vendredi 14 décembre 2012

Jean Jaurès



« (…) La Révolution française a eu par-dessus tout le sentiment et le souci de la dignité, et il lui a paru que la souveraineté nationale, que la libre participation de tous aux affaires publiques s’accordait seule avec cette dignité. Elle proclama que tous les Français, au même titre, étaient des hommes, que ce qui fait l’homme ce n’est ni la condition, ni l’habit, ni la fortune, mais la raison capable de discerner le vrai du faux, la conscience capable de distinguer le bien du mal, la liberté capable d’affirmer le vrai et de pratiquer le bien ; tout homme, par cela seul qu’il est homme, a une noblesse et une richesse intérieures qui lui tiennent lieu de toutes les autres. Sans doute tous les individus ne se valent pas ; il en est de bons, de médiocres et de mauvais pas ; mais tant qu’un homme n’a pas démérité ouvertement par une faute grave, il a droit à une estime préventive ; on ne peut pas le traiter en suspect, et n’est-ce pas le traiter en suspect que de l’exclure des délibérations communes ? Il n’est point homme, si humble soit-il en qui ne sommeille peut-être le germe de quelque haute pensée, de quelque forte résolution. De quel droit alors enlever à un homme sa dignité d’homme, en lui retranchant sa part d’autorité, sa part de responsabilité dans la direction des sociétés humaines ? Pourquoi confier à d’autres le soin de le gouverner et lui refuser le droit de se gouverner lui-même, de protéger lui-même son travail, sa pensée, sa conscience, en participant à la création des lois qui protègent le travail, la pensée, la conscience de tous les citoyens ? Vous ne dédaignez pas son travail qui soutient la société, vous ne dédaignez pas son or quand il faut payer l’impôt, son sang quand il faut défendre le pays ; pourquoi dédaigneriez-vous son intelligence et son âme ? Est-ce que vous en avez pénétré le fond ? Et qui donc vous fait son juge ? Vous le trouvez ignorant, instruisez-le ; vous le trouvez inexpérimenté, laissez-le précisément se former par la pratique à l’intelligence des affaires ; le meilleur moyen, le seul moyen de rendre un peuple digne de la liberté, c’est tout d’abord de la lui donner. La confiance qu’on nous témoigne nous aide à bien faire ; le sentiment de responsabilité nous élève ; quand un homme se dit : Par mon vote, je ne décide pas seulement de moi-même, mais de mes concitoyens et de mon pays, il est bien près de se dire : il faut que mon vote soit réfléchi et désintéressé. Ainsi le suffrage universel, en même temps qu’il est un acte de réparation et une consécration de la dignité humaine, est l’instrument par excellence de l’éducation nationale. Il doit être enfin et il sera toujours un principe de force pour les nations qui s’y confient.
Il y a en effet dans une foule humaine des trésors d’énergie, de courage, d’intelligence qui demeurent le plus souvent sans emploi : quand l’homme a fait sa tâche, quand il a assuré aux siens, autant qu’il est en lui, l’aisance du jour et la sécurité du lendemain, il lui reste encore parfois, il lui reste encore souvent de l’intelligence et de l’ardeur à dépenser. Ni son métier, si bien qu’il le fasse, n’épuise toutes les ressources de son esprit ; ni les affections de famille, si douces et si absorbantes qu’elles soient, n’épuisent toute la richesse de son âme. Que fera-t-il donc de ce surplus d’intelligence et de zèle ? Le plus souvent, dans la vie commune, il ne saura l’employer ; et ainsi ce qu’il avait en lui de généreux, de surabondant, de hardi, décroît peu à peu faute d’aliment et s’évanouit. Par là se perdent incessamment, dans une nation, des puissances admirables de réflexion et de dévouement. Trouvez au contraire un aliment auquel puissent se prendre les besoins supérieurs de l’âme humaine. Qu’une grande idée apparaisse, qu’une grande cause se découvre, qui exige des hommes activité, intelligence, courage, et toutes les puissances qui sommeillaient dans les profondeurs de la nation, inconnues du monde et s’ignorant elles-mêmes, se révèlent et éclatent au grand jour : tel homme, tout à l’heure médiocre en apparence, se grandit soudain, tel autre qu’on croyait indifférent se passionne. La valeur des individus est multipliée et par elle la force de la nation. »

