« (…)
La Révolution française a eu par-dessus tout le sentiment et le souci de la
dignité, et il lui a paru que la souveraineté nationale, que la libre
participation de tous aux affaires publiques s’accordait seule avec cette
dignité. Elle proclama que tous les Français, au même titre, étaient des
hommes, que ce qui fait l’homme ce n’est ni la condition, ni l’habit, ni la
fortune, mais la raison capable de discerner le vrai du faux, la conscience
capable de distinguer le bien du mal, la liberté capable d’affirmer le vrai et
de pratiquer le bien ; tout homme, par cela seul qu’il est homme, a une
noblesse et une richesse intérieures qui lui tiennent lieu de toutes les
autres. Sans doute tous les individus ne se valent pas ; il en est de
bons, de médiocres et de mauvais pas ; mais tant qu’un homme n’a pas
démérité ouvertement par une faute grave, il a droit à une estime
préventive ; on ne peut pas le traiter en suspect, et n’est-ce pas le
traiter en suspect que de l’exclure des délibérations communes ? Il n’est point
homme, si humble soit-il en qui ne sommeille peut-être le germe de quelque
haute pensée, de quelque forte résolution. De quel droit alors enlever à un
homme sa dignité d’homme, en lui retranchant sa part d’autorité, sa part de
responsabilité dans la direction des sociétés humaines ? Pourquoi confier
à d’autres le soin de le gouverner et lui refuser le droit de se gouverner
lui-même, de protéger lui-même son travail, sa pensée, sa conscience, en
participant à la création des lois qui protègent le travail, la pensée, la
conscience de tous les citoyens ? Vous ne dédaignez pas son travail qui
soutient la société, vous ne dédaignez pas son or quand il faut payer l’impôt,
son sang quand il faut défendre le pays ; pourquoi dédaigneriez-vous son
intelligence et son âme ? Est-ce que vous en avez pénétré le fond ?
Et qui donc vous fait son juge ? Vous le trouvez ignorant,
instruisez-le ; vous le trouvez inexpérimenté, laissez-le précisément se
former par la pratique à l’intelligence des affaires ; le meilleur moyen,
le seul moyen de rendre un peuple digne de la liberté, c’est tout d’abord de la
lui donner. La confiance qu’on nous témoigne nous aide à bien faire ; le
sentiment de responsabilité nous élève ; quand un homme se dit : Par
mon vote, je ne décide pas seulement de moi-même, mais de mes concitoyens et de
mon pays, il est bien près de se dire : il faut que mon vote soit réfléchi
et désintéressé. Ainsi le suffrage universel, en même temps qu’il est un acte
de réparation et une consécration de la dignité humaine, est l’instrument par
excellence de l’éducation nationale. Il doit être enfin et il sera toujours un
principe de force pour les nations qui s’y confient.
Il
y a en effet dans une foule humaine des trésors d’énergie, de courage,
d’intelligence qui demeurent le plus souvent sans emploi : quand l’homme a
fait sa tâche, quand il a assuré aux siens, autant qu’il est en lui, l’aisance
du jour et la sécurité du lendemain, il lui reste encore parfois, il lui reste
encore souvent de l’intelligence et de l’ardeur à dépenser. Ni son métier, si
bien qu’il le fasse, n’épuise toutes les ressources de son esprit ; ni les
affections de famille, si douces et si absorbantes qu’elles soient, n’épuisent
toute la richesse de son âme. Que fera-t-il donc de ce surplus d’intelligence
et de zèle ? Le plus souvent, dans la vie commune, il ne saura
l’employer ; et ainsi ce qu’il avait en lui de généreux, de surabondant,
de hardi, décroît peu à peu faute d’aliment et s’évanouit. Par là se perdent
incessamment, dans une nation, des puissances admirables de réflexion et de
dévouement. Trouvez au contraire un aliment auquel puissent se prendre les
besoins supérieurs de l’âme humaine. Qu’une grande idée apparaisse, qu’une
grande cause se découvre, qui exige des hommes activité, intelligence, courage,
et toutes les puissances qui sommeillaient dans les profondeurs de la nation,
inconnues du monde et s’ignorant elles-mêmes, se révèlent et éclatent au grand
jour : tel homme, tout à l’heure médiocre en apparence, se grandit
soudain, tel autre qu’on croyait indifférent se passionne. La valeur des
individus est multipliée et par elle la force de la nation. »
In « Le suffrage universel et le
parti conservateur », Conférence d’Albi, 31 janvier 1885
.
