Jeudi
29 juin 1944. Les Allemands sont entrés très tôt dans Céreste. Le village est
encerclé, personne ne peut partir. Pendant que ma grand-mère prépare le
déjeuner, maman sort pour prendre des nouvelles. Elle croise un groupe d’Allemands
qui la bousculent et lui donnent l’ordre de se rendre avec sa famille sur la
place où ils veulent rassembler tous les habitants. Ils vont fouiller toutes
les maisons, chacun doit laisser sa porte ouverte.
Marcelle
revient aussitôt avertir. Elle en est sûre, c’est Alexandre qu’ils recherchent.
Et René ne peut même pas espérer s’échapper par derrière : les Allemands
sont partout, en grand nombre, et ils paraissent déterminés.
De
plus René est trop grand pour aller comme tout le monde sur la place, il serait
aussitôt repéré. Il décide donc de rester dans la maison. Il se mettra au lit
et si l’on visite l’étage, on le croira malade. Maman apporte un thermomètre
qu’elle fait monter jusqu’à 39°C et le laisse en évidence sur la table. Marie y
ajoute un bol d’infusion, puis elle va chercher un gros édredon en plumes, le
secoue bien pour le faire gonfler, et le pose sur René qui s’est étendu sur le
lit. Il disparaît presque entièrement dessous. On ne voit plus que le bout de
son nez. Avant de partir, je l’embrasse :
- Tu parais plus petit comme ça.
- Sois sage et reste bien entre maman et
mamé. A tout à l’heure ma chérie.
Irénée
est parti au devant. Quand nous sommes prêtes, nous sortons toutes les trois.
Désobéissant aux ordres des Allemands, maman commence à fermer la porte à clé.
A cet instant, deux Allemands qui étaient dans la rue braquent sur nous leurs
armes et nous ordonnent d’ouvrir la porte. En tâchant de garder un air serein
et souriant, maman ouvre docilement la porte et propose même aux Allemands de
fouiller immédiatement la maison. Ainsi, dit-elle, elle pourra refermer à clé
avant de partir, on ne sait jamais, à cause des voleurs. René entend tout, il
reste immobile. Les Allemands montent les trois marches du seuil, mais ils se
ravisent au moment d’entrer dans la cuisine : « C’est bon »,
disent-ils, avant de s’éloigner. Maman referme la porte à clé, et nous partons
vers la place. Il fait très chaud. Tout en marchant, je pense à René sous
l’édredon.
.
A
mesure que le temps passe, certaines rancunes accumulées pendant la guerre se
réveillent, et les héros du maquis de Céreste sont de plus en plus ouvertement
montrés du doigt par ceux qui, à l’époque, vivaient dans la peur.
L’histoire
de monsieur Edouard Bouffier le montre bien. Monsieur Bouffier est un très
riche maquignon cérestain-Marseillais qui, dit-on, possède des troupeaux
jusqu’en Afrique du Nord. Toutes les belles fermes du village lui
appartiennent. En 1943, René Char lui avait demandé de lui céder, contre
paiement, un agneau de temps en temps pour nourrir les jeunes maquisards.
Monsieur Bouffier avait alors refusé en disant que ce n’était pas son affaire.
Trois
ans plus tard, ce monsieur vient à la maison et demande à voir René. René
refuse tout d’abord de le rencontrer, mais maman insiste et il finit par
accepter. Monsieur Bouffier aimerait avoir la Légion d’Honneur. Il vient tout
simplement demander à l’ancien chef du maquis de lui rédiger une attestation de
sa conduite sous l’Occupation. « Je vous donnerai tout ce que vous
voulez », lui dit-il. La réponse de René est sans appel : « Je
n’ai plus besoin de rien, mes jeunes mangent maintenant à leur faim ». Et,
sans manière, il le reconduit vers la porte.
