par la
financiarisation de l’économie qui a mené une guerre sans merci contre toutes
les formes de collectivités humaines – et contre leurs puissances publiques
qu’elle a acculées à l’impuissance publique. Certes, les villes ne sont pas
rasées, les usines ne sont pas bombardées, les terres agricoles ne sont pas
minées ou défoncées par des tirs d’obus. Mais ce qui fut appelé la
« destruction créatrice » par l’économiste Joseph Schumpeter (1883 –
1950), dès lors qu’elle est devenue, avec la financiarisation, exclusivement
spéculative, et a conduit au désinvestissement généralisé, a imposé une logique
de jetablité et de destruction qui fait que la « mondialisation » est
devenue une lutte contre toutes les formes de valeurs.
Cette guerre est aveugle : ceux qui la
mènent s’aveuglent eux-mêmes devant le fait qu’ils sont en train de détruire
les objets de leur spéculation : il n’y aura bientôt plus de combattants
économiques. Et c’est alors qu’apparaîtront les combattants militaires. Un bon
Président ou une bonne Présidente pour 2012 n’a pas le droit d’ignorer ce
contexte – ce que feront comme toujours les démagogues – et devra d’abord être
capable de proposer une alternative à la guerre économique.
C’est un impératif absolu, essentiellement
pour deux raisons : 1. Si elle devait se poursuivre, cette guerre
économique mondiale conduirait à brève échéance à une guerre militaire
mondiale ; 2. Au stade où elle en est déjà, il est devenu tout simplement
impossible d’éviter la ruine économique et politique totale de la France, aussi
bien d’ailleurs que de l’Europe et des pays industriels historiques – y compris l’Allemagne, qui, dans un tel
contexte, finira par connaître le même sort que les Etats-Unis, et la soudaine
chute de sa croissance cette année est un indice de ce fait.
.
Si la dette publique est devenue
insupportable, c’est parce que les Etats ne croient plus en eux-mêmes. Mais
s’il y a un tel discrédit, une telle perte de croyance dans l’avenir, et donc
une perte de confiance entre banques, acteurs économiques, acteurs publics,
instances politiques, générations, et finalement entre les citoyens eux-mêmes,
et en chacun par rapport à soi-même, c’est surtout parce que le modèle
consumériste qui s’était développé au début du XXème siècle est devenu toxique
et destructif pour la planète et que cette destruction s’est emballée avec la
financiarisation imposant sa logique à la mondialisation : alors le consumérisme
est devenu porteur d’addictions, de maladies, de mal-être, d’épuisement des
ressources naturelles, de déséquilibre environnemental, de contournement
systématique des lois et des règles fiscales, d’attention deficit disorder
(troubles du déficit de l’attention, NDLR), de destruction des modèles
éducatifs, de liquidation des systèmes de production par les leveraged buy-out
(financement d’acquisition par l’emprunt, NDLR), etc.
.
Pour obtenir la confiance des gens, il faut
leur faire confiance : c’est une règle élémentaire qui prend à rebours
l’idée dominante selon laquelle les politiciens doivent communiquer,
« faire de la pédagogie », donner des explications bêtasses à des
gens dont on suppose qu’ils ne comprennent rien. Ceux-ci sont beaucoup plus
lucides qu’on le dit : ils ne demandent qu’à réfléchir et à agir en
fonction de ces réflexions. Il faut cesser de les prendre pour des enfants,
c’est-à-dire pour des imbéciles (s’il est vrai qu’un adulte infantile est un
imbécile). Les Français, comme la plupart des habitants de la Terre, attendent
que l’on s’adresse à leur intelligence.
*
[…] L’infantilisation des adultes, à quoi
les industries culturelles procèdent de nos jours systématiquement – ce qui
conduit à la majoration prématurée des enfants et des adolescents dont
l’appareil psychique tend à être purement et simplement détruit par les
appareils psychotechnologiques des mêmes industries culturelles – constitue une
régression historique sans précédent.
.
[…] Il faut que l’intelligence se batte
pour elle-même, et peut-être bien contre ce qui, en elle-même, est bête.
.
Il faut réfléchir, pour avoir une véritable
intelligence de ce qu’il en est de l’intelligence, sur ce que l’on est en train
de faire au moment même où l’on réfléchit ainsi, en tant que l’on est soi-même
une intelligence individuelle prise dans un processus qui la dépasse, et qui
forme une intelligence collective.
.
La bataille économique, […], ne devrait
être en principe qu’un « moyen » pour atteindre cette fin qu’est
l’intelligence. Or, dans cette bataille, un retournement tend à s’opérer, tel
que ce qui devrait être le « moyen » devient la fin, et la fin, le
« moyen ». Et il se trouve précisément qu’alors, ce qui était une
bataille économique de l’intelligence, et par l’intelligence, engendre
précisément la bêtise – la destruction de l’attention, l’irresponsabilité,
l’incivilité, « le degré zéro de la pensée ».
.
