À propos de Amin Maalouf, Le naufrage des civilisations, éditions Grasset, 2019
C’est étrange comme nos histoires se ressemblent et qu’au plus profond de nous-mêmes, elles génèrent un semblant de nostalgie pour quelque chose qui n’a jamais vraiment existé, sinon dans nos rêves enfantins.
Nos enfances nous ouvrent d’étranges perspectives qui rendent opaques les soubresauts des civilisations.
Si tant est qu’il en fut plusieurs alors qu’une seule domine le monde depuis 1492 qui pourrait être la date du début de la mondialisation (il faut lire à ce propos les ouvrages de Charles C Mann, 1491 et 1493).
Ce n’était qu’un début, le combat n’a cessé depuis entre ceux qui veulent dominer monde et nature, et les minoritaires qui se battent au nom de leur culture.
C’est de cette confrontation, il me semble, que nous vient ce fort sentiment de frustration à voir le monde de plus en plus morcelé sous l’autorité d’une même culture qui s’imagine avoir vocation à unifier toutes les autres.
Pourtant, « pour la première fois dans l’histoire, nous avons les moyens de débarrasser l’espèce humaine de tous les fléaux qui l’assaillent, pour la conduire sereinement vers une ère de liberté, de progrès sans tâche, de solidarité planétaire et d’opulence partagée ; et nous voilà pourtant lancés, à toute allure, sur la voie opposée. »
Divorce palpable entre le savoir mis à notre disposition et le gigantesque refus qui, de part et d’autre, dégénère en violences d’un autre âge.
Disons-le tout net, je partage avec Amin Maalouf la nostalgie d’une enfance baignée en des lieux cosmopolite.
En ces lieux qu’il nomme Levant, berceau d’une forme de civilisation qui ne cherche pas à niveler les cultures mais à comprendre la richesse d’une cohabitation pacifique entre groupes hétérogènes sur le plan ethnique, religieux, philosophique, historique, j’ai connu enfant, comme lui, ce bonheur indicible d’amitiés traversant les voies et cultivant leur diversité à l’abri d’un cocon bienveillant.
Comme lui aussi, j’ai baigné dans une histoire familiale qui, de Smyrne à Istanbul en passant par Thessalonique, était témoin, certes minoritaire, d’une possible et fructueuse paix dans le bouillonnement culturel des rencontres cosmopolites.
Ce qui ne nous facilite pas la compréhension d’un monde asservi aux intérêts mercantiles qui cultive une vision radicalement inverse du monde, ne rejetant aucune occasion d’attiser les conflits, cultiver la violence et les rejets.
Ce monde là, tellement à l’opposé du nôtre, bercé d’enfance heureuse parmi nos dissemblables, nous est totalement étranger.
Mais nous sommes sans doute minoritaires en ce monde, à rêver d’une résurgence de culture levantine tissée d’échanges et de diversité.
Rappelez-vous l’Espagne d’avant 1492 (tiens, encore cette date), qui fut le berceau, sous l’influence musulmane et juive, de notre culture littéraire, philosophique et scientifique.
Déjà, dans la désolation de l’inquisition, se dessinait un monde disloqué, opposant intérêts et principes au nom de la domination sans partage d’une seule religion.
« On a tort de mettre systématiquement en opposition les intérêts et les principes. Parfois, ils se rejoignent. La magnanimité est quelque fois une habileté, et la mesquinerie une maladresse. », écrit Amin Maalouf.
C’est pourtant cette pente que suit la civilisation industrielle qui a vu le jour depuis le XVIIIème siècle.
Il n’est que de regarder sa domination sur le monde par une culture de l’asservissement et de l’esclavage.
C’est sous l’emprise de cette philosophie que les civilisations, les cités cosmopolites du levant ont perdu leur culture et toute foi en leur pouvoir d’influence culturelle.
Réduits à la minorité, nous ne voyons plus combien les valeurs civilisatrices de tolérances et d’échange peuvent être les ferments d’un autre monde, relié à l’essence de notre humanité.