In « Le suffrage universel et le parti conservateur », Conférence d’Albi, 31 janvier 1885
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« Je vous dis, moi, qu’il n’est pas de travailleur si pauvre, dans les campagnes et dans les villes, qui ne soit intéressé à la prospérité du pays, qui ne souffre des erreurs commises et qui n’ait droit, par conséquent, à se faire entendre. »
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« Tout homme est essentiellement l’égal des autres hommes ; il n’en est point que la nature ait marqué d’un signe d’infériorité et de déchéance ; la demeure la plus humble abrite parfois un grand esprit et un noble cœur ; le berceau le plus pauvre contient peut-être une âme qui sera grande. Même quand une intelligence est inférieure à une autre, la plus forte n’a pas le droit d’opprimer la plus faible et de se substituer à elle : elle n’a qu’un droit qui est de l’éclairer si elle le peut, et de la conduire par la persuasion ; et en tout cas elle doit la respecter jusque dans ses erreurs, parce que si le bien de l’intelligence est la vérité, un bien plus haut encore, c’est l’indépendance, et qu’il vaut mieux une intelligence qui se trompe parce qu’elle est demeurée libre, qu’une intelligence violemment soumise à la vérité. Dès lors, plus de tyrannie : et une seule autorité, celle de la loi consentie par tous. Plus de privilèges : mais l’égalité des droits et des charges, plus de castes, plus de barrières artificielles, plus de séparations factices : mais une seule et grande nation faisant place à chacun selon son travail et son mérite, honorant le labeur honnête jusque dans les conditions les plus humbles, pleine de sollicitude pour les petits et les aidant sans cesse à monter sans faire tort aux droits des autres, et les lois complétant et couronnant la justice par la fraternité. »
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Le principal ou plutôt le seul obstacle au progrès, c’est l’égoïsme ; mais l’égoïsme a bien des formes, il n’y a pas que l’égoïsme bourgeois ; aujourd’hui la forme dominante de l’égoïsme dans la bourgeoisie, c’est la cupidité ; dans le peuple, c’est la vanité.
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La République n'est qu'un mot, si elle n'aboutit pas à une plus grande somme de bien-être positif et de dignité pour l'immense foule des petits.
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Il faut donner aux enfants du peuple, par un exercice suffisamment élevé de la faculté de penser, le sentiment de la valeur de l’homme, et par conséquent du prix de la liberté, sans laquelle l’homme n’est pas.
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L’immense foule des travailleurs, paysans et ouvriers, n’a point une suffisante espérance de voir réaliser la justice ; elle n’a point surtout assez le sentiment que c’est par elle que la justice peut et doit être réalisée.
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Dans un pays de démocratie et de travail, la représentation démocratique du travail s’impose ; il faut que les besoins et les intérêts de l’agriculture, de l’industrie, du commerce puissent être toujours traduits avec compétence et défendue avec autorité.
Il faut en second lieu, que, dans chacune de ces grandes catégories du travail, les humbles, les petits, ceux qui portent le plus lourd fardeau de labeur et de misère, puissent faire entendre leurs justes revendications. Ce qu’il faut, c’est donc une représentation du travail, à la fois professionnelle et sociale, qui exprime dans chaque catégorie du travail les intérêts généraux de la production et les droits des travailleurs obscurs.
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Les manifestations d’opinion qui se produisent à la surface ne révèlent pas plus la pensée intime des masses, que les quelques sources qui jaillissent çà et là n’indiquent l’étendue des nappes souterraines et la direction des courants qui les traversent.
Pour savoir la vérité, vous ne devez pas vous livrer à des enquêtes de surface, mais vous oublier, vous et vos amis, vous mêler à la foule, vous faire peuple, et juger notre décision comme elle sera jugée non par la minorité qui parle, mais par la majorité qui se tait.
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On ne fait pas la guerre pour se débarrasser de la guerre.
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Le capital, avec sa force reproductive, avec le privilège qu’il assure à quelques-uns sur tous les instruments de production, sur toutes les sources de richesse, joue dans l’économie délicate des sociétés humaines le rôle d’une force déchaînée qui peut être bienfaisante, mais qui par sa nature même et sans que personne en soit coupable, n’est pas nécessairement réglé selon l’équité.
