Carla m’avait raconté qu’en arrivant en
Angleterre, la vue d’un uniforme lui donnait des vertiges. Elle crut même
qu’elle ne pourrait plus jamais marcher dans les rues tranquillement. Quand on
avait emmené son père, tout était devenu menaçant. Les voisins prirent leurs
distances de façon polie mais implacable. Ils ne posèrent jamais de questions,
comme si les évènements de cette nuit-là étaient le fruit d’une imagination
débordante. Elle continua d’aller à l’école,
aux anniversaires des copines, prenant des glaces avec elles le samedi
matin, mais au bout d’un certain temps les amis de ses parents et tout leur
monde avaient plongé, et ce qui restait en surface ne leur appartenait plus.
*
Elle contemple son ventre, ses pieds ont
disparu sous son volume impressionnant. Elle allume la radio. On a bombardé les
tours de Radio Portales et de Radio Corporacion. Elle ouvre la fenêtre du
salon, orientée vers le centre ville, et elle s’assied dans le rocking-chair. Elle se balance en
rythme de façon obsessionnelle. Le bruit régulier l’apaise.
Des hélicoptères patrouillent au-dessus
de sa tête. La ville est agitée.
Les minutes sont d’une morosité
exaspérante. Elles passent sur elle, l’écrasent.
Le temps s’écoule. A la radio, le speaker
annonce qu’il y a des affrontements au palais du gouvernement. Quarante civils
armés accompagnent le président.
Diego lui a dit que les militaires
n’oseront pas fermer le Congrès, que la lutte continuera dans le cadre de la
démocratie civile. Alors pourquoi est-il sur la ligne de feu ?
A la radio, la voix du speaker lui
parvient, en sourdine : « Les commerçants ferment leurs portes. »
Et soudain, le son métallique de la voix tranquille du président :
« Qu’ils sachent… Qu’ils l’entendent… ce n’est qu’en nous criblant de balles
qu’ils pourront empêcher la volonté qui est celle de réaliser le programme du
peuple… » Une douleur électrique s’enfonce dans sa poitrine.
- En nous criblant de balles,
répète-t-elle dans un murmure.
Encore le président : « En ce
moment passent les avions. Il est possible qu’ils nous bombardent. Mais qu’ils
sachent que nous restons ici et que par notre exemple nous montrerons que dans
ce pays il y a des hommes qui ne se déroberont pas aux obligations qu’ils ont
investis… »
*
Bibliographie
- Ma femme de ta vie, éditions Actes Sud Babel, 2007
- Nager nues, éditions Actes Sud, 2013
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