Les
copains avaient pensé que l’idée de la mort d’un homme pouvait encore
l’ébranler. Mais tout se passait comme si rien de ce qui pouvait arriver
d’imaginable à un homme n’était plus susceptible de provoquer en lui ni pitié
ni admiration, ni dégoût ni indignation : comme si la forme humaine
n’était plus susceptible de l’émouvoir.
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La
mort était ici de plain-pied avec la vie, mais à toutes les secondes. La
cheminée du crématoire fumait à côté de celle de la cuisine. Avant que nous
soyons là, il y avait eu des os de morts dans la soupe des vivants, et l’or de
la bouche des morts s’échangeait depuis longtemps contre le pain des vivants.
La mort était formidablement entraînée dans le circuit de la vie quotidienne.
Nous
étions des enfants, vraiment.
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L’homme
dont on se souvient, maintenant déguisé, rasé, trimbalé, non viable autrement
que déguisé et qui envie les chevaux et les vaches d’être acceptés comme
chevaux et comme vaches, a encore ses yeux et sa bouche, et, sous le crâne
lisse, toutes ses images d’homme en veston et ses paroles d’homme en veston.
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Ces
parades, ce décor n’existeront plus maintenant. Mais nous sommes formés. Chacun
de nous, où qu’il soit, transforme désormais l’ordinaire. Sans crématoire, sans
musique, sans phares, nous y suffirons.
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Sortir
les mains des poches, faire un pas, c’est faire quelque chose en attendant,
c’est attendre. Ce n’est pas encore le froid ni la fatigue qui nous ankylosent,
ni le passé, c’est le temps.
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Là-bas,
la vie n’apparaît pas comme une lutte incessante contre la mort. Chacun
travaille et mange, se sachant mortel, mais le morceau de pain n’est pas
immédiatement ce qui fait reculer la mort, la tient à distance ; le temps
n’est pas exclusivement ce qui rapproche de la mort, il porte des œuvres des
hommes. La mort est fatale, acceptée, mais chacun agit en dépit d’elle.
Nous
sommes tous, au contraire, ici pour mourir. C’est l’objectif que les SS ont
choisi pour nous. Ils ne nous ont ni fusillés ni pendus mais chacun,
rationnellement privé de nourriture, doit devenir le mort prévu, dans un temps
variable. Le seul but de chacun est donc de s’empêcher de mourir. Le pain qu’on
mange est bon parce qu’on a faim, mais s’il calme la faim, on sait et on sent
aussi qu’avec lui la vie se défend dans le corps. Le froid est douloureux, mais
les SS veulent que nous mourions par le froid, il faut s’en protéger car c’est
la mort qui est dans le froid. Le travail est vidant – pour nous, absurde –
mais il use, et les SS veulent que nous mourions par le travail ; aussi
faut-il s’économiser dans le travail parce que la mort est dedans. Et il y a le
temps : les SS pensent qu’à force de ne pas manger et de travailler, nous
finirons par mourir ; les SS pensent qu’ils nous auront à la fatigue c’est
à dire par le temps, la mort est dans le temps.
Militer,
ici, c’est lutter résolument contre la mort.
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Quand
on est libre on ne se contente pas de manger, on se déplace aussi.
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Ce
n’est pas parce que les SS ont décidé que nous n’étions pas des hommes que les
arbres se sont desséchés et qu’ils sont morts.
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Les
rôles sont distribués ; pour qu’ils vivent et grossissent il faut que les
autres travaillent, crèvent de faim, et reçoivent les coups.
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Au
prolétaire le plus méprisé la raison est offerte. Il est moins seul que celui
qui le méprise, dont la place deviendra de plus en plus exiguë et qui sera
inéluctablement de plus en plus solitaire, de plus en plus impuissant. Leur
injure ne peut pas nous atteindre, pas plus qu’ils ne peuvent saisir le
cauchemar que nous sommes dans leur tête : sans cesse nié, on est encore
là.
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Ils
avaient de la considération pour celui qui travaillait à sa machine, parce
qu’il fabriquait méthodiquement une chose qui servirait et ils devaient penser
que ce travailleur qui était plus estimable était aussi plus libre.
Ils
ne savaient pas qu’en ramassant les déchets au hasard, courbé, parfaitement
ignoré, il arrivait qu’on soit heureux, comme en pissant.
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Nous
sommes restés un moment près du panier, sans bouger. L’évangéliste regardait
les bois, la prairie, et la colline de l’autre côté de la route. Puis il s’est
tourné vers moi :
-
Das ist ein schön Wintertag, a-t-il dit.
Sa
figure était bonne. Les bois étaient très beaux. Nous les avons encore
regardés.
Puis,
on a repris le panier vide chacun par une anse, et on est rentrés à l’usine.
