lundi 25 mai 2020

Si nous mourons, c’est faute d’être initiés







À propos de ByMöko, Au pied de la falaise, éditions Noctambule, 2017

Nous avons tellement perdu le sens, les sens, le contact avec la terre, avec les saisons, le rythme de la vie !
Lentement, la modernité a érodé tous les liens, toutes les attaches qui nous permettaient d’avancer dans le monde du vivant.
Nous voici bien souvent devenus aveugles et sourds aux soupirs de la terre.
Nous ne savons plus transmettre, marquer les étapes de notre croissance.
Il nous faut aller vite, sans prendre le temps d’observer, d’écouter.

Nous voici nés, mais aussitôt embarqués.
Nul ne nous demande notre avis, mais le voyage se fait à la vitesse fulgurante imposée par des rythmes de productivité et de consommation étrangers à notre propre subsistance.
Tellement certains de devoir dominer, nous nous laissons isoler dans nos petites propriétés privées de tout.
L’autre, celui parti à pieds de son lointain pays, risquant sa vie pour atteindre nos côtes dont on lui a fait croire qu’elles seraient un Eldorado, nous apparaît indésirable tant nous avons oublié nos propres racines.

Que savons nous de ces cultures qui ont su maintenir le fil des transmissions, les rites de passage de l’âge enfantin à celui d’homme ?
Pas grand chose : nous les regardons même avec mépris, ignorants que nous sommes  avoir vécu ces mêmes initiations, il n’y a pas si longtemps.
La modernité est passée comme un rouleau compresseur.
Elle a compressé notre temps de vivre au point de rendre la vie intolérable.
Là où il nous faudrait la légèreté des belles histoires, elle nous parle de chiffres et de rentabilité.

Heureusement, les livres et en particulier la bande dessinée sont là pour nous inviter à regarder plus loin, plus profond.
Certains ouvrages forment alors ces oeuvres d’art, où la vie n’est pas réduite à des statistiques, mais retrouve toute sa poésie, dans la légèreté des symboles lentement transmis.
Nous rentrons dans ce voyage ancestral.
Nous voici sur le chemin initiatique , chaque étape chargée de symboles, est un pas de plus vers notre humanité.
Ainsi vit-on, au pied de la falaise.
On n’y fait pas que survivre, on y danse, on s’y émeut, on y transmet tendresse et sagesse.

« Les chants animent les astres…
Les cieux, les ancêtres surveillent…
La nuit tombe, l’âme du monde s’éveille… »

Le problème, tout le problème, n’est pas de vivre ou survivre, mais de grandir et d’apprendre, toujours.
Au pied de la falaise, de ByMöko, est le résultat d’une oeuvre collective, alliant l’art graphique, la danse, la musique et l’usage d’internet. C’est une oeuvre plurielle dont le livre est la porte d’entrée.
On s’y arrête, on y rêve, on se laisse transporter, et on y revient, juste pour le plaisir d’aborder d’autres rivages.

Xavier Lainé

25 mai 2020




dimanche 24 mai 2020

Lire dans les profondeurs (pour ne pas devenir barbare)








A propos de « Les barbares » de Alessandro Baricco, éditions Gallimard, 2014

Je lis, je ne cesse de lire au point parfois de ne plus savoir qu’écrire puisque tant le font si bien.
Je lis et j’écris pourtant, pour ne pas demeurer à la surface du monde.
Je lis pour trouver cette chose indéfinissable qui me ferait grandir encore et tendrait à restreindre le champ de mes ignorances.

« C’est un voyage pour des voyageurs patients, un livre. »

C’est sans doute pour cette patience que, sur la table, les livres forment une pile indifférenciée.
Une pile dans laquelle ma curiosité pioche, parfois au hasard.
Comme je sais que le hasard n’existe pas, un livre pioché me fait gagner le ticket d’un autre acheté, mais non lu, qui ne présente pas de rapport apparent avec le précédent ni avec le suivant, mais qui pourtant en quelque lieu indéfinissable de mon esprit, se mettent en conjonction, en correspondance et m’invitent à penser.
Rien à voir avec la profusion qui est incitation à la noyade.
Il faut lire un à un les ouvrages en attente pour plonger en des abysses délicieux.
Ça parle d’âme, du temps qui passe ou se ralentit.
C’est vertu retrouvée que le temps donné par un gouvernement qui trouva moyen de me confiner là où déjà j’étais mais sans trouver le temps.
C’est manière de le retrouver.
Ainsi en allait-il de Marcel Proust plongeant par inadvertance dans le journal des Goncourt, une magnifique occasion, pour lui, de se regarder au miroir de la littérature : « Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c’était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. »
L’esprit semble divaguer, dès lors qu’il cherche à plonger dans les profondeurs.
Profondeur des êtres et des choses, profondeur du monde et de l’univers.
Tout fait ventre, mais tout n’est pas à vendre.