« Je vous dis, moi, qu’il n’est pas de travailleur si pauvre, dans
les campagnes et dans les villes, qui ne soit intéressé à la prospérité du
pays, qui ne souffre des erreurs commises et qui n’ait droit, par conséquent, à
se faire entendre. »
.
« Tout homme est essentiellement l’égal des autres hommes ; il
n’en est point que la nature ait marqué d’un signe d’infériorité et de
déchéance ; la demeure la plus humble abrite parfois un grand esprit et un
noble cœur ; le berceau le plus pauvre contient peut-être une âme qui sera
grande. Même quand une intelligence est inférieure à une autre, la plus forte
n’a pas le droit d’opprimer la plus faible et de se substituer à elle :
elle n’a qu’un droit qui est de l’éclairer si elle le peut, et de la conduire
par la persuasion ; et en tout cas elle doit la respecter jusque dans ses
erreurs, parce que si le bien de l’intelligence est la vérité, un bien plus
haut encore, c’est l’indépendance, et qu’il vaut mieux une intelligence qui se
trompe parce qu’elle est demeurée libre, qu’une intelligence violemment soumise
à la vérité. Dès lors, plus de tyrannie : et une seule autorité, celle de
la loi consentie par tous. Plus de privilèges : mais l’égalité des droits
et des charges, plus de castes, plus de barrières artificielles, plus de
séparations factices : mais une seule et grande nation faisant place à
chacun selon son travail et son mérite, honorant le labeur honnête jusque dans
les conditions les plus humbles, pleine de sollicitude pour les petits et les
aidant sans cesse à monter sans faire tort aux droits des autres, et les lois
complétant et couronnant la justice par la fraternité. »
.
Le principal ou plutôt le seul obstacle au progrès, c’est
l’égoïsme ; mais l’égoïsme a bien des formes, il n’y a pas que l’égoïsme
bourgeois ; aujourd’hui la forme dominante de l’égoïsme dans la
bourgeoisie, c’est la cupidité ; dans le peuple, c’est la vanité.
.
La République n'est qu'un mot, si elle n'aboutit pas à une plus grande
somme de bien-être positif et de dignité pour l'immense foule des petits.
.
Il faut donner aux enfants du peuple, par un exercice suffisamment élevé
de la faculté de penser, le sentiment de la valeur de l’homme, et par
conséquent du prix de la liberté, sans laquelle l’homme n’est pas.
.
L’immense foule des travailleurs, paysans et ouvriers, n’a point une
suffisante espérance de voir réaliser la justice ; elle n’a point surtout
assez le sentiment que c’est par elle que la justice peut et doit être
réalisée.
.
Dans un pays de démocratie et de travail, la représentation démocratique
du travail s’impose ; il faut que les besoins et les intérêts de
l’agriculture, de l’industrie, du commerce puissent être toujours traduits avec
compétence et défendue avec autorité.
Il faut en second lieu, que, dans chacune de ces grandes catégories du
travail, les humbles, les petits, ceux qui portent le plus lourd fardeau de
labeur et de misère, puissent faire entendre leurs justes revendications. Ce
qu’il faut, c’est donc une représentation du travail, à la fois professionnelle
et sociale, qui exprime dans chaque catégorie du travail les intérêts généraux
de la production et les droits des travailleurs obscurs.
.
Les manifestations d’opinion qui se produisent à la surface ne révèlent
pas plus la pensée intime des masses, que les quelques sources qui jaillissent
çà et là n’indiquent l’étendue des nappes souterraines et la direction des
courants qui les traversent.
Pour savoir la vérité, vous ne devez pas vous livrer à des enquêtes de
surface, mais vous oublier, vous et vos amis, vous mêler à la foule, vous faire
peuple, et juger notre décision comme elle sera jugée non par la minorité qui
parle, mais par la majorité qui se tait.
.
On ne fait pas la guerre pour se débarrasser de la guerre.
.
Le capital, avec sa force reproductive, avec le privilège qu’il assure à
quelques-uns sur tous les instruments de production, sur toutes les sources de
richesse, joue dans l’économie délicate des sociétés humaines le rôle d’une
force déchaînée qui peut être bienfaisante, mais qui par sa nature même et sans
que personne en soit coupable, n’est pas nécessairement réglé selon l’équité.