Devant la bêtise, j’ai honte, et cette
honte me fait penser : elle me force à penser – me fait faire attention
selon un mode spécifique qui s’appelle la pensée, qui est le déclenchement
d’une force. […] Mais cette bêtise ne peut me faire honte, et me faire ainsi
faire attention à ce qu’il en est de la bêtise, et m’amener à conquérir une
intelligence de la bêtise, que parce que je sais que c’est d’abord la
mienne : elle ne peut m’affecter, cette bêtise, que parce qu’elle me
rappelle que moi aussi je suis (organologiquement) bête, et que, comme disent
les enfants, dans une langue mineure qui n’est pourtant pas bête (langue qui
est aussi celle de la littérature, à commencer par la littérature dite
mineure), « c’est celui qui le dit qui y est ».
.
Si la majorité consiste à penser par
soi-même, cette pensée ne tient comme pensée qu’en se tenant devant le public
qui lit (seule base possible d’une majorité démocratique), c’est-à-dire :
comme circulation de la pensée qui est toujours dépassée par elle-même, qui est
une pensée pour l’autre et par l’autre (par l’autre en tant qu’il pense).
.
L’intelligence donne du savoir, et la
bataille de l’intelligence est aujourd’hui celle de ce que l’on appelle la
bataille des industries de la connaissance et des sociétés de savoir. Mais une
telle société suppose une intelligence sociale au sein de laquelle il est
possible de vivre en bonne intelligence.
.
Vivre intelligemment en société, c’est
prendre soin du social en sorte que le social soit aussi un soin pris à
l’individu en tant qu’individu.
.
Il n’est pas fatal que le temps des jeunes
cerveaux soit capturé et monopolisé par le marketing et par là systématiquement
privé de conscience, au point qu’il devient parfois impossible d’éduquer ceux
dont les cerveaux sont les organes organologiquement conditionnés, ce qui
engendre incivilité et délinquance. Il n’est pas fatal que les cerveaux les
plus vieux, soumis à la même condition, s’en trouvent privés eux-mêmes de leur
responsabilité, c’est-à-dire de leur capacité à s’opposer à cet état de fait.
.
(…) Le devenir-prématurément-majeurs des
enfants est l’effet en miroir de la prolongation de plus en plus tardive de la
minorité de leurs aînés et parents, qui est aussi la perte de leur exemplarité.
Et tout cela constitue une tendance asymptotique à cristalliser une stricte
incapacité psychique aussi bien que sociale à atteindre la responsabilité,
c’est-à-dire la majorité.
.
L’irresponsabilité des consommateurs,
juvéniles aussi bien qu’adultes – les premiers prescrivant de plus en plus
souvent les comportements des seconds -, dégrade les environnements familiaux
et sociaux en détruisant les liens intergénérationnels et en affaiblissant la
loi. Mais elle dégrade aussi et en conséquence les environnements naturels en
généralisant le gaspillage et la jetabilité : le non-attachement aux
choses qui font un monde.
.
L’irresponsable se moque des conséquences
de ses actes, dont il devient du même coup inconscient. Il n’est pas seulement
dénué de conscience critique : il est privé de conscience tout
court : il n’est plus qu’un cerveau.
.
Du côté de la consommation, le mode de vie
capitaliste est devenu un processus addictif de moins en moins porteur de
satisfactions durables – ce qui a engendré un grand malaise dans la
consommation, qui a remplacé la culture, c’est-à-dire le soin, s’il est vrai
que la culture procède de cultes en tous genres, c’est-à-dire d’attachements à
des objets dont l’ensemble constitue un système de soin, tandis que du côté de
la production est apparue une « souffrance au travail » protéiforme,
et qui se traduit désormais par des suicides chez les cadres comme chez les
exécutants.
.
(…) En aucun cas le nouveau capitalisme
mondial ne peut se développer en reproduisant les modes de production et de
consommation qui auront caractérisé ceux des démocraties industrielles
occidentales, japonaise et coréenne. Car l’exportation de ce mode de vie est
aussi celle d’une croissance des taux de production de toxines en tous genres à
la plus grande partie de la population planétaire, et qui ne peut que conduire
à la disparition de l’espèce humaine – outre que les phénomènes de destruction
des appareils psychiques y produisent également leurs effets, et tout aussi
rapidement que s’y répand la « croissance ».
.
L’investissement, qui s’attache à son
objet, et vise donc la durée, est précisément le contraire de la consommation.
La consommation, lorsqu’elle fonctionne pour et par elle-même, comme c’est
aujourd’hui le cas, est conduite par la pulsion, qui, à la différence du désir,
recherche sa satisfaction immédiate. La consommation fonctionnant pour et par
elle-même est ce qui détruit le désir qui s’attache au contraire à des objets,
et qui est toujours, en cela, un investissement.
.
(…) La régression des adultes et la
généralisation de l’irresponsabilité reposent sur la destruction du ça – par la
confusion des générations, le court-circuit des processus d’identification
primaire, et la liquidation consécutive des systèmes de soin, c’est-à-dire des
espaces transitionnels que forme la culture.
.
(…) La télécratie a remplacé la démocratie
– et il apparaît de plus en plus évidemment que la télécratie, qui est la
concrétisation économico-politique du psychopouvoir, ruine tout sentiment de
responsabilité, ce qui a des effets de plus en plus désastreux, en particulier
sur la jeunesse et l’enfance, et sur les rapports entre les générations,
c’est-à-dire sur la base de l’autorité.
.
