A propos de « Santé publique année zéro », de Barbara Stiegler & François Alla, Tracts Gallimard n°37
J’ai parfois l’impression d’être devenu gâteux, à toujours répéter la même chose !
De quoi parlons-nous lorsque nous causons de « santé publique » ?
De quoi parlent-ils, nos « politiques » lorsqu’ils en causent ?
Depuis mon entrée dans le sérail des professions médicales et paramédicales, dans les années 1970 du siècle précédent celui-ci, combien de fois ai-je attiré l’attention sur la distinction à faire entre « système de soin » et « de santé ».
Combien de fois aussi suis-je revenu à la définition de l’OMS : « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » ?
Quelle étrangeté que cette définition semble, avec le temps, devoir échapper toujours plus à l’attention des décideurs, y compris au sein de l’organisation qui en fut l’auteur.
Il aura donc fallu la pitoyable gestion de la « crise sanitaire » liée au COVID pour qu’enfin reviennent dans le débat les questions de santé publique (j’y reviendrai par ailleurs en rédigeant toute une série de notes de lectures d’ouvrages abordant le sujet sous différents angles et points de vue).
Il me faudrait, pour réfléchir plus en profondeur, revenir aux ouvrages de Michel Foucault mais aussi, avant lui, à l’oeuvre incontournable de Georges Canguilhem dont je n’ai pas encore achevé la lecture. Je remercie mes lecteurs de bien vouloir excuser ces lacunes.
Pour l’heure, il s’agit d’analyser comment les gouvernements, jouant sur les mots au point de véhiculer dans le grand public, l’idée que la santé publique pourrait être réduite à la notion de soin, ont pu, par cette déviation du sens, des mots et cette perversion des idées, faire disparaître du paysage l’idée même de santé publique, ce qui aura permis à Barbara Stiegler et François Alla, respectivement professeure de philosophie politique et professeur de santé publique, d’écrire que nous en sommes désormais à une année zéro de la santé publique.
« Les mesures autoritaires de restriction n’ont pas seulement abimé nos libertés, notre modèle démocratique et le contrat social qui sous-tend notre République. Elles ont aussi transformé le champ de la santé publique, justement, en champ de ruines. » (Page 4)
Il est étrange cet acharnement à semer la ruine partout où passe le « libéralisme », une forme si vieillotte de capitalisme autoritaire et de dogmatisme digne des hitlériens ou staliniens du siècle dernier.
Il est visible que les mesures prises se traduisent par un échec cuisant et surtout une paupérisation massive des populations réduites à devenir les supplétifs d’un « marché du travail » plus proche d’un marché aux esclaves que d’une entreprise compassionnelle où chacun pourrait envisager un avenir « radieux ».
Ce système, pathogène par essence, laisse l’immense majorité des citoyens parfaitement démunis. La crise du Covid en a fait la démonstration : « Privés de soin et d’accompagnement au début de la crise, les citoyens français les plus pauvres, les plus éloignés du numérique et les plus fragiles sur le plan sanitaire sont encore aujourd’hui les moins dépistés et les moins vaccinés. » (Page 5)
Là où la « crise » du Covid aurait dû inciter à une réflexion en profondeur sur le fonctionnement de la santé publique, nous aurons assisté, les soignants en tête, à l’accélération de la destruction massive de celle-ci, au nom de la gestion financière et de l’instauration d’une société du contrôle visant à achever la dépossession des citoyens de leur capacité à s’occuper eux-mêmes de leur santé.
« À la dégradation de l’état de santé des populations s’est ajoutée, un peu partout dans le monde, la destruction d’un des ressorts fondamentaux d’une politique de santé publique efficace : la confiance des citoyens dans la parole publique et dans la loyauté de l’information scientifique, elle-même corollaire de la confiance des autorités publiques dans l’intelligence est l’autonomie des citoyens. » (Page 8)
Dans le cadre de cette destruction totale de la notion même de santé publique, au nom d’une médecine où la pénurie est savamment orchestrée depuis au moins quarante ans, seule la « médecine 2.0 », le remplacement des consultations physiques chez le médecin (et même chez le kinésithérapeute) sont remplacées par la « télé-médecine (télé-kinésithérapie). La relation humaine étant considérée comme douteuse, « dans cette chaine de production automatique des data, les soignants sont réduits à l’état de simples prestataires, et ils sont privés de toute expérience clinique de la maladie. Quant à la réalité sociale dans laquelle se trouvent toujours pris les soignants et les patients, elle est purement et simplement niée. » (Page 14)
La relation soignant/soigné, dans ce contexte déshumanisé, n’est plus considérée comme l’acte essentiel d’une compréhension de la réalité sociale de la maladie et le patient est « confiné » dans une individualité absolue sauf à contester la validité de ce qui lui est présenté comme le nec plus ultra de la modernité du soin.