« L’âme se perd quand on vise la commercialisation massive. »

C’est là qu’intervient le barbare. Sur ce fil qui distingue la surface et la profondeur.
Sur cette ligne de crête qui sépare la profondeur culturelle du matraquage abusif de la profusion.
L’impérialisme culturel tend, par la massification, la mise sur le « marché du livre » d’un tout à lire qui ne permet pas la plongée dans les profondeurs, à brouiller les pistes. C’est une manière de réserver la profondeur à ceux dont il estime qu’ils ont les codes d’accès tandis que surfent à la surface les nouveaux arrivants.

« Une invention technologique permet à un groupe humain aligné essentiellement sur le modèle culturel impérialiste d’accéder à un geste qui lui était jusque-là interdit et qu’il relie d’instinct à un spectaculaire immédiat, à un univers linguistique moderne, donnant ainsi à ce geste un succès commercial foudroyant. »

Qui sont donc les barbares ?
Ceux qui, lâchés, sans même savoir à quels appétits leur soif de consommation les livre, ou ceux qui, derrière, lentement mais sûrement, dirigent les premiers où ils veulent les diriger : une manière d’être au monde qui se contente de voguer à la surface, de surfer sur le Web, lui-même sous surveillance étroite, dans une vie sous dépendance ?

« Un système est vivant quand le sens est présent partout et de façon dynamique. Si le sens est localisé et immobile, le système meurt. »

On le voit chaque jour : travail absurde rémunéré misère, folie lorsque soldes pointent leur nez, tandis que le consommateur se dispute les derniers rouleaux de papier toilette, les barbares derrière leurs corbeilles d’argent se frottent les mains.

« Ce que nous deviendrons demeure la conséquence de ce que nous voudrons devenir. Le soin, l’attention, la vigilance sont donc particulièrement importants. »

Ainsi écrit Alessandro Baricco, et la lecture de ses barbares nous invite à réfléchir et à comprendre plus qu’à condamner les victimes d’une barbarie sournoise dont les responsables vivent à l’abri, possédant à eux seuls presque toutes les richesses d’une planète qu’ils dessèchent jusqu’à en exclure l’immense majorité.
Vivre, c’est apprendre à tenter d’y voir clair et lire derrière les masques, une part de vérité dont la bourgeoisie se méfie : la peur est dans son camp, tout éveil critique est contribution à sa chute.

Xavier Lainé

24 mai 2020


mardi 12 mai 2020

Par la force de l’esprit








À propos de Temudjin, de Antoine Ozanam et Antoine Carrion, aux éditions Daniel Maghen, 2019

Les données de la physique tendent à laisser supposer l’existence de mondes parallèles.
Certains, dans cet espace, imaginent que nos esprits se promènent, mêlés à nos existences somatiques.
Les « scientifiques » liés à la philosophie positiviste, eux, cherchent désespérément à identifier dans nos cerveaux le siège de nos pensées.
Ils ne trouvent que traces d’activité tandis que les pensées, elles, voyagent.

Il faut du dessin pour aller montrer ces univers où corps et esprits ne faisant qu’un errent selon des déterminations qui nous échappent.
Nous ne sommes pas les jouets du destin, nous ne faisons que nous en approprier les subtilités.
J’écrivais que l’on nous voulait un alors que nous sommes au moins deux, sinon plus.
En nous-mêmes se tiennent tant de facettes que la diversité donne vertiges et boutons aux maniaques du un.
Un seul être prédéterminé par ses gènes et ses neurones.
Un seul être parfaitement aligné, parfaitement semblable à ce qu’ils imaginent de cette unité introuvable.
On croit se connaître, élever sa conscience, mais voilà que toujours elle se dérobe, nous laisse parfois avec le goût amer du désespoir.
Notre corps sans esprit ne ressemblerait à rien, notre esprit sans corps, nul ne l’a jamais rencontré.
Un et deux, et parfois trois ou plus, nous sommes à la fois en mesure de nous appréhender et de nous perdre.
Il nous faut nous perdre parfois, nous tromper souvent, assumer nos erreurs toujours pour mieux nous découvrir un et multiple.

