Il
faut que la langue chante de nouveau pour qu’elle puisse dire quelque chose en
vérité, qu’elle se ressource par le chant à la parole primitive.
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Le
chant, c’est la voix. La voix de l’individu et du sujet politique. Tuer le
chant, c’est dire : cette voix ne compte pas. On ne veut pas d’un régime
(au sens politique) des voix – on ne veut pas d’une république. Alors les
seules voix qu’on peut entendre encore sont celles qui crient. Il n’y a plus
que dans le cri que nos oreilles endurcies savent l’entendre ; il n’y a
plus que dans le cri que nous pouvons la faire entendre.
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L’Ange
de l’Histoire vient à toi. Sa figure est à la fois pâle et grimaçante, tu ne
sais s’il pleure ou se moque de toi. Il te dit : Que chanteras-tu
désormais ? les petits plaisirs de la vie, les petites béatitudes ?
le bel aujourd’hui ? l’espoir, la bonté, l’amour ? avec quelle
voix ?
Et
pourtant, quel autre moyen de reprendre la parole ? Quel autre moyen, pour
que le silence ne nous engloutisse pas à jamais ? Il fallut reprendre la parole contre la puissance du
silence que nous avions nous-mêmes libérée, contre la voix blanche et
radicalement détimbrée, contre l’absence de voix. La voix humaine ne se
retrouve que par le chant. Contre le déchant, il fallut un rechant.
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Le
chant ne trouve jamais sa nécessité réelle, décisive, que dans la menace du
silence qui guette l’homme et sa parole. Il chante à partir de tout ce qui
menace de lui arracher la langue, à partir de tous les processus de spoliation,
de réduction, d’extermination de lui-même. Il chante à partir du désespoir de
ne pouvoir jamais chanter de nouveau. Le chant n’est jamais qu’un rechant.
C’est là, c’est de là qu’il s’élève – du lieu où il ne reste plus qu’une
radicale alternative : s’engloutir dans le silence ou reprendre la parole.
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Tu
vois, c’est simple : essaie de dire quelque chose, quelque chose,
justement d’inouï. Tu ne peux le faire qu’en te réappropriant le langage, et
c’est alors que ta voix singulière surgira. Autrement dit, ta voix singulière n’est
pas l’objet perdu après lequel tu cours en vain dans le brouhaha, elle n’est
pas derrière toi – mais devant, parce qu’elle est liée à ce que tu dis.
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Cesse
de parler pour ne rien dire et tu chanteras. Et c’est alors qu’on entendra ta
voix.
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Faire
chanter la parole, ce n’est pas la faire sonner. Ce n’est peut-être pas même la
rendre musicale. C’est la décaler, en y introduisant un parasitage dans le
régime habituel du discours.
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C’est
l’amour infini montant dans l’âme qui donnera le monde, c’est-à-dire l’occasion
de l’écrire et de le penser ; c’est lui qui fait devenir voyant.
L’
« amour » ne qualifie pas un état sentimental du poète. C’est une
expérience du monde qui peut permettre d’enchaîner à la fois des visions et des
pensées à partir d’affects.
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Le
lyrisme n’est pas l’intrusion indiscrète et envahissante de l’homme partout
dans les choses du monde, c’est le contraire : l’état créateur, qui efface
le créateur lui-même, par lequel les choses du monde paraissent pour
elles-mêmes. Mieux que cela : c’est l’état qui fait passer le sujet
lui-même dans le paysage, qui l’intègre dans le bloc qu’est le monde présenté
dans l’œuvre.
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Ce
qui chante en toi te dépasse sûrement, ou sûrement tu te dépasses, dans les
deux sens, en chantant. Mais à partir de là tu peux penser, et peut-être
autrement. C’est à la fois la possibilité de l’art et celle de la pensée. Ce
qui d’une part remonte, ce qui jaillit du fond – c’est l’amour infini qui te
monte dans l’âme, ou c’est la douleur, bien antérieure à toi-même –, et ce qui
d’autre part vient à toi de l’extérieur, comme extérieur. Et entre les deux,
toi : toi qui chantes, c’est-à-dire qui penses et qui, peut-être, écris.
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Bibliographie
- Chanter,
Reprendre la parole, éditions Flammarion, 2012
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