La
phénoménologie, c’est l’étude des essences, et tous les
problèmes, selon elle, reviennent à définir les essences :
l’essence de la perception, l’essence de la conscience, par
exemple. Mais la phénoménologie, c’est aussi une philosophie qui
replace les essences dans l’existence et ne pense pas qu’on
puisse comprendre l’homme et le monde autrement qu’à partir de
leur « facticité ». C’est une philosophie
transcendantale qui met en suspens pour les comprendre les
affirmations de l’attitude naturelle, mais c’est aussi une
philosophie pour laquelle le monde est toujours « déjà là »
avant la réflexion, comme une présence inaliénable, et dont tout
l’effort est de retrouver ce contact naïf avec le monde pour lui
donner enfin un statut philosophique. C’est l’ambition d’une
philosophie qui soit une « science exacte », mais c’est
aussi un compte-rendu de l’espace, du temps, du monde « vécus ».
.
La
phénoménologie se laisse pratiquer et reconnaître comme manière
ou comme style, elle existe comme mouvement, avant d’être parvenue
à une entière conscience philosophique.
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Je
ne suis pas le résultat ou l’entrecroisement des multiples
causalités qui déterminent mon corps ou mon « psychisme »,
je ne puis pas me penser comme une partie du monde, comme le simple
objet de la biologie, de la psychologie et de la sociologie, ni
fermer sur moi l’univers de la science.
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La
perception n’est pas une science du monde, ce n’est pas même un
acte, une prise de position délibérée, elle est le fond sur lequel
tous les actes se détachent et elle est présupposée par eux.
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La
Vérité n’« habite » pas seulement l’« homme
intérieur », ou plutôt il n’y a pas d’homme intérieur,
l’homme est au monde, c’est dans le monde qu’il se connaît.
.
Quels
que puissent être les glissements de sens qui finalement nous ont
livré le mot et le concept de conscience comme acquisition du
langage, nous avons un moyen direct d’accéder à ce qu’il
désigne, nous avons l’expérience de nous-mêmes, de cette
conscience que nous sommes, c’est sur cette expérience que se
mesurent toutes les significations du langage et c’est elle qui
fait que justement le langage veut dire quelque chose pour nous.
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Nous
sommes dans la vérité et l’évidence est « l’expérience
de la vérité ».
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« Toute
conscience est conscience de quelque chose. »
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Il
ne s’agit pas de doubler la conscience humaine d’une pensée
absolue qui, du dehors, lui assignerait ses fins. Il s’agit de
reconnaître la conscience elle-même comme projet du monde, destinée
à un monde qu’elle n’embrasse ni ne possède, mais vers lequel
elle ne cesse de se diriger, - et le monde comme cet individu
pré-objectif dont l’unité impérieuse prescrit à la connaissance
son but.
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Dans
un événement considéré de près, au moment où il est vécu, tout
paraît aller au hasard : l’ambition de celui-ci, telle
rencontre favorable, telle circonstance locale semblent avoir été
décisives. Mais les hasards se compensent et voilà que cette
poussière de faits s’agglomèrent, dessinent une certaine manière
de prendre position à l’égard de la situation humaine, un
événement dont les contours sont définis et dont on peut parler.
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Il
faut comprendre de toutes les façons à la fois, tout a un sens,
nous retrouvons sous tous les rapports la même structure d’être.
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La
rationalité est exactement mesurée aux expériences dans lesquelles
elle se révèle. Il y a de la rationalité, c’est-à-dire :
les perspectives se recoupent, les perceptions se confirment, un sens
apparaît. Mais il ne doit pas être posé à part, transformé en
Esprit absolu ou en monde au sens réaliste. Le monde
phénoménologique, c’est, non pas l’être pur, mais le sens qui
transparaît à l’intersection de mes expériences et de celles
d’autrui, par l’engrenage des unes sur les autres, il est donc
inséparable de la subjectivité et de l’intersubjectivité qui
font leur unité par le reprise de mes expériences passées dans mes
expériences présentes, de l’expérience d’autrui dans la
mienne.
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Nous
prenons en main notre sort, nous devenons responsables de notre
histoire par la réflexion, mais aussi bien par une décision où
nous engageons notre vie, et dans les deux cas il s’agit d’un
acte violent qui se vérifie en s’exerçant.