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Le capital est une aristocratie ouverte, mais c’est une aristocratie.
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Le plus souvent, la liberté des contrats, entre celui qui possède  et celui qui ne possède pas, entre celui qui peut et celui qui ne peut pas attendre, est une fiction et un mensonge.
Cette fiction et ce mensonge ont trop longtemps abrité l’exploitation des faibles par les forts.
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Je dirai donc sans crainte aux ouvriers : écoutez ceux d’entre vous qui veulent vous grouper en syndicats d’abord, puis en fédération. Etes-vous fatigués dans l’ordre politique, économique, financier, de l’incertitude des programmes, de l’incohérence des efforts, de l’impuissance finale de tous ? Associez-vous et méditez en commun, donnez pour assise aux réformes nécessaires la conscience populaire, fortifiée par l’étude. La navette parlementaire va et vient dans le vide, fournissez-lui la chaîne et la trame, je veux dire : des idées précises ordonnées selon la justice. Etes-vous fatigués dans l’ordre social, de votre isolement, de votre faiblesse, de l’inertie des uns et de l’agitation convulsive des autres ? Cherchez dans l’association tout à la fois la sagesse et la force ; pratiquez ce qu’il y a de plus grand au monde : la fraternité humaine dirigée selon la raison.
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De quoi se composent en très grande partie les Chambres ? De gros propriétaires, de gros industriels, de gros rentiers. C’est à peine si deux ou trois ouvriers manuels y sont entrés, et la grande masse des travailleurs du sol n’est pas représentée du tout. On ne devient guère député si l’on n’a pas ce que l’on appelle « une situation ».
Sans doute, il n’est pas possible ni désirable d’exclure de parti pris, ceux qui ont en effet une situation. Les travailleurs de la terre ou de l’usine ne comptent point encore parmi eux assez d’hommes éclairés pour gérer les affaires multiples d’un grand pays. Plus d’une fois les députés ouvriers qui arrivent au parlement s’embourgeoisent vite au mauvais sens du mot : ils perdent leur sève et leur énergie première et il ne leur reste plus qu’une sorte de sentimentalité de tribune.
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Ce n’est pas que bien des représentants de la nation ne fussent capables dans l’intérêt public, d’un sacrifice personnel. Les grandes assemblées de la Révolution française ont vu des hommes les plus riches proposer l’impôt progressif ; seulement, les députés n’ont pas à lutter seulement contre leurs intérêts propres, mais contre les intérêts de tous ceux avec lesquels ils ont grandi, avec lesquels ils sont en relations régulières dans le monde de la haute bourgeoisie urbaine et rurale. Leur élan vers les réformes en est singulièrement alourdi. Ils ont besoin d’un effort, d’une occasion, pour voir le peuple, et ils ne le voient qu’en passant. Ils saluent, une fois par an, du haut d’une estrade, la démocratie ; ils déjeunent, ils dînent, ils dansent avec les préjugés et les intérêts qui arrêtent la démocratie. Voilà comment dans notre pays de suffrage universel c’est encore une classe ayant ses traditions propres et son égoïsme qui domine dans les assemblées et qui gouverne la nation.
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En face de cette gêne qui s’accroît, à la fois par la crise et par les impôts injustes, que voit le pays ? Des scandales inouïs. Les tripotages du monde des affaires insultent la misère publique.
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Quoi ? Il y a des hommes qui tiennent tellement à être dans la nation une élite constatée, officielle, qui ne répugnent point devant les plus basses manœuvres pour se procurer un bout de ruban rouge !
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Il y a une première aristocratie, celle de la richesse, qui en suppose une seconde, l’aristocratie du ruban ! Est-ce donc là la République ? Est-ce la démocratie ? C’est ainsi que peu à peu le monde officiel, le monde politique apparaît à la masse laborieuse, déçue et navrée, comme un monde à part, comme un tourbillon formé de cupidités et de concessions…
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L’aristocratie de la grande propriété, de la grande industrie de la grande finance, ayant accaparé la République, l’a fait dévier, mais la République va se ressaisir : la démocratie commence.