Face à l’incurie en quoi consiste
l’irresponsabilité généralisée, une nouvelle responsabilité des pouvoirs
publics apparaît, tout d’abord en termes de formation et de protection de
l’attention des enfants et des adolescents, mais qui s’inscrit dans la question
plus générale d’une reconstitution des systèmes de soin en quoi consiste une
société civile et civilisée, dont les systèmes politiques sont des cas, et qui
consiste en fin de compte à sauver la démocratie en la réinventant selon les
nécessités induites par les évolutions organologiques et psychotechnologiques.
Un tel chantier constitue à n’en pas douter le programme prioritaire d’une
bataille de l’intelligence.
.
(…) L’industrie télévisuelle détruit
l’éducation et engendre « le degré zéro de la pensée ».
.
(…) L’identification est interminable parce
que l’individu (psychique aussi bien que collectif) ne cesse de changer – il
est ce processus que l’on appelle l’existence.
.
Ce sont tout d’abord les organes du corps,
notamment l’œil, la main et le cerveau, qui se coordonnent pour lire et pour
écrire, mais c’est aussi le corps entier, qui, pour commencer, prend l’habitude
de la station assise prolongée.
.
Les circuits de la transindividuation
s’inscrivent et en quelque sorte s’écrivent dans la matière grise du cerveau
sous forme de circuits de connexions synaptiques.
.
Les circuits de cette organologie sociale,
technique et physiologique sont ce que le système éducatif et plus généralement
tous les systèmes de soin sont en charge de frayer, de transmettre et
d’individuer, c’est-à-dire aussi de trans-former – comme constitution
intergénérationnelle du ça. Et ce sont ces circuits que les psycho-technologies
détruisent en les court-circuitant – et en court-circuitant par la même
occasion le système éducatif tout autant que la démocratie en tant que système
politique de soin.
.
(…) La noblesse de l’esprit est ce qui lui
donne la liberté de se projeter au-delà de ce qui existe, et, à fortiori,
au-delà de ce qui, comme subsistance, est la condition de ce qui existe. La
noblesse de l’esprit est la raison comme faculté de projection des objets du
désir de savoir qui sont infinis.
.
Ce que les parents et les éducateurs (quand
ils sont encore majeurs eux-mêmes) forment patiemment, lentement, dès le plus
jeune âge, et en se passant le relais d’année en année sur la base de ce que la
civilisation a accumulé de plus précieux, les industries audiovisuelles le
défont systématiquement, quotidiennement, avec les techniques les plus brutales
et les plus vulgaires – tout en accusant les familles et le système éducatif de
cet effondrement. C’est cette incurie qui constitue la cause première de
l’extrême affaiblissement des établissements d’enseignement aussi bien que de
la structure familiale.
Pour être rendu disponible aux impératifs
du marketing, le cerveau est ainsi précocement et littéralement privé de
conscience en ce sens que la création des circuits synaptiques en quoi consiste
la formation de cette capacité attentionnelle qu’est la conscience est bloquée
par la canalisation de l’attention vers les objets des industries de
programmes. Le cerveau juvénile, ainsi affecté, ou plutôt désaffecté – et qui
court d’autant plus de risques de souffrir d’un déficit attentionnel et d’un
échec scolaire qu’il aura été exposé précocement aux programmes télévisuels,
par exemple ceux de canal J -, est d’autant moins disponible pour reconstituer
les circuits longs de la transindividuation qui ont frayé le savoir au cours de
l’histoire humaine.
.
(…) On ne devient jamais pleinement majeur,
qui que l’on soit.
.
Pour des raisons très diverses, tous
ceux-là (nous tous qui sommes réputés majeurs) rejettent d’une manière ou d’une
autre l’idée même d’opérer une révolution organologique de la vie de l’esprit –
car elle est très complexe et douloureuse. Tous ceux-là, c’est-à-dire nous
tous, préférons nous leurrer en croyant soit 1/ que tout n’est pas si grave,
soit 2/ que l’on pourra revenir à des temps meilleurs, c’est-à-dire conformes
aux temps antérieurs, soit 3/ qu’il n’est pas possible d’améliorer la situation
(que nous ne sommes pas – du moins pas tous – perfectibles) et qu’il faut
essayer de s’en sortir et de protéger les siens, en s’efforçant d’oublier tout
les reste ; toutes attitudes qui (outre celle du mélancolique qui se
morfond en haïssant toutes choses et lui-même) manquent d’attention au monde,
attitudes mineures, et qui, dans un langage mineur, s’appellent faire
l’autruche – face à ce qui constitue finalement un colossal conflit à venir
entre les générations.
L’état de fait est pourtant catastrophique,
et au fond, aucune de ces autruches ne l’ignore. Mais tous (toutes) ont
intériorisé la logique TINA : there is no alternative, parce que tous
(toutes) nous sommes de près ou de loin sous l’influence des psychotechnologies
qui détruisent nos majorités.
.
(…) Si nous devons modifier nos
comportements en vue de réduire la production de dioxyde de carbone, ce ne sera
possible qu’à la condition de revaloriser très spectaculairement la formation
de l’attention, et notamment en tirant les conséquences des effets de
l’environnement médiatique sur la synaptogénèse.
.
(…) La consommation politique est
incompatible avec la démocratie, elle n’est qu’une télécratie.
.
Questions environnementales, politique
industrielle, politique éducative, règles encadrant les médias de masse,
politique des nouveaux médias : tout cela constitue une seule et même
question, et on peut l’appeler la bataille contemporaine de l’intelligence –
une bataille d’une importance incomparable au regard de toute l’histoire de
l’humanité.