Déformés par la pensée unique d’une médecine purement technique depuis des lustres, il ne viendraitn à l’idée de personne de reconsidérer l’importance de la relation humaine dans l’efficacité thérapeutique.
La notion même de démocratie ayant été déconstruite sous l’égide d’un pouvoir voué au fait du prince, l’existence même d’un commun où se nouent des relations capables de soutenir chacun face aux aléas de l’existence est réduite à un rapport strictement individuel.
« En ne reconnaissant que l’existence d’individus aux droits antécédents et de collectifs repliés sur leurs intérêts privés, chacun étant pensés en compétition contre tous les autres, ce modèle politique est incapable d’imaginer une construction démocratique de l’intérêt général et une élaboration collective de la vérité. » (Page 22)
Le néo-libéralisme, coulé particulièrement en France dans le moule d’un Etat dont la constitution fait, depuis 1958, de la démocratie une bouteille vide dirigée par un monarque élu, certes, mais pouvant s’assoir sur toutes les prérogatives des reliquats démocratiques que sont les assemblées (Assemblée Nationale et Sénat), finit par contester les capacités même de la moindre autonomie des citoyens, considérés comme des ignorants en qui le pouvoir ne peut avoir la moindre confiance et qui, de ce fait, doivent être dirigés comme un troupeau soumis aux décisions, même les plus incompréhensibles.
« Tandis que, dans le libéralisme des origines, les individus étaient désignés comme les leviers naturels de la compétition et qu’ils étaient jugés naturellement enclins à favoriser l’innovation, le nouveau libéralisme a réussi à imposer, avec « l’économie comportementale », le constat inverse : les individus et les collectifs seraient mal équipés sur le plan cognitif, leurs raisonnements seraient systématiquement biaisés et ils seraient naturellement défiants face à la nouveauté en général et aux innovations en particulier.
(…)
Alors que de plus en plus de mouvements sociaux se mettaient progressivement à douter, sous la double pression de la crise écologique et financière, des prestiges de l’innovation et du marché, les pouvoirs publics se sont mis à contester de plus en plus clairement les compétences épistémiques des citoyens en matière d’économie, d’environnement et de santé. » (Page 23)
Le citoyen déconsidéré, dépossédé de toute information et nié dans ses capacités de pensée autonome, n’est plus ce qu’il croit être mais un objet auquel le pouvoir peut raconter n’importe quelle histoire, même la plus absurde. Le rouleau compresseur des médias vendus aux plus fidèles soutiens du pouvoir fait le reste. Et, tandis que le citoyen moyen reste terré chez lui, terrassé par l’angoisse de ce qu’ils nomment pandémie plus que par les contaminations dont on lui dit sans la moindre vérification des preuves qu’elles vont croissantes aux gré de vagues parfois, selon les régions, qui ne sont que vues de l’esprit, le gouvernement, fort d’un état d’urgence sanitaire jamais vu, peut en toute impunité achever de détruire ce qui restait d’une santé publique déjà bien sabordée par tous les pouvoirs successifs depuis les années soixante dix.
On remplace le libre arbitre des individus par un consentement fabriqué de toute pièce : « Au lieu de recueillir le consentement libre et éclairé des individus , il s’agit de fabriquer le consentement des populations par une série de « coups de coude » (nudges) les poussant dans la « bonne direction » qu’elles sont jugées incapables d’apercevoir et de désirer par elles-mêmes. » (Page 24)
Les esprits réduits à la folle inquiétude d’une « pandémie » qui ne correspond en rien à la réalité scientifique observable, « en imposant dès le début de la crise l’imaginaire sidérant de la « Pandémie », en faisant comme si le virus menaçait de mort toute la population à égalité, la réalité syndémique de l’épidémie, c’est-à-dire la manière précise et diversifiée dont elle rencontrait les déterminants sociaux et environnementaux de santé sur lesquels devait se fonder toute action efficace en santé publique, n’était absolument pas prise en compte.
(…)
En considérant que les populations étaient composées d’individus interchangeables, dont la probabilité d’être contaminés était identique pour tous, ces modélisations ont, par nature, contribué à l’invisibilisation des disparités sociales et territoriales. Elles ont par là même conduit à promouvoir des stratégies globales indifférenciées qui ont eu pour conséquence de renforcer l’impact de l’épidémie pour les plus vulnérables. Ceux qui souffraient le plus de l’épidémie furent aussi ceux qui ont le plus souffert des mesures générales indifférenciées telles que le confinement et qui ont le moins bénéficié des mesures individuelles, telles que les dépistages ou la vaccination. » (Page 30)
Les approches pluridisciplinaires, intégrant dans la réflexion sanitaire, à la fois les données scientifiques mais aussi sociales et environnementales ont été tout simplement éludées.