Qu’importe que Temudjin soit le grand Gengis Khan ou pas.
Qu’importe qu’il ne soit qu’une de ses multiples réincarnations, il est et n’est pas.
Il est proie d’un destin qu’il refuse et qu’il assume faute de mieux, par amour de cette partie profonde de lui-même qui le fait masculin et féminin, toujours oscillant d’un côté à l’autre du miroir sans jamais vraiment être certain d’être dans le vrai.
Il nous invite à ne pas vouloir le vrai, mais à saisir ces pépites de vérités qui nous plongent en nous-mêmes et dont la quête parfois nous éloigne.

Il faut la force et la beauté du dessin pour nous aider à voyager d’un univers à un autre, sans jamais bien comprendre sur quel versant se tient Temudjin, sur quel autre se construit Gengis Khan, dans l’impermanence du temps.
Un livre à déguster comme une oeuvre d’art.

Xavier Lainé
12 mai 2020



dimanche 10 mai 2020

Chronique des tempêtes annoncées






À propos de Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations, éditions Grasset, 2019

C’est étrange comme nos histoires se ressemblent et qu’au plus profond de nous-mêmes, elles génèrent un semblant de nostalgie pour quelque chose qui n’a jamais vraiment existé, sinon dans nos rêves enfantins.
Nos enfances nous ouvrent d’étranges perspectives qui rendent opaques les soubresauts des civilisations.
Si tant est qu’il en fut plusieurs alors qu’une seule domine le monde depuis 1492 qui pourrait être la date du début de la mondialisation (il faut lire à ce propos les ouvrages de Charles C Mann, 1491 et 1493).
Ce n’était qu’un début, le combat n’a cessé depuis entre ceux qui veulent dominer monde et nature, et les minoritaires qui se battent au nom de leur culture.
C’est de cette confrontation, il me semble, que nous vient ce fort sentiment de frustration à voir le monde de plus en plus morcelé sous l’autorité d’une même culture qui s’imagine avoir vocation à unifier toutes les autres.

Pourtant, « pour la première fois dans l’histoire, nous avons les moyens de débarrasser l’espèce humaine de tous les fléaux qui l’assaillent, pour la conduire sereinement vers une ère de liberté, de progrès sans tâche, de solidarité planétaire et d’opulence partagée ; et nous voilà pourtant lancés, à toute allure, sur la voie opposée. »
Divorce palpable entre le savoir mis à notre disposition et le gigantesque refus qui, de part et d’autre, dégénère en violences d’un autre âge.

Disons-le tout net, je partage avec Amin Maalouf la nostalgie d’une enfance baignée en des lieux cosmopolite.
En ces lieux qu’il nomme Levant, berceau d’une forme de civilisation qui ne cherche pas à niveler les cultures mais à comprendre la richesse d’une cohabitation pacifique entre groupes hétérogènes sur le plan ethnique, religieux, philosophique, historique, j’ai connu enfant, comme lui, ce bonheur indicible d’amitiés traversant les voies et cultivant leur diversité à l’abri d’un cocon bienveillant.
Comme lui aussi, j’ai baigné dans une histoire familiale qui, de Smyrne à Istanbul en passant par Thessalonique, était témoin, certes minoritaire, d’une possible et fructueuse paix dans le bouillonnement culturel des rencontres cosmopolites.
Ce qui ne nous facilite pas la compréhension d’un monde asservi aux intérêts mercantiles qui cultive une vision radicalement inverse du monde, ne rejetant aucune occasion d’attiser les conflits, cultiver la violence et les rejets.
Ce monde là, tellement à l’opposé du nôtre, bercé d’enfance heureuse parmi nos dissemblables, nous est totalement étranger.

Mais nous sommes sans doute minoritaires en ce monde, à rêver d’une résurgence de culture levantine tissée d’échanges et de diversité.
Rappelez-vous l’Espagne d’avant 1492 (tiens, encore cette date), qui fut le berceau, sous l’influence musulmane et juive, de notre culture littéraire, philosophique et scientifique.
Déjà, dans la désolation de l’inquisition, se dessinait un monde disloqué, opposant intérêts et principes au nom de la domination sans partage d’une seule religion.
« On a tort de mettre systématiquement en opposition les intérêts et les principes. Parfois, ils se rejoignent. La magnanimité est quelque fois une habileté, et la mesquinerie une maladresse. », écrit Amin Maalouf.
C’est pourtant cette pente que suit la civilisation industrielle qui a vu le jour depuis le XVIIIème siècle.
Il n’est que de regarder sa domination sur le monde par une culture de l’asservissement et de l’esclavage.
C’est sous l’emprise de cette philosophie que les civilisations, les cités cosmopolites du levant ont perdu leur culture et toute foi en leur pouvoir d’influence culturelle.
Réduits à la minorité, nous ne voyons plus combien les valeurs civilisatrices de tolérances et d’échange peuvent être les ferments d’un autre monde, relié à l’essence de notre humanité.