.
(…) La plasticité cérébrale humaine
supporte, en tant qu’elle est structurellement inachevée et ouverte, le
processus d’individuation lui-même structurellement inachevé du psychisme aussi
bien que de l’appareil social, et c’est cet inachèvement commun qui converge
dans l’objet de l’attention en tant qu’elle est à la fois psychique et sociale.
.
C’est (…) l’existence qui est réduite à la
subsistance, le psychopouvoir soumettant l’appareil psychique aux objectifs du
biopouvoir.
.
(…) Les sociétés disciplinaires sont
devenues des sociétés de contrôle dont la psychotechnologie est le principal
organe au service du marketing.
.
La rétention est la base de tout système de
soin, qui est toujours un système d’apprentissage par où se forme une
attention. Apprendre, c’est retenir.
.
L’enseignement n’est pas simplement la
transmission du savoir, mais de la connaissance. Et celle-ci n’accède à ce
statut qu’à la condition d’être publiquement et explicitement
transmissible : enseignement et connaissance sont indissociables. Une
connaissance doit pouvoir être enseignée, faute de quoi ce n’est pas une
connaissance. Et un enseignement ne peut transmettre que des connaissances –
même si un enseignement est souvent accompagné d’une éducation, et suppose en
cela la transmission d’un savoir-vivre. C’est ainsi que la connaissance rompt
avec la mystagogie : le savoir rationnel n’est plus le fruit d’une
initiation, mais d’une instruction.
Cela ne signifie pas que la connaissance
n’a plus rien à voir avec les mystères.
.
Le philosophe aime la sagesse dans la
mesure même où il pose qu’elle lui échappe et le dépasse : la sagesse est
l’objet du désir de la philosophie dans la mesure – et dans la démesure – où
elle lui fait défaut, demeurant pour elle une interrogation sans cesse
renouvelée.
.
La difficulté de l’enseignement
philosophique est de faire la part entre l’enseignement en quoi consiste la
philosophie, et cet objet qui ne peut jamais faire l’objet d’un simple
enseignement ( d’une simple intériorisation d’opérations de rétention), mais qui
doit devenir une expérience et quasiment un mode de vie : une ascèse, un
soin, une épimélia d’un type particulier – dont toutes les techniques de soi
étudiées par Foucault sont des cas.
.
A partir de l’écriture, la connaissance
apparaît et construit son objet connaissable, c’est-à-dire sans mystère. Mais
l’objet de la connaissance ne se réduit jamais à cette construction. Il y a une
inadéquation irréductible entre la connaissance et son objet, et elle inscrit
l’inachèvement au cœur même de ce processus d’individuation en quoi consiste la
connaissance telle qu’elle désire son objet. C’est pourquoi l’objet de la
connaissance est in-fini : parce que c’est l’objet du désir.
.
La connaissance n’est pas réductible à une
technique, c’est-à-dire à un simple mode de production de son objet. Elle est
un affect. Le vrai, le juste et le beau m’affectent et en cela dépassent ma
seule connaissance : ils me trans-forment.
.
L’école et le collège instituent simplement
une technique disciplinaire comme celles instaurées par l’armée puis par
l’usine et dans la prison.
.
La question est seulement de savoir s’il
faut penser les choses depuis leur ordinaire, ou depuis ce qui peut se
produire, dans cet ordinaire, et grâce à lui, d’extra-ordinaire, comme excès au
service de quoi serait un tel ordinaire et auquel il s’agirait d’accéder – par
exemple comme conquête d’une majorité, contre la paresse, et contre la lâcheté.
.
Cet état d’esprit révélateur de déceptions,
en s’imposant à travers tant de grandes figures tout droit sorties, en France,
de l’Ecole normale supérieure, tire sa puissance performative, après l’énorme
déception de cette espèce d’avortement historico-politique qu’aura été 1968,
d’un discours de déniaisement basé sur la rhétorique du ne… que… au futur
antérieur – par exemple : L’école n’aura été qu’un dispositif
disciplinaire, ou encore : la pensée politique n’aura été qu’un grand
récit (ce qui veut dire en fait : nous sommes condamnés à gérer
l’économie, il n’y a plus d’économie politique). De tels énoncés sont des
tentatives d’universaliser et de rationaliser les échecs historiques d’une
génération de penseurs, de militants et d’acteurs publics. Nous en faisons
aujourd’hui les frais : nous vivons dans ce qui se présente comme n’étant
plus qu’un désert – celui du nihilisme dont ces discours sont les versions les
plus subtiles, et en cela les plus révélatrices, en effet. Et pourtant…
.
La question du XXe siècle est celle de la
révolution des modes d’existence humains, qui doivent devenir des modes de
consommations en liquidant les savoir-vivre dans ce qui devient une économie
industrielle de services dont les industries de programmes sont la base. C’est
ce qui conduit à la destruction des milieux associés , c’est-à-dire des
milieux symboliques, qui sont remplacés par des milieux dissociés, c’est-à-dire
des milieux cybernétiques.
.
La technique de soi commence par
l’intériorisation hypomnésique des discours, qu’ils soient légués et reçus, ou
qu’ils soient conçus et produits, la condition étant qu’ils soient mis sous
forme de rétentions tertiaires – ce qui constitue aussi, sous la conduite d’un
maître, le principe de tout enseignement scolaire.