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Nous
faisons de la perception avec du perçu. Et comme le perçu lui-même
n’est évidemment accessible qu’à travers la perception, nous ne
comprenons finalement ni l’un ni l’autre. Nous sommes pris dans
le monde et nous n’arrivons pas à nous en détacher pour passer à
la conscience du monde. Si nous le faisions, nous verrions que la
qualité n’est jamais éprouvée immédiatement et que toute
conscience est conscience de quelque chose. Ce « quelque
chose » n’est d’ailleurs pas nécessairement un objet
identifiable.
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Il
nous faut reconnaître l’indéterminé comme un phénomène
positif.
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Il
n’y a pas de définition physiologique de la sensation et plus
généralement il n’y a pas de psychologie physiologique autonome
parce que l’événement physiologique lui-même obéit à des lois
biologiques et psychologiques.
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Percevoir
n’est pas éprouver une multitude d’impressions qui amèneraient
avec elles des souvenirs capables de les compléter, c’est voir
jaillir d’une constellation de données un sens immanent sans
lequel aucun appel aux souvenirs n’est possible. Se souvenir n’est
pas ramener sous le regard de la conscience un tableau du passé
subsistant en soi, c’est s’enfoncer dans l’horizon du passé et
en développer de proche en proche les perspectives emboitées
jusqu’à ce que les expériences qu’il résume soient comme
vécues à nouveau à leur place temporelle. Percevoir n’est pas se
souvenir.
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La
joie et la tristesse, la vivacité et l’hébétude sont des données
de l’introspection, et si nous en revêtons les paysages ou les
autres hommes, c’est parce que nous avons constaté en nous-mêmes
la coïncidence de ces perceptions intérieures avec des signes
extérieurs qui leur sont associés par les hasards de notre
organisation. La perception ainsi appauvrie devient une pure
opération de connaissance, un enregistrement progressif des qualités
et de leur déroulement le plus coutumier, et le sujet percevant est
en face du monde comme le savant en face de ses expériences.
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L’empirisme
ne voit pas que nous avons besoin de savoir ce que nous cherchons,
sans quoi nous ne le chercherions pas, et l’intellectualisme ne
voit pas que nous avons besoin d’ignorer ce que nous cherchons,
sans quoi de nouveau nous ne le chercherions pas. Ils s’accordent
en ce que ni l’un ni l’autre ne saisit la conscience en
train d’apprendre, ne fait état de cette ignorance circonscrite,
de cette intention « vide » encore, mais déjà
déterminée, qui est l’attention même.
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L’attention
suppose d’abord une transformation du champ mental, une nouvelle
manière pour la conscience d’être présente à ses objets.
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Ce
passage de l’indéterminé au déterminé, cette reprise à chaque
instant de sa propre histoire dans l’unité d’un sens nouveau,
c’est la pensée même.
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Il
faut mettre la conscience en présence de sa vie irréfléchie dans
les choses et l’éveiller à sa propre histoire qu’elle oubliait,
c’est là le vrai rôle de la réflexion philosophique et c’est
ainsi qu’on arrive à une vraie théorie de l’attention.
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Entre
moi qui analyse la perception et le moi percevant, il y a toujours
une distance.
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La
nature n’est pas de soi géométrique, elle ne le paraît qu’à
un observateur prudent qui s’en tient aux données macroscopiques.
La société humaine n’est pas une communauté d’esprits
raisonnables, on n’a pu la comprendre ainsi que dans les pays
favorisés où l’équilibre vital et économique avait été obtenu
localement et pour un temps. L’expérience du chaos, sur le plan
spéculatif comme sur l’autre, nous invite à apercevoir le
rationalisme dans une perspective historique à laquelle il
prétendait par principe échapper, à chercher une philosophie qui
nous fasse comprendre le jaillissement de la raison dans un monde
qu’elle n’a pas fait et préparer l’infrastructure vitale sans
laquelle raison et liberté se vident et se décomposent. Nous ne
dirons plus que la perception est une science commençante, mais
inversement que la science classique est une perception qui oublie
ses origines et se croit achevée. Le premier acte philosophique
serait donc de revenir au monde vécu en deçà du monde objectif,
puisque c’est en lui que nous pourrons comprendre le droit comme
les limites du monde objectif, de rendre à la chose sa physionomie
concrète, aux organismes leur manière propre de traiter le monde, à
la subjectivité son inhérence historique, de retrouver les
phénomènes, la couche d’expérience vivante à travers laquelle
autrui et les choses nous sont d’abord donnés, le système
« Moi-Autrui-les-choses » à l’état naissant, de
réveiller la perception et de déjouer la ruse par laquelle elle se
laisse oublier comme fait et comme perception au profit de l’objet
qu’elle nous livre et de la tradition rationnelle qu’elle fonde.
