La voix n’est localisée nulle part, sinon
entre les organes qui permettent son émission. Elle est corps sans organes,
corps subtil flottant autour de la chair, émanation sensible d’un souffle
venant des poumons qui fait vibrer les cordes vocales. Les sons résonnent dans
l’espace supra-laryngé et viennent se moduler à travers les lèvres qui leur
donnent leur ultime articulation. Pourtant, la voix se trame toujours dans le
silence, elle n’est pas une émission ininterrompue, elle doit se taire un
instant pour reprendre son souffle, se donner le temps de la réflexion. Mais
elle ne vient de nulle part, elle est précédée d’une voix intérieure qui lui
prépare le terrain pour l’évidence de sa formulation. Le silence est un
modulateur, un balancier dont le mouvement autorise la clarté de la parole
énoncée. La voix est une vibration sonore sur l’infini silence qui l’enveloppe.
Sinon, elle s’étoufferait dans un flux continuel, elle ne porterait plus la
signification mais glisserait dans le son pur, inintelligible.
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La voix, si elle échappe au corps, lui est
cependant enracinée, il n’y a pas de voix sans corps.
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Un corps harmonieux est celui qui se tient
droit, tendu vers le haut, élancé. Il n’a pas de ventre. Cette tension vers le
haut, vers ce qui est « élevé » au sens physique et moral du terme,
rend plus fragile l’individu.
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Une voix émanant de la tête ou de la gorge,
voire de la poitrine, n’a pas la résonance de celle qui vient du ventre, la
seule qui atteste que toute la personne est dans sa parole.
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Le propos est de penser non pas
abstraitement, mais avec la totalité de sa personne, et la tonalité de la voix
en est l’une des expressions.
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C’est la voix qui donne la signification,
non les termes du langage.
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La lutte contre les autres langues parlées
sur un territoire renvoie à une volonté d’hégémonie politique d’un groupe sur
les autres. La création des identités nationales en Europe aux XVIII-XIXe
siècles s’est traduite notamment par le souci d’unifier les peuples en unifiant
les langues.
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Les langues populaires ou non-européennes
sont perçues comme des vestiges de l’histoire, une étape vers une seule langue
digne de la perfection du monde moderne. La lutte contre les particularités
linguistiques d’une société entretient la volonté d’une voix commune élaguée de
ses différences.
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La voix est toujours prise dans une trame
d’affectivité, même quand elle est paisible. Ses mouvements, c’est-à-dire son
intonation, sa ligne mélodique, son rythme, son timbre, traduisent les méandres
affectifs du sens.
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L’aisance de l’enfant à s’inscrire dans
l’échange, c’est-à-dire à comprendre, à émettre et recevoir du sens, est une
donnée anthropologique présente avant même l’acquisition du langage. La
communication englobe toutes les composantes du corps, y compris la voix.
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L’enfant est dans la jouissance d’un
matériau pur, sa voix, dont peu à peu l’usage s’élargit au profit de la
symbolisation et de l’entrée dans le registre de la parole.
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L’enfant auquel les parents ne parlent pas,
répondent à contretemps, ou de manière inappropriée, a plus de difficultés que
les autres dans son expression.
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Ni la voix du père n’est tout entière dans
la loi, ni la voix de la mère tout entière dans la jouissance. Les deux voix ne
cessent de se mêler et d’alterner les registres pour que l’enfant accède à sa
voix singulière, si l’une des voix est défaillante il en porte les séquelles.
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Pour posséder une voix propre, l’enfant doit
avoir établi entre sa mère (ou la personne qui en tient lieu) et lui la
distance propice, ni trop loin où il la perd, ni trop près où il s’étouffe.
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Toutes les modalités physiques misent en
œuvre pour survivre illustrent l’étonnante capacité d’adaptation dont dispose
l’homme, même plongé en situation extrême. Cette force de résistance puise dans
la plasticité de sa condition corporelle.
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L’homme n’existe pas sans l’éducation qui
modèle son rapport au monde et aux autres, son accès au langage, et façonne
simultanément les plus intimes des mises en jeu de son corps. Pour avoir une
voix il faut avoir entendu celle des autres, et notamment la voix maternelle,
la première de toutes, et il faut être entré dans le langage de la communauté.
La parole n’est jamais acquise une fois pour
toutes, elle exige pour se maintenir la nécessité d’un échange vocal régulier
avec les autres. Si la mémoire n’en est pas entretenue elle s’efface, et si la
solitude dure trop longtemps elle disparaît sans retour, comme le montre
l’expérience d’hommes ou de femmes livrés à la solitude pendant des années à
cause des circonstances.
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Une parole sans autre, même si elle est
prolixe, reste autiste, elle se nourrit de sa propre voix pour ne pas avoir à
supporter la rencontre. Elle se noie sans sa formulation sans croiser le visage
de l’autre qui briserait le miroir. Parfois, seule demeure la voix dans le
naufrage du reste.
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L’évidence de la voix dans la vie
quotidienne occulte combien elle est nécessaire pour ne pas se sentir soudain
arraché à l’humanité ordinaire.
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La parole est le lieu primordial de la
relation à l’autre, perdre l’usage de sa voix traduit le retrait hors de
l’élémentaire de la vie ordinaire, et le porte-à-faux de l’individu désormais
incapable de se faire comprendre. En se privant de la possibilité du langage,
il est sans voix au sens littéral du terme.
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Le chant est une forme coutumière de la voix
en liberté.
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L’autorité politique ne tient pas à la
connaissance de l’écriture, mais des conditions sociales et culturelles. La
« perfidie » n’est ni dans l’écriture, ni dans la parole, mais dans
les conditions politiques de leurs usages.
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Ecrire est un dialogue infini avec les voix
innombrables qui se pressent en nous et qui n’en finissent pas d’insister pour
attirer l’attention, chacune essayant de prendre le pas sur l’autre. Au moment
où je cesse d’écrire, d’autres voix se font entendre pour me rappeler ce que je
n’ai pu saisir et qui hante encore ma réflexion.
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Bibliographie
- Eclats de voix, Une anthropologie des voix, éditions Métailié, 2011
- Marcher,
Eloge des chemins et de la lenteur, éditions Métailié, 2012
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