.
Le passage du sien au soi signifie que ce
qui était mien devient moi.
.
Il faut prendre en compte le caractère
tecno-logique de la constitution du soi, le soi se distinguant du moi non pas
tant par sa réflexivité, comme moi se considérant lui-même, que par le fait que
le soi est indissociable du soin tel qu’il a d’emblée une double dimension
psychique et sociale, en sorte que prendre soin de soi est toujours déjà
prendre soin de l’autre et des autres.
Les techniques de soi se transforment ainsi
inéluctablement en techniques de l’autre et des autres : en technique de
gouvernement de soi et des autres.
.
Dans « la phase actuelle du
capitalisme », les dispositifs épuisent les « sujets » parce
qu’ils ne peuvent plus engendrer autre chose que de la désubjectivation,
c’est-à-dire d’immenses risques d’explosion.
.
Penser, c’est agir, et agir dignement,
c’est exister dans cet entre-deux.
.
L’ « Etat bourgeois » est
caractérisé essentiellement comme biopouvoir mettant en place une politique de
gestion administrative du devenir et de la croissance de la population, par
exemple comme politique de soutien à la natalité ou d’hygiène publique :
telle est la biopolitique.
.
Au cours du XIXe siècle, en France, et dans
le même mouvement qui fait de l’hygiène l’une des principales préoccupations
publiques, l’Etat institue l’instruction obligatoire dans le cadre de la
laïcisation systématique de la vie publique. Or, tout comme la biopolitique des
soins pris aux conditions vitales du développement de la population
démographiquement appréhendée par une politique économique globale devient au
XXe siècle la politique de santé publique et d’assurance sociale qui accompagne
et qu’accompagne la croissance de l’industrie pharmaceutique – ainsi soutenue
par la commande d’Etat déléguée à la demande de la population elle-même –,
l’Etat-providence, qui anticipe alors le développement industriel par des
politiques planifiées (par exemple comme science du vivant mise au service de
la biochimie industrielle), fait de l’instruction publique une politique à la
fois d’éducation nationale, d’enseignement supérieur et de recherche
scientifique et technologique par la formation, l’acculturation et la
transformation des esprits de tous, et parmi eux, des meilleurs qu’il s’agit de
mobiliser au service d’un nouvel âge de l’intelligence. (C’est l’âge de ce que
Valéry décrit comme une économie politique de l’esprit tout en observant que sa
valeur baisse).
.
Tout être humain se trouve chargé de son
existence sauf à devenir inhumain : sauf à inspirer à tout autre homme
digne d’un tel nom la honte d’être un homme.
.
Prendre soin, c’est prendre soin d’un
équilibre qui est toujours à la limite du déséquilibre, voire « loin de
l’équilibre », et c’est tout aussi bien prendre soin d’un déséquilibre
toujours à la limite de l’équilibre : c’est prendre soin du mouvement.
.
A la fin du XXe siècle, ce ne sont pas les
Etats-nations et les pouvoirs publics « bourgeois » qui visent à
contrôler psychiquement les populations, mais les entreprises visant les
marchés planétaires (la bourgeoisie ayant d’ailleurs disparu, laissant place de
plus en plus souvent à la mafia).
.
C’est désormais le capitalisme financiarisé
qui entend concevoir, faire adopter et faire disparaître à volonté selon ses
besoins immédiats, le plus vite possible, à très court terme, et en fonction
des cycles de rotations extrêmement rapides imposés par la guerre économique
mondiale et par les hedge funds, les produits médiatiques d’un psychopouvoir
qui a pour but exclusif la maîtrise planétaire des comportements.
.
C’est ce capitalisme déterritorialisé, et
tout à fait « émancipé » de tous ses liens avec les Etats-nations,
qui entend orchestrer les changements de comportements dans toutes les aires
culturelles, quelles que soient leurs singularités qu’il s’agit donc d’éliminer
par une industrie mondiale des psychotechnologies audiovisuelles auxquelles les
télécommunications et les industries du numérique viennent s’ajouter tout à la
fin du XXe siècle.
.
Parce que les objets temporels industriels
ont des capacités de captation, de monopolisation et de pénétration de
l’attention sans équivalent dans l’histoire, ils deviennent au cours du XXe
siècle les principaux produits de l’industrie dans la mesure où c’est par leur
intermédiaire que sont façonnés les modes de vie, en sorte que le biopouvoir et
la biopolitique deviennent ici une question relativement secondaire : elle
n’est plus qu’un aspect du psychopouvoir (son aspect somatique). Car à travers
les objets temporels industriels, le pouvoir économique court-circuite le
pouvoir politique des Etats, prenant massivement le contrôle des comportements.
.
Nous savons que le mode de vie propre aux
sociétés industrielles – fondées sur l’augmentation constante de la
consommation, dont les bases s’établirent en Europe et migrèrent en Amérique du
Nord pour y devenir the american way of life – ne pourra pas durer. Nous savons
que l’urgence est même de mettre un terme au plus tôt à ce mode de vie que
nous-mêmes, les Européens, avons en large part adopté en retour : il est
déjà devenu par lui-même, dans les conditions actuelles,
« insoutenable », et il deviendrait massivement et irréversiblement
mortifère s’il devait être adopté par les trois milliards d’êtres non inhumains
qui entrent depuis peu dans une « modernisation » qui paraît être
conduite par une logique ultra-spéculative, et en cela tout à fait sauvage – ne
prenant plus soin de rien, souvent mafieuse, et répandant partout l’incurie.