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La
réflexion n’est vraiment réflexion que si elle ne s’emporte pas
hors d’elle-même, se connaît comme réflexion-sur-un-irréfléchi,
et par conséquent comme un changement de structure de notre
existence.
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Je
ne puis comprendre la fonction du corps vivant qu’en
l’accomplissant moi-même et dans la mesure où je suis un corps
qui se lève vers le monde.
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Le
corps est le véhicule de l’être au monde, et avoir un corps c’est
pour un vivant se joindre à un milieu défini, se confondre avec
certains projets et s’y engager continuellement.
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La
fusion de l’âme et du corps dans l’acte, la sublimation de
l’existence biologique en existence personnelle, du monde naturel
en monde culturel est rendue à la fois possible et précaire par la
structure temporelle de notre expérience.
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L’homme
concrètement pris n’est pas un psychisme joint à un organisme,
mais ce va-et-vient de l’existence qui tantôt se laisse être
corporelle et tantôt se porte aux actes personnels. Les motifs
psychologiques et les occasions corporelles peuvent s’entrelacer
parce qu’il n’est pas un seul mouvement dans un corps vivant qui
soit un hasard absolu à l’égard des intentions psychiques, pas un
seul acte psychique qui n’ait trouvé au moins son germe ou son
dessin général dans les dispositions physiologiques.
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L’union
de l’âme et du corps n’est pas scellée par un décret
arbitraire entre deux termes extérieurs, l’un objet, l’autre
sujet. Elle s’accomplit à chaque instant dans le mouvement de
l’existence.
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L’espace
corporel peut se distinguer de l’espace extérieur et envelopper
ses parties au lieu de les déployer parce qu’il est l’obscurité
de la salle nécessaire à la clarté du spectacle, le fond de
sommeil ou la réserve de puissance vague sur lesquels se détachent
le geste et son but, la zone du non-être devant laquelle peuvent
apparaître des êtres précis, des figures et des points.
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On
voit mieux, en considérant le corps en mouvement, comment il habite
l’espace (et d’ailleurs le temps) parce que le mouvement ne se
contente pas de subir l’espace et le temps, il les assume
activement, il les reprend dans leur signification originelle qui
s’efface dans la banalité des situations acquises.
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Le
mouvement abstrait creuse à l’intérieur du monde plein dans
lequel se déroulait le mouvement concret une zone de réflexion et
de subjectivité, il superpose à l’espace physique un espace
virtuel ou humain. Le mouvement concret est donc centripète, tandis
que le mouvement abstrait est centrifuge, le premier a lieu dans
l’être ou dans l’actuel, le second dans le possible ou dans le
non-être, le premier adhère à un fond donné, le second déploie
lui-même son fond. La fonction normale qui rend possible le
mouvement abstrait est une fonction de « projection » par
laquelle le sujet du mouvement ménage devant lui un espace libre où
ce qui n’existe pas naturellement puisse prendre un semblant
d’existence.
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Nous
sommes ramenés par l’usage même de la méthode inductive à ces
questions « métaphysiques » que le positivisme voudrait
éluder. L’induction ne parvient à ses fins que si elle ne se
borne pas à noter des présences, des absences et des variations
concomitantes, et si elle conçoit et comprend les faits sous les
idées qui n’y sont pas contenues. On n’a pas le choix entre une
description de la maladie qui nous en donnerait le sens et une
explication qui nous en donnerait la cause et il n’y a pas
d’explications sans compréhension.
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Si
un être est conscience, il faut qu’il ne soit rien qu’un tissu
d’intentions. S’il cesse de se définir par l’acte de
signifier, il retombe à la condition de chose, la chose étant
justement ce qui ne connaît pas, ce qui repose dans une ignorance
absolue de soi et du monde, ce qui par suite n’est pas un « soi »
véritable, c’est-à-dire un « pour soi », et n’a que
l’individuation spatio-temporelle, l’existence en soi. La
conscience ne comportera donc pas le plus et le moins. Si le malade
n’existe plus comme conscience, il faut qu’il existe comme chose.