A
cette époque, monsieur Christol qui était devenu maire en août 1944, avait fait
débaptiser deux places du village : la place des Marronniers et la place
Vigouroux. La première est devenue « place Alexandre » et la seconde
« place Pierre Michel ».
En
1955, monsieur Edouard Bouffier est élu maire de Céreste. Son premier geste est
alors de retirer les deux plaques.
.
J’apprends
la nouvelle, le 19 février 1988, en écoutant le journal télévisé :
« René Char est décédé aujourd’hui à Paris, à l’hôpital du
Val-de-Grâce. » Je descends aussitôt voir ma mère qui vit avec nous. Elle
a entendu, elle aussi. Nous sommes incapables d’en parler, mais nous pleurons
ensemble une grande partie de la nuit.
Le
lendemain matin, je téléphone aux Busclats : « Je suis
Mireille… » L’homme qui répond ne me laisse pas terminer : « Je
sais, je vous connais. » C’est Claude Lapeyre, l’ami et le confident dont
René m’avait parlé en 1983. Il me confirme la mort de René Char. L’enterrement
doit avoir lieu dans moins d’une semaine.
Le
24 février 1988, jour de la cérémonie, Jacques, mon mari, nous accompagne,
maman et moi, aux Busclats. Florence, qui suit les cours de l’université, ne
peut pas venir.
Il
est encore tôt quand nous arrivons, seules quelques personnes que je ne connais
pas sont déjà là. Il fait très froid. Je m permets de faire entrer ma mère dans
la petite salle à manger de René pour qu’elle se réchauffe. Puis, peu à
peu, les gens arrivent. Nous sortons
dans l’allée pour attendre René. Au bout de plus d’une heure, enfin, le voici.
Quatre hommes portent un grand cercueil qu’ils ne parviennent pas à faire
franchir la petite entrée de la maison. On décide de le déposer à l’extérieur,
sur le pas de la porte.
Ses
« amis précieux » sont là, eux aussi. Léon Zyngerman, Jean Garcin et
leurs épouses, Arthur Charmasson, Bernard Moustrou, son neveu. Et puis Marius
Bardouin, qui pleure et se reproche de ne pas avoir apporté de fleurs. Je
m’approche de lui pour le consoler, moi non plus je n’en ai pas apporté, et
pourtant… Ceux qui l’ont aimé et servi pendant les années difficiles sont
présents, mais ils ne sont plus très nombreux.
Je
me suis longtemps demandé pourquoi René avait été transféré dans cet hôpital
parisien. Pourquoi ne pas l’avoir laissé s’éteindre chez lui, au milieu de ses
amis ? Et qu’est-ce qui m’a retenu de venir le voir plus souvent ?
A-t-il pensé que nous l’avions oublié, lui qui, me dira plus tard Claude
Lapeyre, parlait toujours de Marcelle avec beaucoup de tendresse ? Tout au
long de ma vie depuis la guerre, je n’ai cessé de penser à René – mon
« faux papa », comme disent mes petits enfants. C’est un peu pour le
lui dire que j’ai voulu raconter ces souvenirs.
L’heure
de l’enterrement approche. Le cimetière est loin, chacun prend sa voiture. Une
foule immense attend devant et à l’intérieur du cimetière. Je parviens à
grand-peine à rester près de René qu’on conduit vers le caveau familial.
Soudain, j’ai l’impression que la terre se dérobe sous mes pieds. Une main fort
me saisit le bras. C’est François Léotard, le ministre de la Culture, qui me
soutient un instant. J’éclate en sanglots.
Devant
le caveau, je reprends un peu mes esprits.
Ce
n’est pas le caveau de ses parents. C’est celui de son grand-père,
« Charlemagne ». Ce grand-père dont René me racontait souvent
l’histoire, quand j’avais dix ans, et qui avait été abandonné à la naissance.
Puis adopté.
*
Bibliographie
- « Darwin
fera la mise en scène », Une enfance auprès de René Char (1940-1950),
éditions Du Sextant, 2009
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