.
Aujourd’hui, les conséquences du conflit
entre institutions de programmes et industries de programmes apparaissent pour
ce qu’elles sont : les établissements d’enseignement s’effondrent, et la
misère symbolique règne en lieu et place de la culture – tandis que ces
établissements et cette culture sont là pour former les nouvelles générations
d’êtres non inhumains. Il en résulte un désastre psychologique et social dont
une conséquence massive est la liquidation de la faculté cognitive, qui est
remplacée par l’habileté informationnelle.
La faculté cognitive est le seul lien
solide entre le psychisme et le social – ce que l’on appelle la raison -, tel
qu’il passe par la succession des générations transformée et sublimée par les
disciplines – ce qui constitue le savoir. La saturation informationnelle est au
contraire ce qui désocialise le consommateur d’information. Les connaissances
et les savoirs doivent être psychiquement assimilés et faits sien, c’est-à-dire
soi, là où l’information est une marchandise faite pour être consommée,
c’est-à-dire « jetable ».
Le savoir individue celui qui apprend et se
transforme en intériorisant l’histoire des transformations individuelles et
collectives en quoi un savoir consiste. L’information diffusée par les
industries de programmes désindividue celui qui la consomme. L’information ne
peut devenir matière à penser et objet de savoirs qu’à la condition de faire
l’objet de transformations, opérées selon les règles des disciplines qui
constituent précisément en cela des savoirs, ce qui ne peut se produire que
comme transformation de celui qui transforme cette information.
L’éducation, conçue comme instruction des
savoirs ainsi constitués, c’est-à-dire comme leur transmission par des
institutions de programmes, est ce qui apprend à l’éduqué à opérer de telles
transformations – par où il s’individue comme être non inhumain. Les industries
de programmes sont au contraire ce qui désapprend ce qui est appris par les
institutions de programmes : l’apprentissage des disciplines par les
institutions de programmes est la formation d’une attention à chaque fois
spécifique aux objets de ces disciplines, et les industries de programmes
capturent cette attention en la détournant de ces objets institués que sont les
objets de savoirs : elles la détruisent en tant que faculté de connaître
et expérience du savoir – en tant que raison. Et elles conduisent vers
l’êtrinhumain – en liquidant ce que Jacques Lacan appelait le parlêtre.
Cette destruction de l’attention est une
désindividualisation, et c’est à la lettre une dé-formation : c’est une
destruction de cette formation de l’individu en quoi consiste l’éducation. Le
travail de formation de l’attention assuré par la famille, par l’école, et par
l’ensemble des établissements d’enseignement, des institutions culturelles et
de tous les appareils de la « valeur esprit », à commencer par
l’appareil académique, y est systématiquement défait en vue de produire un
consommateur dénué de cette capacité d’autonomie aussi bien morale que
cognitive qu’est la conscience comme libre arbitre – sans laquelle il n’y a pas
de science autre que ruineuse.
*
Toutes
les civilisations sont des manières de capter ce que Freud appelait l’énergie
libidinale pour la détourner des objets sexuels afin qu’elle se fixe sur des
objets sociaux par lesquels elle s’élève : une civilisation est un
processus de sublimation par où la puissance pulsionnelle se transforme en
énergie sociale – sublimer veut dire tout d’abord transformer.
Si,
aujourd’hui, il peut paraître vieux jeu, voire réactionnaire, de parler
d’ « élévation », je pense que cette apparence est une idée
reçue, elle-même très « réactionnaire », et que l’affirmation de la
nécessité de l’élévation est au contraire très révolutionnaire.
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Toute
société suppose un pouvoir de sublimer, d’organiser, de cultiver. Par
définition, ce qui doit être cultivé, c’est ce qui ne se produit pas de
soi : cela nécessite des institutions, que celles-ci soient le chaman, la
papauté, l’Assemblée nationale ou l’ONU. Or, pour que ces institutions
fonctionnent, il faut qu’elles fassent droit d’une manière ou d’une autre au
singulier comme source de tout avenir et que, précisément, elles
l’élèvent : qu’elles en prennent soin, le couvent, le nourrissent, le
taillent et, finalement, le célèbrent comme exemple et jalon.
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Une
existence humaine se construit en se projetant vers des objets de consistance,
c’est-à-dire de sublimation (les objets de l’amour sous toutes ses
formes : l’amour de mon épouse, l’amour de la géométrie, l’amour de l’art,
l’amour de la patrie, de Jésus, de la sagesse, etc.), faute de quoi ce n’est
plus une existence mais une pure subsistance. Vivre uniquement en fonction des
subsistances, ce qui s’appelle le consumérisme, c’est tendre à vivre et penser
comme des porcs…
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Ni
la mémoire sociale ni la mémoire individuelle ne sont simplement dans les
cerveaux des gens : elles sont dans les artefacts, et dans les relations
que les corps et les esprits nouent entre ces artefacts, et à travers ceux-ci,
entre eux-mêmes. Il est évident qu’il se passe beaucoup de choses dans la
mémoire cérébrale. Mais la plasticité du cerveau est telle que ses couplages
avec l’environnement technique sont aussi importants que les processus
proprement cérébraux, en particulier pour ce qui concerne les hypomnémata, qui
sont les mnémotechniques à proprement parler et qui constituent la condition de
transmission des savoirs par lesquels l’individu singulier s’élève – par
exemple comme élève.