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Il
ne faut pas que tu sois : une machine énorme a été montée sur cette
dérisoire volonté de con. Ils ont brûlé des hommes et il y a des tonnes de
cendres, ils peuvent peser par tonnes cette matière neutre. Il ne faut pas que
tu sois, mais ils ne peuvent pas décider, à la place de celui qui sera cendre
tout à l’heure, qu’il n’est pas. Ils doivent tenir compte de nous tant que nous
vivons, et il dépend encore de nous, de notre acharnement à être, qu’au moment
où ils viendront de nous faire mourir ils aient la certitude d’avoir été
entièrement volés. Ils ne peuvent pas non plus enrayer l’histoire qui doit
faire plus fécondes ces cendres sèches que le gras squelette du lagerführer.
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Il
y a des moments où, par brusque ouverture, la mort apparaît juste comme un
moyen simple, de s’en aller d’ici, tourner le dos, s’en foutre.
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Un
jour des camarades ont dit à leur meister que l’Italien qu’il avait frappé
quelques jours auparavant était mort : sa figure s’est éclairée d’un grand
sourire.
Il
y a un de ces civils allemands de l’usine qui nous a dit langsam. C’est arrivé
une fois. Il traîne seul dans l’usine. Il est le contraire de ce que sont les
hommes de l’usine.
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On
tremblera toujours d’être des tuyaux à soupe, quelque chose qu’on remplit d’eau
et qui pisse beaucoup.
Mais
l’expérience de celui qui mange les épluchures est une des situations ultimes
de résistance. Elle n’est autre aussi que l’extrême expérience de la condition
de prolétaire. Tout y est : d’abord le mépris de la part de celui qui le
contraint à cet état et fait tout pour l’entretenir, en sorte que cet état
rende compte apparemment de toute la personne de l’opprimé et du même coup le
justifie, lui. D’autre part, la revendication – dans l’acharnement à manger
pour vivre – des valeurs les plus hautes. Luttant pour vivre, il lutte pour
justifier toutes les valeurs, y compris celles dont son oppresseur, en les
falsifiant d’ailleurs, tente de se réserver la jouissance exclusive.
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Les
perspectives de la libération de l’humanité dans son ensemble passent par ici,
par cette « déchéance ».
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L’erreur
de conscience n’est pas de « déchoir », mais de perdre de vue que la
déchéance doit être de tous et pour tous.
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L’oppression
totale, la misère totale risquent de rejeter chacun dans une quasi-solitude. La
conscience de classe, l’esprit de solidarité sont encore l’expression d’une
certaine santé qui reste aux opprimés.
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Si
nous ne travaillons plus, nous devons être à tuer. Nous ne pouvons pas
continuer d’exister comme ça, les bras ballants. Nous sommes servants des
pierres, épaules à poutres, mais à marteaux, et si les pierres, les poutres et
les marteaux se dérobent, le scandale éclate, nous sommes sans raison d’être,
sans excuse, nous empoisonnons l’usine.
Mais
cette peste sans excuse que nous sommes, à leur tour les a contaminés. Ils ne
peuvent plus nous trouver de travail. Ils ne peuvent même plus s’en trouver.
Notre victoire approche et elle est affreuse. Eux-mêmes ils ont contracté notre
mal.
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On
ne peut rien attendre d’un homme en veste qui ne Porte pas la tache rouge. Ou
bien il faut qu’il se déclare. Ici, ce qu’il y a d’humain ne peut être tacite.
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On
n’est pas pressé, sans doute, mais on ne peut pas rester là. Seul, dans le
noir, tout ressurgit encore. La voie ferrée, le bois vers l’ouest, puis la
route, le désert de la place, la nuit qui nous ferait rentrer dans le monde. Il
faut retourner dans la chambrée où ça sent les patates sautées. Il ne faut pas
rentrer dans le monde des maisons et des routes. Il ne faut pas non plus trop
sentir les parfums du vent.
Le
monde des maisons se cache ; il ne faut pas le chercher.
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On
ne peut pas recevoir des coups et avoir raison, être sale, bouffer des
épluchures et avoir raison.
.
Le
bois est vert sombre, le soleil donne dessus, la colline est rousse et verte.
Ça s’est passé ce matin. J’ai regardé autour de moi, vérifié qu’aucun d’eux
n’était là. Ils n’y sont pas. Les autres sont à moins de quarante kilomètres et
on peut encore mourir, et quand ils seront plus près encore on pourra encore
mourir, et jusqu’au bout. Ces copains avaient entendu le canon, ils sont morts
en l’entendant.
.
Chacun
est seul. On ne fait même plus de prévisions. La libération tourne autour de
nous, elle nous survole comme cet avion qui passe. Nous sommes là, nous levons
la tête puis nous regardons devant nous : notre maître est le même,
habillé en vert. Va-t-on nous laisser crever la tête en l’air ?
*
Bibliographie
- L’espèce
humaine, éditions Gallimard, 1957
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