.
Le capital est une aristocratie ouverte, mais c’est une aristocratie.
.
Le plus souvent, la liberté des contrats, entre celui qui possède et celui qui ne possède pas, entre celui qui
peut et celui qui ne peut pas attendre, est une fiction et un mensonge.
Cette fiction et ce mensonge ont trop longtemps abrité l’exploitation des
faibles par les forts.
.
Je dirai donc sans crainte aux ouvriers : écoutez ceux d’entre vous
qui veulent vous grouper en syndicats d’abord, puis en fédération. Etes-vous
fatigués dans l’ordre politique, économique, financier, de l’incertitude des
programmes, de l’incohérence des efforts, de l’impuissance finale de
tous ? Associez-vous et méditez en commun, donnez pour assise aux réformes
nécessaires la conscience populaire, fortifiée par l’étude. La navette
parlementaire va et vient dans le vide, fournissez-lui la chaîne et la trame,
je veux dire : des idées précises ordonnées selon la justice. Etes-vous
fatigués dans l’ordre social, de votre isolement, de votre faiblesse, de
l’inertie des uns et de l’agitation convulsive des autres ? Cherchez dans
l’association tout à la fois la sagesse et la force ; pratiquez ce qu’il y
a de plus grand au monde : la fraternité humaine dirigée selon la raison.
.
De quoi se composent en très grande partie les Chambres ? De gros
propriétaires, de gros industriels, de gros rentiers. C’est à peine si deux ou
trois ouvriers manuels y sont entrés, et la grande masse des travailleurs du
sol n’est pas représentée du tout. On ne devient guère député si l’on n’a pas
ce que l’on appelle « une situation ».
Sans doute, il n’est pas possible ni désirable d’exclure de parti pris,
ceux qui ont en effet une situation. Les travailleurs de la terre ou de l’usine
ne comptent point encore parmi eux assez d’hommes éclairés pour gérer les
affaires multiples d’un grand pays. Plus d’une fois les députés ouvriers qui
arrivent au parlement s’embourgeoisent vite au mauvais sens du mot : ils
perdent leur sève et leur énergie première et il ne leur reste plus qu’une
sorte de sentimentalité de tribune.
.
Ce n’est pas que bien des représentants de la nation ne fussent capables
dans l’intérêt public, d’un sacrifice personnel. Les grandes assemblées de la
Révolution française ont vu des hommes les plus riches proposer l’impôt
progressif ; seulement, les députés n’ont pas à lutter seulement contre
leurs intérêts propres, mais contre les intérêts de tous ceux avec lesquels ils
ont grandi, avec lesquels ils sont en relations régulières dans le monde de la
haute bourgeoisie urbaine et rurale. Leur élan vers les réformes en est
singulièrement alourdi. Ils ont besoin d’un effort, d’une occasion, pour voir
le peuple, et ils ne le voient qu’en passant. Ils saluent, une fois par an, du
haut d’une estrade, la démocratie ; ils déjeunent, ils dînent, ils dansent
avec les préjugés et les intérêts qui arrêtent la démocratie. Voilà comment
dans notre pays de suffrage universel c’est encore une classe ayant ses
traditions propres et son égoïsme qui domine dans les assemblées et qui
gouverne la nation.
.
En face de cette gêne qui s’accroît, à la fois par la crise et par les
impôts injustes, que voit le pays ? Des scandales inouïs. Les tripotages
du monde des affaires insultent la misère publique.
.
Quoi ? Il y a des hommes qui tiennent tellement à être dans la
nation une élite constatée, officielle, qui ne répugnent point devant les plus
basses manœuvres pour se procurer un bout de ruban rouge !
.
Il y a une première aristocratie, celle de la richesse, qui en suppose
une seconde, l’aristocratie du ruban ! Est-ce donc là la République ?
Est-ce la démocratie ? C’est ainsi que peu à peu le monde officiel, le
monde politique apparaît à la masse laborieuse, déçue et navrée, comme un monde
à part, comme un tourbillon formé de cupidités et de concessions…
.
L’aristocratie de la grande propriété, de la grande industrie de la
grande finance, ayant accaparé la République, l’a fait dévier, mais la
République va se ressaisir : la démocratie commence.
.