Ou bien le mouvement est mouvement pour soi, alors le « stimulus »
n’en est pas la cause mais l’objet intentionnel, - ou bien il se
fragmente et se disperse dans l’existence en soi, il devient un
processus objectif dans le corps, dont les phases se succèdent mais
ne se connaissent pas. Le privilège des mouvements concrets dans la
maladie s’expliquerait parce qu’ils sont des réflexes au sens
classique.
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La
distinction du mouvement concret et du mouvement abstrait, du Greifen
et du Zeigen serait celle du physiologique et du psychique, de
l’existence en soi et de l’existence pour soi.
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Comme
la causalité physiologique la prise de conscience ne peut commencer
nulle part. Il faut ou renoncer à l’explication physiologique, ou
admettre qu’elle est totale, - ou nier le conscience ou admettre
qu’elle est totale, on ne peut pas rapporter certains mouvements à
la mécanique corporelle et d’autres à la conscience, le corps et
la conscience ne se limitent pas l’un l’autre, ils ne peuvent
être que parallèles.
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L’essence
de la conscience est de se donner un ou des mondes, c’est-à-dire
de faire être devant elle-même ses propres pensées comme des
choses, et elle prouve sa vigueur indivisiblement en se dessinant ces
paysages et en les quittant.
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Si
la conscience était une somme de faits psychiques, chaque trouble
devrait être électif. Si elle était une « fonction de
représentation », une pure puissance de signifier, elle
pourrait être ou ne pas être (et avec elle toutes choses), mais non
pas cesser d’être après avoir été, ou devenir malade,
c’est-à-dire s’altérer. Si enfin elle est une activité de
projection, qui dépose autour d’elle les objets comme des traces
de ses propres actes, mais qui s’appuie sur eux pour passer à
d’autres actes de spontanéité, on comprend à la fois que toute
déficience des « contenus » retentisse sur l’ensemble
de l’expérience et en commence la désintégration, que tout
fléchissement pathologique intéresse la conscience entière, - et
que cependant la maladie atteigne chaque fois la conscience par un
certain « côté », que dans chaque cas certains
symptômes soient prédominants au tableau clinique de la maladie, et
enfin que la conscience soit vulnérable et qu’elle puisse recevoir
en elle-même la maladie.
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La
conscience est originairement non pas un « je pense que »,
mais un « je peux ».
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Le
mouvement n’est pas la pensée d’un mouvement et l’espace
corporel n’est pas un espace pensé ou représenté.
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La
conscience est l’être à la chose par l’intermédiaire du corps.
Un mouvement est appris lorsque le corps l’a compris, c’est-à-dire
lorsqu’il l’a incorporé à son « monde », et mouvoir
son corps c’est viser à travers lui les choses, c’est le laisser
répondre à leur sollicitation qui s’exerce sur lui sans aucune
représentation.
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A
chaque instant d’un mouvement, l’instant précédent n’est pas
ignoré, mais il est comme emboîté dans le présent et la
perception présente consiste en somme à ressaisir, en s’appuyant
sur la position actuelle, la série des positions antérieures, qui
s’enveloppent l’une l’autre. Mais la position imminente est
elle aussi enveloppée dans le présent, et par elle toutes celles
qui viendront jusqu’au terme du mouvement. Chaque moment du
mouvement en embrasse toute l’étendue et, en particulier, le
premier moment, l’initiation cinétique inaugure la liaison d’un
ici et d’un là-bas, d’un maintenant et d’un avenir que les
autres moments se borneront à développer.
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L’acquisition
de l’habitude comme remaniement et renouvellement du schéma
corporel offre de grandes difficultés aux philosophies classiques,
toujours portées à concevoir la synthèse comme une synthèse
intellectuelle. Il est bien vrai que ce n’est pas une association
extérieure qui réunit dans l’habitude les mouvements
élémentaires, les réactions et les « stimuli ». Toute
théorie mécaniste se heurte au fait que l’apprentissage est
systématique : le sujet ne soude pas des mouvements individuels
à des stimuli individuels, mais acquiert le pouvoir de répondre par
un certain type de solutions à une certaine forme de situations, les
situations pouvant différer largement d’un cas à l’autre, les
mouvements de réponse pouvant être confiés tantôt à un organe
effecteur, tantôt à l’autre, situations et réponses se
ressemblant dans les différents cas beaucoup moins par l’identité
partielle des éléments que par la communauté de leur sens.