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Ce
qui fait que le savoir est du savoir, c’est qu’il est transmissible de
génération en génération.
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Tous
les êtres vivants sexués sont constitués par deux mémoires : la mémoire de
l’espèce, génétique, et la mémoire nerveuse, individuelle. Or, les êtres
humains, en tant qu’êtres vivants qui ex-sistent, ont une troisième mémoire, et
c’est elle qui constitue la possibilité de ce qu’on appelle la culture et
l’esprit.
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Car
cette troisième mémoire est ce qui ouvre la possibilité même de
l’inconscient : c’est elle qui permet les processus aussi bien de
transmission de traumatismes entre les générations que de refoulement de ces
traumatismes.
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L’objet
du désir est un objet de l’existence, et celui du besoin est un objet de la
subsistance.
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Si
les objets de savoir sont finis et calculables, le savoir lui-même est infini –
et il n’est pas totalisable.
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Nous
vivons dans une société qui repose sur l’irresponsabilisation tendancielle du
consommateur : le consommateur doit être aussi complètement irresponsable
qu’il est possible, surtout s’il doit être un consommateur de services, mais
déjà s’il s’agit d’un consommateur d’objets.
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L’attention
est quelque chose qui se forme, lentement, à travers un système de soin
complexe, qui va des premiers gestes que la mère consacre au nourrisson
jusqu’aux formes les plus élaborées de la sublimation, en passant par tout ce
qui constitue le surmoi.
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Nous,
les êtres non inhumains, ne sommes pas constitués seulement par des réflexes
conditionnés : nous sommes structurés par des rétentions et des
protentions, c’est-à-dire par des souvenirs et des désirs, des imaginations,
des rêves, la capacité de transformer le monde et de s’élever. Entre les
rétentions et les protentions, il y a la vie de l’attention – qui est une
attente. Or, l’attente n’est pas un réflexe, et l’attention est quelque chose
qui se forme : produire de l’attention chez un être psychique, c’est
forcément participer à l’individuation psychique et collective, et donc
produire avec l’attention psychologique de l’attention sociale, c’est-à-dire du
lien social. Les rétentions et les protentions sont agencées dans l’être non
inhumain en tant qu’il lutte contre l’être inhumain qui est en lui. Cela relève
du désir, et de ce que Freud appelle la sublimation. Les rétentions sont les
souvenirs gardés en moi qui constituent mon histoire personnelle.
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Il y
a des rétentions dans le présent, et la perception en est précisément
une : la perception qui peut être en cela attentive est déjà une rétention
sans pourtant être de la mémoire.
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Les
enfants ne se construisent plus, en premier lieu, en relation avec leurs
parents et les autres êtres humains qu’ils côtoient, mais face à la télévision.
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Un
cerveau sans conscience produit un homme inhumain. L’inhumanisation des enfants
n’est pas seulement une grande et funeste tentation de notre temps : c’est
devenu l’ordinaire de notre misère.
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Perdre
le sentiment que la vie vaut le coup d’être vécue peut rendre fou furieux.
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Le
pharmakon, c’est à la fois ce qui permet de prendre soin, et ce dont il faut
prendre soin – au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance
curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice.
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Chacun
sait désormais qu’il est impossible de poursuivre cette mécroissance qu’est la
guerre économique mondiale déguisée en paix consumériste par le psychopouvoir
du marketing. Mais personne ne voit comment il est possible de retrouver le
chemin d’une croissance et d’un développement pacifiques. C’est la combinaison
de ce savoir et de ce non savoir qui répand le sentiment apocalyptique
ordinaire où l’on sent et l’on sait que quelque chose est arrivé à sa fin.
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Le
pathos est l’affection en général : à la fois comme lien et comme maladie.
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La
vie est un processus, et au cours de celui-ci, des formes de vie se
stabilisent.
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Le
normal et le pathologique ne sont pas en opposition.
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La
régression des savoir-vivre et des savoir-faire locaux n’a jamais conduit à la
progression des savoirs universels : c’est tout à fait le contraire qui
s’est produit.
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Une
économie qui ne sait plus produire en quoi que ce soit le sentiment que la vie
vaut le coup d’être vécue, et qui provoque intrinsèquement la perte du
sentiment d’exister, est condamnée à l’effondrement.
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La
jetabilité généralisée qui s’est de nos jours imposée partout dans le monde,
qui affecte tout aussi bien les hommes et les entreprises que les objets qu’ils
produisent, ainsi que les idées et les concepts que ces objets incarnent et
désincarnent, a installé une infidélité systémique qui est orchestrée par le
marketing, et où les rapports intergénérationnels se sont inversés : les
enfants y prescrivent aux parents leurs comportements – c’est à dire leurs
actes d’achats.
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Le
désenchantement comme calcul de la finance et fiduciarité conduit à la
liquidation de la fidélité, de l’amitié, de l’amour, de la philia, des savoirs,
des arts et des lettres, bref, de ce qui fait que la vie vaut le coup d’être
vécue.