L’homme peut se refuser à la machine, la machine n’a pas le même droit
de se refuser à l’homme. La machine sans l’homme qui la meut n’est rien, sa
valeur est nulle. L’homme sans la machine peut mourir de faim, mais jusque dans
sa détresse, jusque dans son agonie, il reste un homme, il garde sa valeur
d’homme aimant et pensant. Or retirer brusquement à ces millions d’ouvriers,
pour restreindre au-dehors de l’usine l’usage de leur liberté, la machine sans
laquelle ils ne peuvent vivre, c’est vouloir asservir l’homme à la machine,
faire capituler l’esprit devant la matière.
.
Le jour où le plein fonctionnement des syndicats sera accepté comme une
institution naturelle, comme une partie intégrante de l’ordre industriel, un
grand pas aura été fait vers l’apaisement.
.
L’homme libre, quand il revendique son droit, est aussi calme, aussi
mesuré, aussi respectueux d’autrui, qu’il est énergique et résolu.
.
Que deviendrait donc une société où la classe capitaliste, dominant peu
à peu et assujettissant les deux autres, absorberait pour la plus large part le
produit des capitaux démesurés concentrés en ses mains, sous prétexte que c’est
son initiative qui met ces capitaux en jeu ?
Cette société ressemblerait à une société où une centaine de
mécaniciens, ayant mis la main, même légitimement, sur de monstrueuses machines
automatiques capables et seules capables de tout produire, le pain tout cuit,
les vêtements tout confectionnés, la maisons toutes bâties, s’approprieraient
la totalité du pain, des vêtements et des maisons sous prétexte qu’ils tiennent
la manivelle de la machine.
Or, ce n’est pas là tout à fait une fiction ; le mouvement des
sociétés européennes, depuis bientôt un siècle, peut se résumer
ainsi : abaissement continu du
prolétariat, écrasement continu de la classe moyenne par la classe capitaliste.
.
Tant que les sociétés n’auront pas réglé l’avènement du prolétariat à la
puissance économique, tant qu’elles ne l’auront pas admis dans l’intimité de la
production, tant qu’elles le laisseront à l’état d’agent extérieur et
mécanique, tant qu’il ne pourra pas intervenir, pour sa juste part, dans la
répartition du travail et des produits du travail, tant que les relations
économiques seront réglées par le hasard et la force, beaucoup plus que par la
raison et l’équité, ayant pour organe de puissantes fédérations de travailleurs
libres et solidaires, tant que la puissance brute du capital déchaînée dans les
sociétés comme une force naturelle ne sera pas disciplinée par le travail, par
la science et la justice, nous aurons beau accumuler les lois d’assistance et
de prévoyance, nous n’aurons pas atteint le cœur même du problème social !
.
Il y a des traditions d’asservissement social, une hiérarchie séculaire
des personnages et des intérêts, que la Révolution française a ébranlée sans la
détruire, parce qu’elle reposait sur les mœurs presque autant que sur les lois.
.
Il en est, parmi les plus généreux, qui après des efforts convulsifs
d’émancipation, se couchent dans l’ornière de nouveau et pour des années.
D’autres ne croient même pas à la possibilité d’un ordre social meilleur, et
toute leur philosophie se résume dans ce mot, que j’ai entendu dire à un vieux
travailleur de la terre, commandé dans une ferme par les gamins du
fermier : « Les misérables seront toujours les misérables ! »
D’autres ont gardé pour la puissance sociale de la fortune, même quand
elle ne renouvelle pas ses titres par le travail, une déférence superstitieuse.
Petits fournisseurs, pauvres artisans croient qu’ils doivent toutes leurs
pensées, tous leurs votes à celui qui les emploie, et point n’est besoin d’agir
sur eux par la contrainte ou la menace ; ils s’imaginent qu’ils payent une
dette en se donnant tout entier pour un morceau de pain.
D’autres, dès qu’ils approchent des puissants, se tournent immédiatement
contre le peuple même dont ils sont à peine sortis. C’est ainsi que le paysan
devenu homme d’affaires, est souvent plus dur pour le paysan que le maître lui-même. C’est ainsi que l’ouvrier,
devenu contremaître, abuse trop souvent contre ses camarades de la veille de la
parcelle de pouvoir qu’il a empruntée du patronat et qui flatte sa vanité.
*
Bibliographie
- Œuvres
de Jean Jaurès, tome 1, Les années de jeunesse, 1859-1889, éditions Fayard,
2009