samedi 20 juillet 2013

Robert Antelme



Les copains avaient pensé que l’idée de la mort d’un homme pouvait encore l’ébranler. Mais tout se passait comme si rien de ce qui pouvait arriver d’imaginable à un homme n’était plus susceptible de provoquer en lui ni pitié ni admiration, ni dégoût ni indignation : comme si la forme humaine n’était plus susceptible de l’émouvoir.
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La mort était ici de plain-pied avec la vie, mais à toutes les secondes. La cheminée du crématoire fumait à côté de celle de la cuisine. Avant que nous soyons là, il y avait eu des os de morts dans la soupe des vivants, et l’or de la bouche des morts s’échangeait depuis longtemps contre le pain des vivants. La mort était formidablement entraînée dans le circuit de la vie quotidienne.
Nous étions des enfants, vraiment.
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L’homme dont on se souvient, maintenant déguisé, rasé, trimbalé, non viable autrement que déguisé et qui envie les chevaux et les vaches d’être acceptés comme chevaux et comme vaches, a encore ses yeux et sa bouche, et, sous le crâne lisse, toutes ses images d’homme en veston et ses paroles d’homme en veston.
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Ces parades, ce décor n’existeront plus maintenant. Mais nous sommes formés. Chacun de nous, où qu’il soit, transforme désormais l’ordinaire. Sans crématoire, sans musique, sans phares, nous y suffirons.
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Sortir les mains des poches, faire un pas, c’est faire quelque chose en attendant, c’est attendre. Ce n’est pas encore le froid ni la fatigue qui nous ankylosent, ni le passé, c’est le temps.
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Là-bas, la vie n’apparaît pas comme une lutte incessante contre la mort. Chacun travaille et mange, se sachant mortel, mais le morceau de pain n’est pas immédiatement ce qui fait reculer la mort, la tient à distance ; le temps n’est pas exclusivement ce qui rapproche de la mort, il porte des œuvres des hommes. La mort est fatale, acceptée, mais chacun agit en dépit d’elle.
Nous sommes tous, au contraire, ici pour mourir. C’est l’objectif que les SS ont choisi pour nous. Ils ne nous ont ni fusillés ni pendus mais chacun, rationnellement privé de nourriture, doit devenir le mort prévu, dans un temps variable. Le seul but de chacun est donc de s’empêcher de mourir. Le pain qu’on mange est bon parce qu’on a faim, mais s’il calme la faim, on sait et on sent aussi qu’avec lui la vie se défend dans le corps. Le froid est douloureux, mais les SS veulent que nous mourions par le froid, il faut s’en protéger car c’est la mort qui est dans le froid. Le travail est vidant – pour nous, absurde – mais il use, et les SS veulent que nous mourions par le travail ; aussi faut-il s’économiser dans le travail parce que la mort est dedans. Et il y a le temps : les SS pensent qu’à force de ne pas manger et de travailler, nous finirons par mourir ; les SS pensent qu’ils nous auront à la fatigue c’est à dire par le temps, la mort est dans le temps.
Militer, ici, c’est lutter résolument contre la mort.
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Quand on est libre on ne se contente pas de manger, on se déplace aussi.
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Ce n’est pas parce que les SS ont décidé que nous n’étions pas des hommes que les arbres se sont desséchés et qu’ils sont morts.
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Les rôles sont distribués ; pour qu’ils vivent et grossissent il faut que les autres travaillent, crèvent de faim, et reçoivent les coups.
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Au prolétaire le plus méprisé la raison est offerte. Il est moins seul que celui qui le méprise, dont la place deviendra de plus en plus exiguë et qui sera inéluctablement de plus en plus solitaire, de plus en plus impuissant. Leur injure ne peut pas nous atteindre, pas plus qu’ils ne peuvent saisir le cauchemar que nous sommes dans leur tête : sans cesse nié, on est encore là.
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Ils avaient de la considération pour celui qui travaillait à sa machine, parce qu’il fabriquait méthodiquement une chose qui servirait et ils devaient penser que ce travailleur qui était plus estimable était aussi plus libre.
Ils ne savaient pas qu’en ramassant les déchets au hasard, courbé, parfaitement ignoré, il arrivait qu’on soit heureux, comme en pissant.
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Nous sommes restés un moment près du panier, sans bouger. L’évangéliste regardait les bois, la prairie, et la colline de l’autre côté de la route. Puis il s’est tourné vers moi :
- Das ist ein schön Wintertag, a-t-il dit.
Sa figure était bonne. Les bois étaient très beaux. Nous les avons encore regardés.
Puis, on a repris le panier vide chacun par une anse, et on est rentrés à l’usine.