Or, « souvent les minoritaires sont des pollinisateurs. Ils rôdent, ils virevoltent, ils butinent, ce qui donne d’eux une image de profiteurs, et même de parasites. C’est quand ils disparaissent que l’on prend conscience de leur utilité. »
Nous voyons bien le vide et le désert laissé derrière la disparition des utopies, peut-être, mais au combien plus fertiles que le mercantilisme répandu comme fiel à la surface du globe.
« La désintégration des sociétés plurielles du Levant a causé une dégradation irréparable, qui affecte à présent toutes les sociétés humaines, et qui déchaîne sur notre monde des barbaries insoupçonnées. »
Alors nous revenons à ce qui fut, qui nous maintient en vie contre vents et marées et surtout contre l’absurdité d’un temps qui exacerbe les conflits sans aucune autre vision d’avenir que l’accumulation de profits honteux entre les mains d’une minorité, certes, mais qui tient en ses mains notre destin et celui du monde.
Nous voici, partout, réduits à ce que les peuples du levant et d’ailleurs ont connu dans leur chair sous le nom d’esclavage, de servitude ou de colonisation.
Le mépris érigé en forme de gouvernement ne nourrit que haine et complots.
C’est le sort des minoritaires de porter tant que faire se peut l’utopie d’un monde qui serait l’envers exact de celui-ci.

Parfois, nos rêves nous conduisent au bord d’étranges précipices.
La vision d’un monde qui ne cesse de se déchirer quand tout est à sa disposition pour construire et entretenir une floraison de connaissances comme jamais il en fut à notre portée, nous mène au désespoir.
C’est d’autant plus tragique que nous gardons cette vision enfantine d’une cohabitation qui ne soit pas seulement cohabitation mais échange, foisonnement culturel.
Alors parfois, désespérés de ce monde, certains se laissent aller à la barbarie, sous l’oeil complice des Big Brothers qui tiennent les fils de leurs intérêts.
« Lorsqu’une personne perd l’envie de vivre, c’est à ses proches qu’il revient de lui redonner de l’espoir. Quand ce sont des populations entières qui se laissent envahir par l’envie de détruire et de se détruire, c’est à nous, leurs contemporains, leurs semblables, de trouver des remèdes. Sinon par solidarité avec l’Autre, du moins par volonté de survie. »
Il est donc de notre responsabilité, au nom de ces rêves qui ne cessent de nous hanter, de construire les ponts entre minoritaires capable de venir en aide à ceux que la barbarie et l’autodestruction tentent.

Il est temps de revenir, non aux idéologies mais aux idéaux.
Il est temps d’ouvrir les vannes d’échanges culturels et philosophiques capables par l’extension des connaissances, d’enrayer la machine diabolique des « investisseurs ».
« Ce n’est pas seulement aux prolétaires que Marx a promis, en quelque sorte, le salut, mais également aux minoritaires, à tous ceux qui ne pouvaient s’identifier pleinement à la nation qui était censée être la leur. »

Au rêve totalitaire d’un monde homogène, opposons et construisons le jaillissement salvateur d’un monde cosmopolite et riche de sa diversité linguistique, philosophique, ethnique.
« Peut-être avons-nous besoin, en ce siècle, d’un « équivalent moral » de l’internationalisme prolétarien, sans les monstruosités que celui-ci a charriées. »
Eviter les écueils du passé, nécessite de nous nourrir comme jamais de ce que l’histoire nous apprend.
Le bain de sang a assez duré, le naufrage se poursuit, il est temps non de colmater les brèches d’un monde sans avenir, mais de fabriquer le radeau de la diversité qui nous permettra ensemble de survivre à cette interminable agonie.

Le livre de Amin Maalouf est l’un des nombreux phares dans cet avenir foisonnant à bâtir de nos mains et de nos intelligences.
Il n’y aura pas de sauveur suprême.
Il n’y aura qu’un autre monde aussi divers que le nombre que nous sommes.
Et, peut-être sommes-nous le nombre ?

Xavier Lainé
10 mai 2020