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L’habitude
exprime le pouvoir que nous avons de dilater notre être au monde, ou
de changer d’existence en nous annexant de nouveaux instruments.
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Comprendre,
c’est éprouver l’accord entre ce que nous visons et ce qui est
donné, entre l’intention et l’effectuation – et le corps est
notre ancrage dans un monde.
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Si
notre corps ne nous impose pas, comme il le fait à l’animal, des
instincts définis dès la naissance, c’est lui du moins qui donne
à notre vie la forme de la généralité et qui prolonge en
dispositions stables nos actes personnels. Notre nature en ce sens
n’est pas une vieille coutume, puisque la coutume présuppose la
forme de passivité de la nature. Le corps est notre moyen général
d’avoir un monde.
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Il
y a une « compréhension » érotique qui n’est pas de
l’ordre de l’entendement puisque l’entendement comprend en
apercevant une expérience sous une idée, tandis que le désir
comprend aveuglément en reliant un corps à un corps.
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Si
l’histoire sexuelle d’un homme donne la clef de sa vie, c’est
parce que dans la sexualité de l’homme se projette sa manière
d’être à l’égard du monde, c’est-à-dire à l’égard du
temps et à l’égard des autres hommes.
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La
vie se particularise en courants séparés. Ou bien les mots n’ont
aucun sens, ou bien la vie sexuelle désigne un secteur de notre vie
qui soit en rapports particuliers avec l’existence du sexe. Il ne
peut être question de noyer la sexualité dans l’existence, comme
si elle n’était qu’un épiphénomène.
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Le
symptôme comme la guérison ne s’élaborent pas au niveau de la
conscience objective ou thétique, mais au-dessous.
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Nous
restons libres à l’égard du sommeil et de la maladie dans
l’exacte mesure où nous restons toujours engagés dans l’état
de veille et de santé, notre liberté s’appuie sur notre être en
situation, et elle est elle-même une situation. Sommeil, réveil,
maladie, santé ne sont pas des modalités de la conscience ou de la
volonté, ils supposent un « pas existentiel ».
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Si
le corps peut symboliser l’existence, c’est qu’il l’a réalise
et qu’il en est l’actualité. Il seconde son double mouvement de
systole et de diastole.
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A
l’instant même où je vis dans le monde, où je suis à mes
projets, à mes occupations, à mes amis, à mes souvenirs, je peux
fermer les yeux, m’étendre, écouter mon sang qui bat à mes
oreilles, me fondre dans un plaisir ou une douleur, me renfermer dans
cette vie anonyme qui sous-tend ma vie personnelle.
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L’existence
corporelle qui fuse à travers moi sans ma complicité n’est que
l’esquisse d’une véritable présence au monde. Elle en fonde du
moins la possibilité, elle établit notre premier pacte avec lui.
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Ni
le corps ni l’existence ne peuvent passer pour l’original de
l’être humain, puisque chacun présuppose l’autre et que le
corps est l’existence figée ou généralisée et l’existence une
incarnation perpétuelle.
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La
parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le
geste contient le sien.
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La
parole est un geste et sa signification un monde.
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C'est
par mon corps que je comprends autrui, comme c'est par mon corps que
je perçois des « choses ».
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Le
sens du geste n'est pas contenu dans le geste comme phénomène
physique ou physiologique. Le sens du mot n'est pas contenu dans le
mot comme son.
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Qu'il
s'agisse du corps d'autrui ou de mon propre corps, je n'ai pas
d'autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre,
c'est-à-dire de reprendre à mon compte le drame qui le traverse et
de me confondre avec lui. Je suis donc mon corps, au moins dans toute
la mesure où j'ai un acquis et réciproquement mon corps est comme
un sujet naturel, comme une esquisse provisoire de mon être total.
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Le
corps propre est dans le monde comme le cœur dans l'organisme :
il maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l'anime
et le nourrit intérieurement, il forme avec lui un système.