Or, « souvent les minoritaires sont des pollinisateurs. Ils rôdent, ils virevoltent, ils butinent, ce qui donne d’eux une image de profiteurs, et même de parasites. C’est quand ils disparaissent que l’on prend conscience de leur utilité. »
Nous voyons bien le vide et le désert laissé derrière la disparition des utopies, peut-être, mais au combien plus fertiles que le mercantilisme répandu comme fiel à la surface du globe.
« La désintégration des sociétés plurielles du Levant a causé une dégradation irréparable, qui affecte à présent toutes les sociétés humaines, et qui déchaîne sur notre monde des barbaries insoupçonnées. »
Alors nous revenons à ce qui fut, qui nous maintient en vie contre vents et marées et surtout contre l’absurdité d’un temps qui exacerbe les conflits sans aucune autre vision d’avenir que l’accumulation de profits honteux entre les mains d’une minorité, certes, mais qui tient en ses mains notre destin et celui du monde.
Nous voici, partout, réduits à ce que les peuples du levant et d’ailleurs ont connu dans leur chair sous le nom d’esclavage, de servitude ou de colonisation.
Le mépris érigé en forme de gouvernement ne nourrit que haine et complots.
C’est le sort des minoritaires de porter tant que faire se peut l’utopie d’un monde qui serait l’envers exact de celui-ci.
Parfois, nos rêves nous conduisent au bord d’étranges précipices.
La vision d’un monde qui ne cesse de se déchirer quand tout est à sa disposition pour construire et entretenir une floraison de connaissances comme jamais il en fut à notre portée, nous mène au désespoir.
C’est d’autant plus tragique que nous gardons cette vision enfantine d’une cohabitation qui ne soit pas seulement cohabitation mais échange, foisonnement culturel.
Alors parfois, désespérés de ce monde, certains se laissent aller à la barbarie, sous l’oeil complice des Big Brothers qui tiennent les fils de leurs intérêts.
« Lorsqu’une personne perd l’envie de vivre, c’est à ses proches qu’il revient de lui redonner de l’espoir. Quand ce sont des populations entières qui se laissent envahir par l’envie de détruire et de se détruire, c’est à nous, leurs contemporains, leurs semblables, de trouver des remèdes. Sinon par solidarité avec l’Autre, du moins par volonté de survie. »
Il est donc de notre responsabilité, au nom de ces rêves qui ne cessent de nous hanter, de construire les ponts entre minoritaires capable de venir en aide à ceux que la barbarie et l’autodestruction tentent.
Il est temps de revenir, non aux idéologies mais aux idéaux.
Il est temps d’ouvrir les vannes d’échanges culturels et philosophiques capables par l’extension des connaissances, d’enrayer la machine diabolique des « investisseurs ».
« Ce n’est pas seulement aux prolétaires que Marx a promis, en quelque sorte, le salut, mais également aux minoritaires, à tous ceux qui ne pouvaient s’identifier pleinement à la nation qui était censée être la leur. »
Au rêve totalitaire d’un monde homogène, opposons et construisons le jaillissement salvateur d’un monde cosmopolite et riche de sa diversité linguistique, philosophique, ethnique.
« Peut-être avons-nous besoin, en ce siècle, d’un « équivalent moral » de l’internationalisme prolétarien, sans les monstruosités que celui-ci a charriées. »
Eviter les écueils du passé, nécessite de nous nourrir comme jamais de ce que l’histoire nous apprend.
Le bain de sang a assez duré, le naufrage se poursuit, il est temps non de colmater les brèches d’un monde sans avenir, mais de fabriquer le radeau de la diversité qui nous permettra ensemble de survivre à cette interminable agonie.
Le livre de Amin Maalouf est l’un des nombreux phares dans cet avenir foisonnant à bâtir de nos mains et de nos intelligences.
Il n’y aura pas de sauveur suprême.
Il n’y aura qu’un autre monde aussi divers que le nombre que nous sommes.
Et, peut-être sommes-nous le nombre ?
Xavier Lainé
10 mai 2020