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Il ne faut pas que tu sois : une machine énorme a été montée sur cette dérisoire volonté de con. Ils ont brûlé des hommes et il y a des tonnes de cendres, ils peuvent peser par tonnes cette matière neutre. Il ne faut pas que tu sois, mais ils ne peuvent pas décider, à la place de celui qui sera cendre tout à l’heure, qu’il n’est pas. Ils doivent tenir compte de nous tant que nous vivons, et il dépend encore de nous, de notre acharnement à être, qu’au moment où ils viendront de nous faire mourir ils aient la certitude d’avoir été entièrement volés. Ils ne peuvent pas non plus enrayer l’histoire qui doit faire plus fécondes ces cendres sèches que le gras squelette du lagerführer.
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Il y a des moments où, par brusque ouverture, la mort apparaît juste comme un moyen simple, de s’en aller d’ici, tourner le dos, s’en foutre.
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Un jour des camarades ont dit à leur meister que l’Italien qu’il avait frappé quelques jours auparavant était mort : sa figure s’est éclairée d’un grand sourire.
Il y a un de ces civils allemands de l’usine qui nous a dit langsam. C’est arrivé une fois. Il traîne seul dans l’usine. Il est le contraire de ce que sont les hommes de l’usine.
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On tremblera toujours d’être des tuyaux à soupe, quelque chose qu’on remplit d’eau et qui pisse beaucoup.
Mais l’expérience de celui qui mange les épluchures est une des situations ultimes de résistance. Elle n’est autre aussi que l’extrême expérience de la condition de prolétaire. Tout y est : d’abord le mépris de la part de celui qui le contraint à cet état et fait tout pour l’entretenir, en sorte que cet état rende compte apparemment de toute la personne de l’opprimé et du même coup le justifie, lui. D’autre part, la revendication – dans l’acharnement à manger pour vivre – des valeurs les plus hautes. Luttant pour vivre, il lutte pour justifier toutes les valeurs, y compris celles dont son oppresseur, en les falsifiant d’ailleurs, tente de se réserver la jouissance exclusive.
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Les perspectives de la libération de l’humanité dans son ensemble passent par ici, par cette « déchéance ».
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L’erreur de conscience n’est pas de « déchoir », mais de perdre de vue que la déchéance doit être de tous et pour tous.
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L’oppression totale, la misère totale risquent de rejeter chacun dans une quasi-solitude. La conscience de classe, l’esprit de solidarité sont encore l’expression d’une certaine santé qui reste aux opprimés.
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Si nous ne travaillons plus, nous devons être à tuer. Nous ne pouvons pas continuer d’exister comme ça, les bras ballants. Nous sommes servants des pierres, épaules à poutres, mais à marteaux, et si les pierres, les poutres et les marteaux se dérobent, le scandale éclate, nous sommes sans raison d’être, sans excuse, nous empoisonnons l’usine.
Mais cette peste sans excuse que nous sommes, à leur tour les a contaminés. Ils ne peuvent plus nous trouver de travail. Ils ne peuvent même plus s’en trouver. Notre victoire approche et elle est affreuse. Eux-mêmes ils ont contracté notre mal.
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On ne peut rien attendre d’un homme en veste qui ne Porte pas la tache rouge. Ou bien il faut qu’il se déclare. Ici, ce qu’il y a d’humain ne peut être tacite.
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On n’est pas pressé, sans doute, mais on ne peut pas rester là. Seul, dans le noir, tout ressurgit encore. La voie ferrée, le bois vers l’ouest, puis la route, le désert de la place, la nuit qui nous ferait rentrer dans le monde. Il faut retourner dans la chambrée où ça sent les patates sautées. Il ne faut pas rentrer dans le monde des maisons et des routes. Il ne faut pas non plus trop sentir les parfums du vent.
Le monde des maisons se cache ; il ne faut pas le chercher.
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On ne peut pas recevoir des coups et avoir raison, être sale, bouffer des épluchures et avoir raison.
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Le bois est vert sombre, le soleil donne dessus, la colline est rousse et verte. Ça s’est passé ce matin. J’ai regardé autour de moi, vérifié qu’aucun d’eux n’était là. Ils n’y sont pas. Les autres sont à moins de quarante kilomètres et on peut encore mourir, et quand ils seront plus près encore on pourra encore mourir, et jusqu’au bout. Ces copains avaient entendu le canon, ils sont morts en l’entendant.
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Chacun est seul. On ne fait même plus de prévisions. La libération tourne autour de nous, elle nous survole comme cet avion qui passe. Nous sommes là, nous levons la tête puis nous regardons devant nous : notre maître est le même, habillé en vert. Va-t-on nous laisser crever la tête en l’air ?

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Bibliographie




- L’espèce humaine, éditions Gallimard, 1957

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