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La
perception extérieure et la perception du corps propre varient
ensemble parce qu'elles sont les deux faces d'un même acte.
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Nous
avons l'expérience d'un monde, non pas au sens d'un système de
relations qui déterminent entièrement chaque événement, mais au
sens d'une totalité ouverte dont la synthèse ne peut pas être
achevée.
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La
musique n'est pas dans l'espace visible, mais elle le mine, elle
l'investit, elle le déplace, et bientôt ces auditeurs trop bien
parés, qui prennent l'air de juges et échangent des mots ou des
sourires, sans s'apercevoir que le sol s'ébranle sous eux, sont
comme un équipage secoué à la surface d'une tempête.
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Les
sens se traduisent l'un l'autre sans avoir besoin d'un interprète,
se comprennent l'un l'autre sans avoir à passer par l'idée.
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Dans
cette couche originaire du sentir que l'on retrouve à condition de
coïncider vraiment avec l'acte de perception et de quitter
l'attitude critique, je vis l'unité du sujet et l'unité
intersectorielle de la chose, je ne les pense pas comme le feront
l'analyse réflexive et la science.
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La
réflexion ne saisit donc elle-même son sens plein que si elle
mentionne le fonds irréfléchi qu'elle présuppose, dont elle
profite, et qui constitue pour elle comme un passé originel, un
passé qui n'a jamais été présent.
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Mon
corps est là où il y a quelque chose à faire.
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L'expérience
n'est rien ou il faut qu'elle soit totale.
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Les
« phénomènes dynamiques » tiennent leur unité de moi
qui les vis, qui les parcours, et qui en fais la synthèse. Ainsi
nous passons d'une pensée du mouvement qui le détruit à une
expérience du mouvement qui cherche à le fonder, mais aussi de
cette expérience à une pensée sans laquelle, à la rigueur, elle
ne signifie rien.
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Tout
mouvement suppose un certain ancrage qui peut varier.
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Dans
la conscience, l'apparaître n'est pas être, mais phénomène.
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Percevoir,
c'est engager d'un seul coup tout un avenir d'expériences dans un
présent qui ne le garantit jamais à la rigueur, c'est croire à un
monde.
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La
conscience du monde n'est pas fondée sur la conscience de soi, mais
elles sont rigoureusement contemporaines : il y a pour moi un
monde parce que je ne m'ignore pas ; je suis non dissimulé à
moi-même parce que j'ai un monde.
.
La
conscience perceptive ne nous donne pas la perception comme science,
la grandeur et la forme de l'objet comme des lois, et les
déterminations numériques de la science repassent sur le pointillé
d'une constitution du monde déjà faite avant elles.
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Le
mouvement et le temps ne sont pas seulement une condition objective
du toucher connaissant, mais une composante phénoménale des données
tactiles. Ils effectuent la mise en forme des phénomènes tactiles,
comme la lumière dessine la configuration d'une surface visible.
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Un
comportement dessine une certaine manière de traiter le monde.
.
Le
corps par lui-même, le corps en repos n'est qu'une masse obscure,
nous le percevons comme un être précis et identifiable lorsqu'il se
meut vers une chose, en tant qu'il se projette intentionnellement
vers le dehors, et ce n'est d'ailleurs jamais que du coin de l'oeil
et en marge de la conscience, dont le centre est occupé par les
choses et par le monde.
.
Pour
que nous percevions les choses il faut que nous les vivions.
.
Vivre
une chose, ce n'est ni coïncider avec elle, ni la penser de part en
part.
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Si
je suis ici et maintenant, je ne suis pas ici ni maintenant.
.
Si
je suis toujours et partout, je ne suis jamais et nulle part.
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Ce
qu'il faut comprendre, c'est que la même raison me rend présent ici
et maintenant et absent en tout lieu et de tout temps. Cette
ambiguïté n'est pas une imperfection de la conscience ou de
l'existence, elle en est la définition.
.
L'être
objectif n'est pas l'existence pleine.
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Un
présent sans avenir ou un éternel présent est exactement la
définition de la mort, le présent vivant est déchiré entre un
passé qu'il reprend et un avenir qu'il projette.
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En
ce qui concerne le corps, et même le corps d'autrui, il nous faut
apprendre à le distinguer du corps objectif tel que le décrivent
les livres de physiologie. Ce n'est pas ce corps-là qui peut être
habité par une conscience.