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L’homme peut se refuser à la machine, la machine n’a pas le même droit de se refuser à l’homme. La machine sans l’homme qui la meut n’est rien, sa valeur est nulle. L’homme sans la machine peut mourir de faim, mais jusque dans sa détresse, jusque dans son agonie, il reste un homme, il garde sa valeur d’homme aimant et pensant. Or retirer brusquement à ces millions d’ouvriers, pour restreindre au-dehors de l’usine l’usage de leur liberté, la machine sans laquelle ils ne peuvent vivre, c’est vouloir asservir l’homme à la machine, faire capituler l’esprit devant la matière.
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Le jour où le plein fonctionnement des syndicats sera accepté comme une institution naturelle, comme une partie intégrante de l’ordre industriel, un grand pas aura été fait vers l’apaisement.
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L’homme libre, quand il revendique son droit, est aussi calme, aussi mesuré, aussi respectueux d’autrui, qu’il est énergique et résolu.
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Que deviendrait donc une société où la classe capitaliste, dominant peu à peu et assujettissant les deux autres, absorberait pour la plus large part le produit des capitaux démesurés concentrés en ses mains, sous prétexte que c’est son initiative qui met ces capitaux en jeu ?
Cette société ressemblerait à une société où une centaine de mécaniciens, ayant mis la main, même légitimement, sur de monstrueuses machines automatiques capables et seules capables de tout produire, le pain tout cuit, les vêtements tout confectionnés, la maisons toutes bâties, s’approprieraient la totalité du pain, des vêtements et des maisons sous prétexte qu’ils tiennent la manivelle de la machine.
Or, ce n’est pas là tout à fait une fiction ; le mouvement des sociétés européennes, depuis bientôt un siècle, peut se résumer ainsi :  abaissement continu du prolétariat, écrasement continu de la classe moyenne par la classe capitaliste.
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Tant que les sociétés n’auront pas réglé l’avènement du prolétariat à la puissance économique, tant qu’elles ne l’auront pas admis dans l’intimité de la production, tant qu’elles le laisseront à l’état d’agent extérieur et mécanique, tant qu’il ne pourra pas intervenir, pour sa juste part, dans la répartition du travail et des produits du travail, tant que les relations économiques seront réglées par le hasard et la force, beaucoup plus que par la raison et l’équité, ayant pour organe de puissantes fédérations de travailleurs libres et solidaires, tant que la puissance brute du capital déchaînée dans les sociétés comme une force naturelle ne sera pas disciplinée par le travail, par la science et la justice, nous aurons beau accumuler les lois d’assistance et de prévoyance, nous n’aurons pas atteint le cœur même du problème social !
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Il y a des traditions d’asservissement social, une hiérarchie séculaire des personnages et des intérêts, que la Révolution française a ébranlée sans la détruire, parce qu’elle reposait sur les mœurs presque autant que sur les lois.
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Il en est, parmi les plus généreux, qui après des efforts convulsifs d’émancipation, se couchent dans l’ornière de nouveau et pour des années. D’autres ne croient même pas à la possibilité d’un ordre social meilleur, et toute leur philosophie se résume dans ce mot, que j’ai entendu dire à un vieux travailleur de la terre, commandé dans une ferme par les gamins du fermier : « Les misérables seront toujours les misérables ! »
D’autres ont gardé pour la puissance sociale de la fortune, même quand elle ne renouvelle pas ses titres par le travail, une déférence superstitieuse. Petits fournisseurs, pauvres artisans croient qu’ils doivent toutes leurs pensées, tous leurs votes à celui qui les emploie, et point n’est besoin d’agir sur eux par la contrainte ou la menace ; ils s’imaginent qu’ils payent une dette en se donnant tout entier pour un morceau de pain.
D’autres, dès qu’ils approchent des puissants, se tournent immédiatement contre le peuple même dont ils sont à peine sortis. C’est ainsi que le paysan devenu homme d’affaires, est souvent plus dur pour le paysan que le  maître lui-même. C’est ainsi que l’ouvrier, devenu contremaître, abuse trop souvent contre ses camarades de la veille de la parcelle de pouvoir qu’il a empruntée du patronat et qui flatte sa vanité.