« Les modélisations n’auraient pu être contributives que dans le cadre d’une approche pluridisciplinaire, qui intègre les sciences sociales et environnementales en vue de rendre compte du caractère syndémique de l’épidémie. « (Page 31)
Ce repli sur une médecine persuadée d’avoir seule raison contre toutes les autres approches fut une remise en question des fondements même des recherches en santé publique depuis cinquante ans.
« Tandis que l’approche socio-environnementale des questions sanitaires avait réussi à s’imposer, à partir des années 1970-1980, comme le coeur de la santé publique moderne, l’ancien modèle pasteurien puis biomédical, celui de l’hygiénisme triomphant qui croyait pouvoir soigner en éradiquant les agents pathogènes à coup de mesures autoritaires, faisait son grand retour. » (Page 32)
C’est ainsi toute une conception de l’homme intégré dans son environnement qui a été purement et simplement démolie au profit des critères hygiénistes et positiviste du XIXème siècle qui ont fait leur grand retour, pour le plus grand bonheur de big-pharma.
Car, « les chercheurs en santé publique » qui « avaient au fond appris à reconnaître que, la plupart du temps, on n’était pas malade et on ne mourait pas du seul fait d’avoir contracté un virus. On était malade et on mourait, le plus souvent, de sa position dans la société. Le virus était certes biologiquement présent dans l’organisme, mais il n’avait, au regard de cet enchevêtrement de causes, qu’un rôle déclencheur » (Page 33), ont été totalement court-circuités et étouffés au profit d’une conception scientiste de la médecine rendant le virus seul responsable de ce qu’ils ont nommé une pandémie.
Ceci posé comme fondement de la gestion de la « crise sanitaire », « au lieu de protéger en priorité les plus fragiles face au virus tout en favorisant leur capacité à se mobiliser et leur pouvoir d’agir sur leur propre santé, cette politique n’a pas cessé, pendant deux ans, d’aggraver l’ensemble des inégalités et des vulnérabilités. » (Page 35)
« Puisque la menace pandémique était universelle, la panacée devait être distribuée, elle aussi, de manière massive et indifférenciée. Au lieu d’adopter un raisonnement de santé publique de nature relationnelle, ciblé et proportionné, les pouvoirs publics ne reconnaissaient qu’une seule forme de réalité : celle du tout ou rien. » (Page 38)
Ceci s’est traduit par une confiance aveugle aux discours des sociétés pharmaceutiques sans confrontation avec les discours scientifiques, sociologiques et environnementaux qui tendaient à démontrer que la seule vaccination ne pouvait être le remède « universel » à une crise qui relevait plus de la syndémie que de la pandémie : « Pour la médecine comme pour la santé publique, un produit de santé ou une mesure sanitaire avaient pourtant toujours été évalués, jusqu’à cette crise, de manière relationnelle. Un médicament par exemple devait, en pharmacologie, s’appréhender comme un pharmakon au double sens du mot grec, c’est-à-dire à la fois comme un remède et comme un poison. C’est ce qui rendait cruciale la question de la posologie, c’est-à-dire de la juste dose et de la bonne fréquence d’administration, mais aussi celle de l’indication : celle de savoir à quoi et pour qui le médicament était bon.
(…)
Un jugement moral appréhendant le bien comme une entité substantielle, ayant une valeur absolue, ne pouvait avoir cours en médecine. Le pharmacien comme le médecin n’avaient jamais affaire ni à des substances métaphysiques ni à des valeurs morales, mais seulement à des principes actifs aux vertus relationnelles, dont il s’agissait toujours de déterminer de manière critique, et à chaque fois selon le contexte, la force et les limites. » ( Page 39)
À la démolition en règle de toutes les pratiques établies en matière de santé publique depuis la fin des années cinquante du siècle dernier, s’est ajouté une décrédibilisation de toute démarche scientifique car, « présenter « le vaccin » comme une valeur absolue et l’élire comme « l’unique moyen de sortir de la crise » était une erreur massive d’appréciation, substituant au raisonnement scientifique et médical une approche morale et militante, aussi peu rigoureuse que celle qui présentait le vaccin comme le mal absolu. » (Page 40)
Ainsi, deux ans après cette « crise », nous voici au terme de l’entreprise néo-libérale de destruction massive de tout ce qui, de près ou de loin, contribue aux rapports humains dans la société. l’entreprise fut de longe haleine. Elle a commencé avec l’institution du « numerus clausus » dans les années soixante-dix, puis avec la financiarisation de plus en plus dogmatique de l’assurance maladie et de la gestion des hôpitaux publics (comme de la médecine de ville, dite « libérale »).
Le système de soin étouffé, l’arrivée du Covid a permis aux dogmatiques libéraux au pouvoir d’en finir avec une notion de santé publique comportant encore trop de traits humains.
Nous en sommes là, sur ce seuil où désormais, le système étant littéralement à bout de souffle et la population épuisée par des mesures sans queue ni tête, la prochaine crise, au lieu d’être sanitaire, pourrait bien être humanitaire.
Xavier Lainé
3-16 août 2022