.
Le
refus de communiquer est encore un mode de communication.
.
Même
la méditation universelle qui retranche le philosophe de sa nation,
de ses amitiés, de ses partis pris, de son être empirique, en un
mot du monde, et qui semble le laisser absolument seul, est en
réalité acte, parole, et par conséquent dialogue.
.
Toute
pensée de quelque chose est en même temps conscience de soi, faute
de quoi elle ne pourrait pas avoir d'objet.
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La
parole est aussi muette que la musique, la musique aussi parlante que
la parole. L'expression est partout créatrice et l'exprimé en est
toujours inséparable.
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Ce
que nous avons vécu est et demeure perpétuellement pour nous, le
vieillard touche à son enfance.
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Ce
qui est passé ou futur pour moi est présent dans le monde.
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C'est
en communiquant avec le monde que nous communiquons indubitablement
avec nous-mêmes. Nous tenons le temps tout entier et nous sommes
présents à nous-mêmes parce que nous sommes présents au monde.
.
Ce
n'est pas seulement la notion du corps qui, à travers celle du
présent, est nécessairement liée à celle du pour soi, mais
l'existence effective de mon corps est indispensable à celle de ma
« conscience ».
.
C'est
la science qui nous habitue à considérer le corps comme un
assemblage de parties et aussi l'expérience de sa désagrégation
dans la mort. Or, précisément, le corps décomposé n'est plus un
corps.
.
Rien
ne me fera jamais comprendre ce que pourrait être une nébuleuse qui
ne serait vue par personne.
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Au
nom de la liberté, on refuse l'idée d'un acquis, mais c'est alors
la liberté qui devient un acquis primordial et comme notre état de
nature.
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Il
y a eu des exploités bien avant qu'il y eût des révolutionnaires.
Ce n'est pas toujours en période de crise économique que le
mouvement ouvrier progresse. La révolte n'est donc pas le produit
des conditions objectives, c'est inversement la décision que prend
l'ouvrier de vouloir la révolution qui fait de lui un prolétaire.
La valorisation du présent se fait par le livre projet de l'avenir.
D'où l'on pourrait conclure que l'histoire n'a pas par elle-même de
sens, elle a celui que nous lui donnons par notre volonté.
.
Ce
n'est pas l'économie ou la société considérées comme système de
forces impersonnelles qui me qualifient comme prolétaire, c'est la
société ou l'économie telles que je les porte en moi, telles que
je les vis, - et ce n'est pas davantage une opération intellectuelle
sans motif, c'est ma manière d'être au monde dans ce cadre
institutionnel.
.
Le
mouvement révolutionnaire, comme le travail de l'artiste, est une
intention qui crée elle-même ses instruments et ses moyens
d'expression. Le projet révolutionnaire n'est pas le résultat d'un
jugement délibéré, la position explicite une fin. Il l'est chez le
propagandiste, parce que le propagandiste a été formé par
l'intellectuel, ou chez l'intellectuel, parce qu'il règle sa vie sur
des pensées. Mais il ne cesse d'être la décision abstraite d'un
penseur, et ne devient une réalité historique que s'il s'élabore
dans les relations interhumaines et dans les rapports de l'homme avec
son métier.
.
Faire
de la conscience de classe le résultat d'une décision et d'un
choix, c'est dire que les problèmes sont résolus le jour où ils se
posent, que toute question contient déjà la réponse qu'elle
attend, c'est revenir en somme à l'immanence et renoncer à
comprendre l'histoire.
.
Naître,
c'est à la fois naître du monde et naître au monde.
.
Nous
choisissons notre monde et le monde nous choisit.
.
Le
traitement psychanalytique ne guérit pas en provoquant une prise de
conscience du passé, mais d'abord en liant le sujet à son médecin
par de nouveaux rapports d'existence. Il ne s'agit pas de donner à
l'interprétation psychanalytique un assentiment scientifique et de
découvrir le sens notionnel du passé, il s'agit de le re-vivre
comme signifiant ceci ou cela, et le malade n'y parvient qu'en voyant
son passé dans la perspective de sa coexistence avec le médecin.
*
Bibliographie
Phénoménologie
de la perception, éditions Tel Gallimard, 1945
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