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Bibliographie



- Œuvres de Jean Jaurès, tome 1, Les années de jeunesse, 1859-1889, éditions Fayard, 2009

jeudi 29 novembre 2012

Joli passage




 Rencontre au Petit Pois 1 – Photographie de Xavier Lainé, tous droits de reproduction réservés


Une page se tourne en ma ville, mais pas vraiment. Et ce n’est qu’une page ; le livre, lui, reste ouvert.

Comme toujours je suis entré, un peu gourd et si peu sûr.

Il y avait beaucoup de lumière et d’amitié. Il y en avait même tant que me voilà étourdi.

C’est que je l’avais attendu ce moment où viendrait un « libraire », en ma ville. Un « libraire », pas un marchand de livre.

Je m’en moque que mon libraire vende des livres. Non que je lui souhaite d’être un crève la faim, mais je n’aime pas qu’il se contente de vendre.

Ce que j’aime chez mon libraire, c’est qu’il fasse du livre l’occasion d’une rencontre.
Ce que j’aime c’est que derrière chaque couverture ne s’animent pas que des pages, mais une vie, indescriptible d’humanité.
L’auteur, s’il en est un, s’efface derrière ce lieu de conjonction que devient son livre.

Je n’attends rien d’autre de mon libraire, sinon qu’il m’invite à me sentir trop bête, et donc à lire, toujours plus et mieux.
Plus non pour qu’il vive mieux mais pour le plaisir d’aller à cette conférence de l’inutile qu’est la littérature. Inutile mais aussi indispensable que l’air que nous respirons.
Et quand je dis littérature, je ne me contente pas des romans à la mode, des « prix littéraires » de l’année, des ouvrages mis en avant à grand renfort médiatique en des rentrées qui n’en sont pas. Car à lire, on dépense largement le prix d’un séjour aux Seychelles, voyez-vous. Alors on se contente de revenir en ce lieu aimanté où fondent les dernières économies.

Mais que de joyeuses complicités qui se tissent, par dessus les tables ou devant les étagères. Nul besoin de dire, un regard suffit qui en dit long sur la passion commune.
Hélas pas si commune, et tellement mise à mal en pays qui ne sait plus lire.
On me dira que non, que c’est faux et pourtant, comme mon libraire, je reçois les chiffres implacables de l’Agence Régionale du Livre. Et comme lui, je suis atterré devant la tâche immense à accomplir pour qu’un peu de curiosité émerge qui rayonne par delà la vitrine.
Et pour que ça rayonne, il ne faut pas vendre des livres, mais que celui-là soit à l’origine d’un réseau dont les mots sont le fil, les pages le conducteur, la couverture l’appât, parfois. Mais pas que…

Car le livre n’est pas un objet comme les autres. A se vautrer entre mains de marchands, il perd une bonne part de son sens. Il est cette coquille vide qui apparaît pour un festival, puis disparaît aussitôt sous l’impitoyable pilon.
Le livre, je l’achète, et puis je le garde. Je le garde tant qu’il me faudrait deux ou trois maisons pour tous les aligner. Alors, je les fait circuler, de piles à lire, en piles lues, puis en rayon à peu près rangés qui se dérangent aussitôt, pour finir en caisses d’où parfois je les extirpe, redécouvrant quelque bijou oublié que je relis avec ardeur.

Ce que j’aime chez mon libraire, c’est qu’il invite à aimer cette chose qui depuis Gutenberg n’a pas encore trouvé son équivalent et qui ne sera jamais remplacé.

Et nous avons eu ici, depuis je ne sais combien d’année, Monsieur et Madame Petit pois, qui étaient libraires.
Ils nous ont ouvert les papilles, au point qu’il aurait été impensable de les voir rendre leur tablier.
Alors, voilà que le miracle s’accomplit et que le relais est passé.
Il faut aimer les livres pour en vendre un peu. Il faut une passion de rencontre pour en vendre assez. Mais en vendre ne suffira jamais : il faudra toujours ce moment de douce rencontre qui le fait circuler et vivre, bien au-delà de son commerce.

Bien sûr, ce monde mercantile se méfie de ces lieux de vérité et de partage, et il a raison. Car en cette fraternité du livre, nous puisons la force d’espérer et de construire autre chose. Quelque chose qui a trait d’humanité.
Et c’est un vrai tour de force de passer si joliment le flambeau. Bonjour, Madame Petit Pois !

Xavier Lainé
24 novembre 2012