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Il
faut penser l’avenir planétaire depuis la question du psychopouvoir qui
caractérise les sociétés de contrôle, et dont les effets sont devenus massifs
et destructeurs. Le psychopouvoir à présent mondialisé est une organisation
systématique de la captation de l’attention rendue possible par les
psychotechnologies qui se sont développées avec la radio (1920), avec la
télévision (1950) et avec les technologies numériques (1990), se disséminant
sur toute la surface de la planète à travers diverses formes de réseaux, et
aboutissant à une canalisation industrielle et constante de l’attention qui
engendre depuis peu un phénomène massif de destruction de cette attention que
la nosologie américaine décrit notamment comme attention deficit disorder.
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La
véritable question, pour l’Europe comme pour le reste du monde, est d’inventer
a new way of life, où économiser signifie prendre soin.
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On
appelle spéculateur (et, en période de guerre, « profiteur ») celui
qui se moque des conséquences économiques aussi bien que sociales de ses
décisions « profitables ». Il appartient à la catégorie de ceux que
l’on appelait autrefois les incurieux : ceux « qui n’en ont
cure », c’est-à-dire qui n’en ont « rien à faire » - ceux qui
disent : I don’t care. Ceux qui se moquent du monde.
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La
tendance à l’incurie est irréductible : il n’y a pas, il n’y a jamais eu
et il n’y aura jamais de paradis sur terre. C’est pourquoi il faut toujours
organiser une économie de l’incurie en cultivant des systèmes de soin qui
supposent une intelligence pharmacologique, concrétisant par là un art de
vivre, tramant de multiples thérapeutiques. Notre époque est cependant très
singulière : comme aucune autre avant elle, elle a fait de l’incurie le
principe même de son organisation. C’est ce qui ne peut plus durer.
Tels
sont l’urgence et le défi – mondial et sans précédent – du grand renversement
de tendances face au vide pulsionnel généralisé.
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Si
nous pouvons nous reconnaître comme formant un nous, c’est-à-dire une unité, au
sein de laquelle nous sommes capables de nous entendre, c’est bien le fait que
nous ne « sommes » qu’en étant sans cesse et depuis toujours mis en
question par l’intermédiaire de ce qui, traversant ceux auxquels on donne le
nom d’hommes, en constitue aussi bien le défaut que l’excès.
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Celui
qui questionne, c’est celui qui pense par lui-même, c’est-à-dire celui qui
accède à la dimension anamnésique de l’individuation. Là est « la
possibilité de poser des questions ».
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Qu’il
y ait toujours un bouc émissariat à l’horizon de toute situation
pharmacologique, et donc dans toute possibilité de questionner et d’être mis en
question, c’est ce dont le fanatisme religieux et toutes sortes d’autres formes
moins visibles d’intégrismes sont les effets. Et sur ce registre, l’intégrisme laïc n’est pas
moins vulgaire que ce qu’il croit combattre : faire du religieux le bouc
émissaire de tous nos maux est ce qui dispense de penser la dure réalité du
pharmakon contemporain que dénient de concert intégrismes et fanatismes de tous
poils, religieux aussi bien que laïcistes.
(Si
la troisième République eut à combattre le contrôle toxique que l’Eglise
exerçait sur les âmes depuis une politique que l’on ne peut comprendre qu’en la
rapportant aux luttes de la Réforme et de la Contre-Réforme, les empoisonneurs
ne sont plus de nos jours de ce côté-là)
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Ce
que l’on a appelé la postmodernité est cette misère à la fois symbolique,
politique, spirituelle et désormais économique – car ce que découvre l’Europe
avec stupeur et en son sein, c’est que la misère symbolique qui avait détruit
les sociétés industrielles dites avancées y répand désormais la misère
économique.
L’ennemi
de l’individuation, c’est-à-dire de la question, c’est l’adaptation – la
question constituant la modalité de l’existence spécifique par où se produit un
« saut quantique dans l’individuation ».
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L’adoption
est la condition de l’individuation de l’être pharmacologique – telle que le
poison peut y devenir remède. L’adaptation, qui détruit les savoirs
pharmacologiques, généralise au contraire la toxicité. Adapter, c’est
prolétariser, c’est-à-dire priver de savoir celui qui doit se soumettre à ce à
quoi il s’adapte.
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Il
n’est possible d’exister, pour un individu psychique, qu’en contribuant à
l’individuation de son milieu, et en se co-individuant avec d’autres individus
psychiques.
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La
bêtise est ce qui résulte de la destruction des circuits de transindividuation.
Cette ruine à laquelle personne n’échappe fait honte, et c’est depuis cette
honte qu’engendre la bêtise à laquelle il s’agit de nuire que l’on se met à
penser.
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Qui
est ou qu’est-ce que l’êtrinhumain ? C’est celui qui n’est pas capable de
promettre – non pas celui qui n’est pas capable de tenir sa promesse, mais
celui qui est incapable de promettre cette humanité qui n’existe pas encore. Ou
à peine : qui n’existe qu’à la peine, c’est-à-dire à la condition du
travail de se faire advenir elle-même. L’êtrinhumain, c’est ce qui n’est pas
capable de répondre de ce qui n’existe pas encore.
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Bibliographie
- J’attends celui qui mettra fin à la guerre
économique, Philosophie Magazine n°53 – octobre 2011
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